BREF APERÇU GÉO-HISTORIQUE DES RELATIONS COMPLEXES ENTRE L’IRAN ET
L’OCCIDENT EN GÉNÉRAL, ET LA FRANCE EN PARTICULIER : UN SYNDROME DU
CONTRETEMPS ?
Partie I
ARTICLE PUBLIÉ LE 27/08/2019
Par David Rigoulet-Roze
David Rigoulet-Roze,
docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que
consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du
Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est
rattaché à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS). Il est également
chercheur associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) ainsi
qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et
Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles et au Conseil Québécois d’Etudes Géopolitiques
(CQEG) de L’université Laval de Montréal. Outre de nombreux articles, il a
notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à
Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards
géopolitiques (L’Harmattan en 2011). Il enseigne en outre la Géopolitique
et les Sciences Politiques dans le supérieur.
L’Iran et l’Occident en
général entretiennent, à bien des égards, une relation de fascination-répulsion
remontant sans doute très loin dans l’Histoire, au moins jusqu’à l’époque
hellénistique qui solde le bilan des fameuses « guerres médiques » du
Vème siècle av. J.-C. au profit de l’Occident gréco-macédonien avec la
diffusion de la culture hellénistique dans une grande partie de l’Asie plus
tard qualifiée plus tard de Grand Khorassan selon la terminologie médiévale
pour désigner cette vaste région allant jusqu’aux confins de l’Asie centrale .
Le fait est qu’au début
du Moyen Âge, la Perse est surtout connue en Occident par ce que lui a transmis
l’héritage gréco-latin essentiellement, et sans doute également biblique avec
la mémoire diasporique des Juifs et l’émancipation de leur captivité
babylonienne rendue possible, au VIème siècle av. J.-C, par le fondateur de
l’Empire perse Cyrus II dit Le Grand (559-530). D’où, d’ailleurs, le paradoxal
écho contemporain avec l’hostilité radicale, mais somme toute récente -
seulement depuis la Révolution islamique de 1979 puisque l’Iran du Shah était
partie prenante d’une « alliance de revers » avec l’Etat hébreu
contre les pays arabes coalisés - entre le régime ouvertement
« antisioniste » de la République islamique et Israël.
Du Moyen Âge à 1914
Toujours
est-il que pour la Perse, le rapport à l’Occident apparaît également complexe à
travers une tradition philosophique revendiquant notamment un héritage grec
comme dans l’école des Ishraqiyun (« Platoniciens de
Perse »), par-delà un monde arabe dont la dynamique de conquête au VIIème
siècle imposant l’islam en Perse après la bataille d’Al Qadissiya en 636,
demeure en tout état de cause depuis lors son voisinage géopolitique immédiat.
Durant tout le Moyen Âge, la Perse n’aura de cesse de développer des relations
avec des puissances européennes et notamment avec la France capétienne.
Mais
c’est surtout avec l’avènement de la dynastie safavide (1501-1736), celle-là
même qui décida de faire du chiisme une confession d’Etat pour asseoir une
forme de nationalisme perse face à l’islam essentiellement d’obédience sunnite
- dans sa traduction culturelle initialement arabe puis ottomane -, que la
Perse tenta de nouer des « alliances de revers » avec certains
souverains européens pour contrecarrer précisément la poussée ottomane. Devant
l’insuccès de ses entreprises inabouties de contacts avec les Valois voire les
Bourbons français, demeurés fidèles à l’« alliance de revers »
contractée avec la « Sublime porte », la Perse avait assez logiquement
du reste entamé des pourparlers avec les Habsbourg, potentiellement intéressés
par la formation d’un « second front » qui aurait pu être imposé aux
Ottomans en Orient dont la pression militaire devait déboucher sur le traité de
Qasr-i-Chin ou de Zuhab du 17 mai 1639. Ce traité mettait provisoirement fin à
l’une des multiples guerres turco-persane (1623-1639), et servit de référence
permanente aux traités successifs, fixant globalement, et en dépit même des
conflits qui se poursuivirent par la suite, les frontières entre les deux
Etats. Des tentatives de rapprochement avec l’Occident restées en tout cas sans
lendemain pour des raisons qui tenaient largement aux aléas dynastiques de la
politique européenne de l’époque. Passé l’heure de l’affrontement séculaire
entre la dynastie française et celle des Habsbourg, des relations moins
parasitées purent reprendre avec l’Occident en général et la France en
particulier. Ainsi, l’échange d’ambassades entre la France et la Perse
aboutit-elle au début du XVIIIème siècle à un premier traité entre les deux
pays. Ce traité était écrit à la fois en français et en persan (1) et permit à
la langue française d’obtenir une place internationale et diplomatique reconnue
de lingua franca jusqu’en Orient. L’inclination
« occidentale » de la Perse n’en fut alors que renforcée.
Mais
la période révolutionnaire puis napoléonienne se présenta comme un nouveau
« rendez-vous manqué » surtout avec la France napoléonienne toujours
à la recherche d’une nouvelle « alliance de revers » contre ses
ennemis européens. Il y eut néanmoins un mémorable « moment
franco-perse » concrétisé par le Traité de Finkenstein (Prusse
occidentale) signé le 4 mai 1807. A cette occasion une mission militaire, sous
la direction du général Claude-Mathieu Gardanne - ladite « Mission Gardanne »
du 4 décembre 1807 - fut envoyée en Perse à la fois pour aider à moderniser
l’armée perse sur le modèle européen et préparer une improbable expédition
contre les Indes britanniques. Des officiers français formèrent la Nezame
Jadid (« Nouvelle armée ») perse qui réussit à défaire une
armée russe à Erevan le 29 novembre 1808, démontrant rapidement l’efficacité de
la formation militaire française et forçant l’admiration perse pour la culture
technique occidentale en général et française en particulier. Mais sur la plan
stratégique, l’intérêt de la « Mission Gardanne » allait être
largement hypothéqué par le fait que Napoléon Ier avait finalement vaincu la
Russie lors de la bataille de Friedland 14 juin 1807, ce qui avait conduit la
France et la Russie à devenir officiellement « alliées » par le
traité de Tilsit signé le 7 juillet 1807, et l’empereur à abandonner le shah
qadjar « sur le radeau de Tilsit » selon la formule du chercheur
Pierre Pahlavi (2).
Faute
de mieux, le shah qadjar se retourna alors vers les Britanniques afin d’obtenir
les conseillers militaires dont il estimait avoir besoin notamment pour faire
pièce, dans la première moitié du XIXème siècle, aux velléités expansionnistes
de l’« Ours russe » vers les mers chaudes après le traité de Turkmanchaï
de 1828 conclu en défaveur de la Perse. Et ce, tout juste après avoir réglé la
question des frontières entre l’Empire ottoman et la Perse par le traité
d’Erzerum en 1823. C’est peu dire que la relation russo-persane demeure
empreinte de méfiance réciproque. Et l’actuelle alliance de circonstance - même
si elle n’est pas contingente - qui a prévalu en Syrie à partir de septembre
2015 pour soutenir le régime de Bachar al-Assad constitue à cet égard plus une
exception à la règle que l’inverse. Toujours est-il qu’à l’ère du Great
Game (« Grand jeu ») en Asie centrale entre l’Empire
britannique et l’Empire tsariste, la Perse se retrouva souvent être une
variable d’ajustement géopolitique, alors même qu’elle aspirait constamment à
faire alliance avec l’Occident. En réalité, ce sont plus les puissances
occidentales qui s’imposèrent à l’Iran plutôt que l’Iran qui les choisit comme
partenaires géopolitiques. Ainsi, l’Angleterre et la Russie s’entendirent-elles
sur le dos du shah qadjar, après la Révolution constitutionnaliste (Enghelab-e
Mashruteh) de 1906 - pourtant ouvertement inspirée par la culture politique
libérale européenne, voire par l’exemplarité de la Révolution française de
1789 -, en signant la convention anglo-russe de 1907 qui définit,
notamment en Perse, les sphères d’influence respectives de la Russie tsariste
et de l’Angleterre. Une convention annonçant d’ailleurs la formation de ce qui
allait devenir la Triple Entente avec la France avant 1914.
D’une guerre à l’autre
La Première Guerre
mondiale, durant laquelle la Perse se trouva théoriquement
« neutre », vit grandir l’influence des Britanniques de plus en plus
intéressés par ce pays après la découverte de pétrole qui avait jailli pour la
première fois en Orient à Masjed-e Soleiman (« Temple de Salomon »),
dans la province du Khuzestan, le 26 mai 1908. Un événement qui devait
amplifier les appétits occidentaux sur la Perse et être à l’origine d’un passif
avec l’Occident toujours pas apuré aujourd’hui.
Après la Première Guerre
mondiale, et alors qu’un certain Reza Khan, futur Reza Shah Pahlavi
(1925-1941), prit le pouvoir en 1921, un groupe d’intellectuels iraniens
comprenant d’anciens leaders de la Révolution constitutionaliste disposant de
nombreux relais dans les élites du pays s’efforcèrent de promouvoir un
nationalisme iranien sur le modèle européen, en prônant en outre
l’occidentalisation du pays pour le moderniser ainsi que la
« laïcité » à la française. Signe des temps, la nouvelle dynastie des
Pahlavi décida en 1935 changer le nom du pays en remplaçant le nom de Perse par
celui d’Iran jugé plus adapté à la modernité recherchée. La même année, le shah
Pahlavi ordonna l’interdiction du port du hijab (« voile ») pour les
femmes et instaura l’obligation de porter un habit « à l’occidentale »
pour les hommes. Sous son règne, le pays mit sur pied une véritable
administration moderne et des infrastructures de transport avec l’aide de
conseillers occidentaux (notamment français et allemands), établit en 1935
l’Université de Téhéran - parfois appelée en Iran « Mère Université »
- sur le modèle occidental et créa une armée « nationale » au sens
européen du terme avec un programme de formation militaire notoirement assuré
par la France.
Nonobstant
les rapprochements de Reza Shah avec l’Allemagne nazie devenue le premier
partenaire commercial en 1939, Hitler n’eut cependant aucun état d’âme, dans le
prolongement des attendus du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, à
considérer lors des discussions germano-soviétiques de novembre 1940 entre
Molotov et Ribbentrop - entamées afin de faire entrer l’URSS dans l’alliance
militaire de de l’Axe -, notamment la possibilité que l’Iran pût devenir
« zone d’influence soviétique » au détriment évidemment de la
Grande-Bretagne stigmatisée comme « colonialiste ». Après la rupture
du pacte germano-soviétique avec l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie en
juin 1941, et Reza Shah ayant officiellement déclaré la
« neutralité » de l’Iran et donc refusé par nationalisme de s’aligner
sur les Alliés, les Britanniques et les Soviétiques décidèrent, lors de
l’opération Countenance, d’envahir conjointement l’Iran à l’été
1941 pour protéger les gisements pétroliers iraniens d’une éventuelle mainmise
allemande et en profitèrent pour contraindre Reza Shah à abdiquer au profit de
son fils Mohammad Reza Shah (1941-1979). Le nouveau Shah conclut rapidement un
traité avec les puissances anglo-saxonnes (Américains et Britanniques) ainsi
que les Soviétiques, selon lequel les trois puissances étrangères s’engageaient
mutuellement à respecter l’intégrité territoriale de l’Iran et à se retirer six
mois après la fin des hostilités.
En novembre 1943, c’est
à Téhéran qu’une grande conférence éponyme réunit les Alliés pour évoquer
l’après-guerre. À cette occasion Roosevelt, Churchill et Staline réaffirmèrent
leur engagement de 1941 d’évacuer le pays car la présence de troupes étrangères
favorisait la montée du sentiment national iranien qui se faisait de plus en
plus marqué et de plus en plus anti-colonial et anti-impérialiste. Il fallut
tout de même attendre 1946 pour voir toutes les troupes étrangères évacuer le
pays. Mais cela ne signifiait pas la fin de l’influence étrangère en Iran,
notamment anglo-saxonne. Peu s’en faut même.
Notes :
(1) Cf. Safoura Tork Ladani, L’Histoire des relations entre l’Iran et la France : du Moyen-âge à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2018.
(2) Cf. Pierre Pahlavi, « L’Iran au travers du prisme géopolitique », in Revue de Géographie Historique, n°12, mai 2018 (http://rgh.univ-lorraine.fr/articles/view/95/L_Iran_au_travers_du_prisme_geopolitique).
(1) Cf. Safoura Tork Ladani, L’Histoire des relations entre l’Iran et la France : du Moyen-âge à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2018.
(2) Cf. Pierre Pahlavi, « L’Iran au travers du prisme géopolitique », in Revue de Géographie Historique, n°12, mai 2018 (http://rgh.univ-lorraine.fr/articles/view/95/L_Iran_au_travers_du_prisme_geopolitique).
L’Iran,
pilier occidental de la guerre froide
Le nationalisme iranien allait, de fait,
trouver son expression politique dans l’avènement du gouvernement du Jebhe-ye
Melli (« Front national ») de Mohammad Mossadegh (1882-1967)
qui devint Premier ministre une première fois en 1951 (30 avril 1951 – 17
juillet 1952), puis une seconde fois en 1952 (22 juillet 1952 - août 1953). Il
revint à Mossadegh de faire appliquer la loi sur la « nationalisation »
du pétrole iranien jusque-là contrôlé presqu’exclusivement par les Britanniques
à travers l’ancienne APOC (Anglo-Persian Oil Company) fondée en 1907 et
propriété du gouvernement britannique en 1914, devenue par la suite l’AIOC (Anglo-Iranian
Oil Company) en 1935, laquelle compagnie entretenait des relations
difficiles avec le gouvernement de Téhéran, avant de finir
« nationalisée » en 1953. L’Iran, après avoir été le premier pays où
le pétrole fut découvert, devait donc être également le premier pays à
« nationaliser » son industrie pétrolière. Cela serait pour les
Iraniens à l’origine du péché originel anglo-américain dans le pays avec le
coup d’Etat fomenté contre Mossadegh. Ce fut lorsque ce dernier décida de
s’allier au parti communiste Toudeh pour asseoir sa majorité
parlementaire, que les Etats-Unis résolument engagés dans la « Guerre
froide », décidèrent de le renverser à la faveur de
l’ « Opération TPAjax », un complot organisé en août 1953
conjointement par les deux services secrets anglo-saxons, à savoir la CIA
américaine et le MI-6 britannique.
La conséquence immédiate du renversement
de Mossadegh devait assurer, à court et moyen terme, le rapprochement de plus
en plus étroit du Shah Mohammed Reza Pahlavi avec les Etats-Unis sur fond
d’anti-communisme viscéral. L’Iran pro-occidental intégra d’ailleurs le
« Pacte de Bagdad » du 24 février 1955 qui constitua la base
géo-stratégique de l’« Organisation du Traité central » (CENTO) signé
le 24 mars 1955 et destiné à contenir l’influence soviétique dans la zone
stratégique du Moyen-Orient, organisation que l’Iran rejoignit formellement en
octobre 1955 pour devenir le « gardien » de la frontière
septentrionale du Moyen-Orient pour le compte du « monde libre ».
L’omniprésence américaine, concrétisée par la signature en mars 1959 d’un
accord de défense avec Washington, devait néanmoins poser problème à moyen
terme avec une montée de la contestation nationaliste de plus en plus captée
par le clergé chiite qui avait toujours tenu une place incontournable dans
l’Histoire du pays, notamment depuis les Safavides qui avaient fait du chiisme
une confession d’Etat. Le Shah tenta bien de mobiliser à son profit ce fort
sentiment national en organisant, après s’être couronné lui-même - à l’instar
de Napoléon Ier figure admirée des Shah qadjar (1) -, une grandiose
cérémonie en octobre 1971 en présence de nombreux dignitaires étrangers, tout
spécialement occidentaux, invités à Persépolis pour célébrer « 2 500
ans de continuité monarchique en Iran » perse (ashnhā-ye do hezār o
pānsad sāle shāhanshāhi), dont Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre (20
juin 1969 - 5 juillet 1972) du président Georges Pompidou (20 juin 1969 - 2
avril 1974) qui entendait alors développer sa coopération technologique et
scientifique avec l’Iran pour des raisons désormais plus économiques que
politiques. De fait, le Shah Pahlavi, francophone et francophile comme nombre
des responsables politiques iraniens, avait vécu comme une réelle déception le
tropisme arabe de la diplomatie française lorsque le général de Gaulle, qui
s’était pourtant rendu en personne à Téhéran en octobre 1963, avait formulé en
juin 1967 sa fameuse « politique arabe » dans le prolongement de la
Guerre des Six Jours. Il demeure que l’Iran avait l’ambition de devenir une
puissance technologique et scientifique pour se rapprocher du standard
occidental en la matière, mais en évitant autant que possible l’« option
russe » dont Téhéran s’était toujours méfiée historiquement parlant. C’est
d’ailleurs dans ce cadre que fut finalement signé, le 27 juin 1974, par le
président Valéry Giscard d’Estaing (29 mai 1974 - 21 mai 1981), un accord
franco-iranien permettant à l’Iran d’intégrer le Consortium de
nucléaire civil Eurodif accordant à l’Iran un droit de prélèvement de 10 %
de l’uranium enrichi par ledit Consortium.
La révolution de 1979
Mais le tremblement de terre géopolitique constitué par la Révolution
islamique de 1979 à Téhéran allait bouleverser la donne et transformer le
contrat en « contentieux Eurodif » - nonobstant l’exil dont avait un
temps bénéficié le principal et irréductible opposant au Shah, l’Ayatollah
Rouhollah Moussavi Khomeyni (1902-1989), à Neauphle-le-Château fin 1978. La
Révolution islamique qui conduisit au renversement du régime pro-américain du
Shah en janvier 1979 et à l’instauration de la République islamique en avril
1979 allait détourner brutalement l’Iran de l’Occident.
Par-delà la haine contre le « Grand
Satan » (Sheitan-e Bozorg) américain constitutive de l’ADN du
régime établi en 1979, l’Occident fut désormais vu comme le siège des
« puissances de l’arrogance » (Estekbar jahani). A une
éphémère sympathie des révolutionnaires iraniens envers la France pour avoir
accueilli l’Ayatollah Khomeyni, allait succéder rapidement une perception
nettement plus négative sinon hostile, particulièrement lors de la Guerre Iran-Irak
(1980-1988) puisque la France du président François Mitterrand, socialiste et à
la laïcité affichée, allait massivement soutenir le régime baathiste
supposément « laïc » du président Saddam Hussein contre le
« régime des Mollahs » dans sa lutte contre l’exportation de la
Révolution islamique, notamment en lui livrant au début des années 1980 ses
Mirage F1 et ses super-Étendards armés d’Exocet qui bombarderaient les
installations pétrolières iraniennes durant la guerre. Le soutien massif et intéressé
à l’Irak arabe « baathiste » fit en tout cas de la France
« laïque » un ennemi déclaré de Téhéran, davantage encore que l’Union
soviétique pourtant « fer de lance » des pays « athées ».
Et comme si cela ne suffisait pas, allait se rajouter le « Contentieux
Eurodif » sur le nucléaire.
En 1982, le président François Mitterrand (21 mai 1981 - 17 mai 1995)
refusa de transférer le moindre uranium enrichi à la République islamique
d’Iran de peur que cette dernière ne l’utilisât à des fins militaires et non
seulement civiles, tout en refusant simultanément de rembourser le milliard de
dollars américains prêtés par le Shah au motif que cet argent dû eût pu donner
une bouffée d’air financière au nouveau régime dans ses velléités déclarées
d’exportation de la Révolution islamique. Ce « Contentieux Eurodif »
ajouté au soutien sans faille apporté à Saddam Hussein désigna la France comme
la cible privilégiée d’une stratégie indirecte qui prit la forme de prises
d’otages et d’attentats. Après le règlement définitif du contentieux en
décembre 1991, l’Iran fut pleinement rétabli dans son statut d’actionnaire
d’Eurodif, avec les droits afférents.
La question du nucléaire iranien
Mais la problématique nucléaire n’avait pas fini d’emboliser les
relations entre l’Iran et l’Occident en général - avec les révélations fin 2002
d’un programme clandestin -, et la France en particulier dans la mesure où
cette dernière allait adopter une position parfois plus intransigeante que
celle des négociateurs américains de l’Administration Obama lors des sessions
qui devaient déboucher sur l’accord du 14 juillet 2015 après une décennie de
négociations particulièrement dures et empreintes de méfiance de part et
d’autre.
La fragile confiance en l’Occident induite
par la signature de l’accord s’est retrouvée brisée par la sortie unilatérale
de l’accord décidée par le président Donald Trump le 8 mai 2018 et par
l’impossibilité des autres signataires, notamment européens, de s’extraire de
la redoutable logique d’extraterritorialité de la législation américaine. Et
l’Iran de se retrouver désormais dans une situation paradoxale qui constitue
l’expression même de cette constante ambivalence vis-à-vis de ce que
« représente » l’Occident dans la psyché iranienne, laquelle oscille
entre la qualification d’une pathologie appelée L’Occidentalite [en
persan, gharbzadegui] selon le titre d’un livre (2) édité en 1962
de Jalal Al-e Ahmad, intellectuel iranien francophone passé très brièvement par
Harvard en 1965 - un titre aussi parfois traduit par « ouestoxication »
- et le rêve d’Occident qui caractérise aujourd’hui plus que jamais une
jeunesse iranienne avide de modernité et « rêvant » d’Occident au
point parfois d’aller jusqu’à revendiquer jusqu’à l’American way of life et
des visas pour en bénéficier.
Cette logique de « rendez-vous
manqués » se retrouve de manière caricaturale dans les récents événements
relatifs à la crise actuelle et aux contradictions insolubles qui la
sous-tendent. Ainsi du président américain Donald Trump qui a publiquement appelé,
le 9 mai 2019, les Iraniens à le contacter par téléphone pour négocier :
« Ce que j’aimerais voir avec l’Iran, j’aimerais les voir
m’appeler ». La réponse avait été rapide du côté de Téhéran :
« Personne ne va appeler Trump, et les Américains seront finalement obligés
de considérer sérieusement la question des négociations avec l’Iran »
avait déclaré, le 12 mai 2019, Hesmatollah Falahatpishe, président la
commission parlementaire iranienne pour la sécurité nationale et les affaires
étrangères. Comble de l’ironie, le conseiller à la sécurité nationale John
Bolton, par ailleurs « faucon » revendiqué, déplorait en étant
presque dépité le « silence assourdissant » de l’Iran quant à l’offre
de négociation avec Washington : « Le président a ouvert la porte de
négociation à de véritables négociations. En réponse, le silence de l’Iran a
été assourdissant ». Mais pouvait-il en être autrement sachant que l’Iran
ne négocie jamais sous la menace, a fortiori lorsque cela
reviendrait à une forme de capitulation dont les 12 conditions léonines,
formulées par Mike Pompeo le 21 mai 2019, constituent l’expression
emblématique ?
Cela n’empêche pourtant pas Téhéran de renouveler, le 6 août 2019, par
la voix de son président Hassan Rohani sa disposition à négocier avec néanmoins
comme condition préalable une levée des sanctions américaines à l’encontre de
l’Iran, dont la mise en oeuvre se manifeste comme la traduction concrète de la
stratégie américaine de « pression maximale » mise sur Téhéran et que
l’on voit mal le président Donald Trump accepter de remettre en cause comme
préalable à tout début de discussion. Une sorte de dialogue de sourds. La
situation du ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif incarne à
elle seule l’impasse actuelle : le 5 août 2019, il a confirmé avoir refusé
une invitation à rencontrer le président Donald Trump transmise via le sénateur
Rand Paul à la mi-juillet en marge d’une visite du ministre iranien des
Affaires étrangères à l’ONU. Or, c’est en partie ce refus qui aurait justifié
selon Washington l’imposition de sanctions le visant directement et ce, alors
même qu’aucune véritable négociation ne peut être envisageable en faisant
l’économie de son expérience en la matière. Une aporie pour l’heure insoluble,
même si le nœud-gordien de cette impasse ne constitue pas nécessairement une
fatalité à long terme, sinon à moyen terme.
Le G7 à Biarritz
C’est cette hypothèque que s’efforce de lever le président Emmanuel
Macron qui a profité de l’audience internationale du sommet du G7 de Biarritz,
le 25-26 août 2019, pour inviter dans le cadre d’une rencontre impromptue en
marge du sommet officiel - mais avec l’aval tacite du président
américain -, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif.
L’objectif déclaré étant de discuter des moyens de faire retomber la tension
croissante induite par la sortie unilatérale des Etats-Unis du traité sur le
nucléaire iranien, le 8 mai 2018, suivie de la mise en oeuvre d’une stratégie
de « pression maximale » prenant la forme de sanctions d’une dureté
inédite à l’origine d’une multiplication d’incidents dans le golfe Persique
depuis le début de l’été. Cette crise avec l’Iran qui revendique un statut de
potentielle puissance émergente moyen-orientale et les divisions profondes
entre les Etats-Unis et les autres signataires, notamment occidentaux toujours
partie-prenantes du JCPOA, dont le Royaume-Uni pourtant très proche allié de
Washington, semble en tout cas confirmer de manière inédite la fracture de ce
que l’on qualifie généralement de « monde occidental ». Cette fracture
s’était déjà une première fois manifestée lors de la Guerre du Golfe de 2003
avec le refus ostentatoire de la France d’y participer à travers le discours
emblématique prononcé par Dominique de Villepin devant l’ONU, le 14 février
2003. Et par-delà le cas particulier concernant le problème sur le nucléaire
iranien, cette crise apparaît majeure à plus d’un titre car elle interroge sans
doute également profondément l’Occident sur lui-même et sur la manière dont il
se pense encore aujourd’hui au regard du droit international contemporain qu’il
a largement contribué à façonner (3).
Notes :
(1) Le prince héritier Abbas Mirza (1789-1833) alla jusqu’à faire construire une fresque murale en l’honneur de l’empereur français et portera au cou son portrait sous forme de médaillon. Son propre fils et petit-fils de Fath Ali Shah, Mohammad Mirza Shah Qadjar (1834-1848) fit traduire The Life of Napoleon (1827) de Walter Scott (1771-1832) qui devint le livre de chevet du Shah et fascinera également son fils Nasseredin Shâh (1848-1896).
(2) Cf. Jalal Al-e Ahmad, Gharbzadegui, [en français L’Occidentalite], Téhéran, 1962. Sa traduction française est parue en 1988 aux éditions de L’Harmattan.
(3) Intéressant à cet égard est le titre volontairement provocateur donné à un article en date du 27 août 2019 de la chine iranienne officielle PressTV : « L’Occident a-t-il à jamais perdu l’Iran ? » (https://www.presstv.com/DetailFr/2019/08/27/604578/Iran-Chine-relations-stratgique-Zarif-Wang-Yi). L’article fait référence à une coopération irano-chinoise renforcée : « L’étape chinoise de la tournée asiatique de Zarif et surtout l’annonce de ce plan de coopération échelonné sur une longue période de 25 ans interviennent au plus fort d’une campagne médiatique occidentale autour d’une possible ouverture du dialogue entre l’Iran et les États-Unis. Lors d’une cérémonie ce mardi, le président iranien Hassan Rohani a réitéré la position de principe de la RII qui consiste à refuser tout dialogue sous sanction avec les Américains. A Pékin, l’Iran a tenu donc à confirmer son adhésion définitive à l’Est [souligné par l’auteur]. Un tweet en chinois de Zarif en dit long sur cette adhésion : ‘J’ai eu un long et constructif dialogue avec mon ami Wang Yi. On a évoqué les questions bilatérales, régionales et internationales. Je lui ai proposé une feuille de route qui s’étale sur 25 ans et qui renforce des coopérations stratégiques élargies de part et d’autre avec en toile de fond un rôle plus actif dans le cadre de l’initiative ‘Ceinture et Route’ ».
(1) Le prince héritier Abbas Mirza (1789-1833) alla jusqu’à faire construire une fresque murale en l’honneur de l’empereur français et portera au cou son portrait sous forme de médaillon. Son propre fils et petit-fils de Fath Ali Shah, Mohammad Mirza Shah Qadjar (1834-1848) fit traduire The Life of Napoleon (1827) de Walter Scott (1771-1832) qui devint le livre de chevet du Shah et fascinera également son fils Nasseredin Shâh (1848-1896).
(2) Cf. Jalal Al-e Ahmad, Gharbzadegui, [en français L’Occidentalite], Téhéran, 1962. Sa traduction française est parue en 1988 aux éditions de L’Harmattan.
(3) Intéressant à cet égard est le titre volontairement provocateur donné à un article en date du 27 août 2019 de la chine iranienne officielle PressTV : « L’Occident a-t-il à jamais perdu l’Iran ? » (https://www.presstv.com/DetailFr/2019/08/27/604578/Iran-Chine-relations-stratgique-Zarif-Wang-Yi). L’article fait référence à une coopération irano-chinoise renforcée : « L’étape chinoise de la tournée asiatique de Zarif et surtout l’annonce de ce plan de coopération échelonné sur une longue période de 25 ans interviennent au plus fort d’une campagne médiatique occidentale autour d’une possible ouverture du dialogue entre l’Iran et les États-Unis. Lors d’une cérémonie ce mardi, le président iranien Hassan Rohani a réitéré la position de principe de la RII qui consiste à refuser tout dialogue sous sanction avec les Américains. A Pékin, l’Iran a tenu donc à confirmer son adhésion définitive à l’Est [souligné par l’auteur]. Un tweet en chinois de Zarif en dit long sur cette adhésion : ‘J’ai eu un long et constructif dialogue avec mon ami Wang Yi. On a évoqué les questions bilatérales, régionales et internationales. Je lui ai proposé une feuille de route qui s’étale sur 25 ans et qui renforce des coopérations stratégiques élargies de part et d’autre avec en toile de fond un rôle plus actif dans le cadre de l’initiative ‘Ceinture et Route’ ».
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