24.11.2021
La nouvelle n’a pas fait grand bruit. Au regard de ce qui s’est passé dans la région lors de ces dix dernières années, elle mérite toutefois de s’y arrêter quelques minutes. Le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammad ben Zayed se rend aujourd’hui en Turquie pour une visite officielle, manière symbolique, s’il en est, d’ouvrir une nouvelle page avec le président turc Recep tayyep Erdogan. Au Moyen-Orient, les deux hommes sont les plus puissants leaders sunnites de cette dernière décennie. Le reïs a renforcé son pouvoir en Turquie, même s’il est désormais de plus en plus contesté, et s’est lancé dans un aventurisme régional guidé par une doctrine qui parvient à mélanger l’ultra-nationalisme turc et la mythologie néo-ottomane. Le prince héritier d’Abou Dhabi a transformé sa petite fédération en une puissance militaire capable de s’inviter dans les tractations diplomatiques de nombreux pays qui vont du Maghreb jusqu’au Golfe, en passant par la Corne de l’Afrique. Au point d’inspirer le dauphin saoudien, Mohammad ben Salmane, qui a pris MBZ comme modèle avant de s’en éloigner plus récemment. Bien sûr, la puissance d’Abou Dhabi, dans tous les sens du terme, est incomparable avec celle de Riyad. Mais l’activisme du premier depuis le début des Printemps arabes, par rapport auxquels il s’est positionné comme l’une des principales forces contre-révolutionnaires, en a fait un acteur incontournable.
Avec un ennemi clairement identifié : l’islamisme politique, dans sa forme frèriste, dont le principal promoteur dans la région n’est autre que…Recep Tayyip Erdogan.
Les deux protagonistes se sont ainsi affrontés, au moins politiquement, sur plusieurs théâtres au cours de ces dernières années : en Tunisie, en Libye, en Egypte ou encore, dans une moindre mesure, en Syrie.
Pourquoi décident-ils désormais d’enterrer la hache de guerre ? Parce que les temps ont changé, que la crise économique est passée par là et que les Etats-Unis ont sifflé la fin de la récréation. L’heure est à la réconciliation au sein du monde sunnite, après des années de disputes intenses sur fond de rivalités géopolitiques, alimentées par une rhétorique religieuse.
MBZ a fait la paix avec Israël et veut miser sur ce nouveau partenariat pour développer son influence dans la région. Le reïs est pour sa part face à une situation économique catastrophique, en témoigne la dévaluation de la livre turque, et doit concentrer tous ses efforts sur ce problème, s’il veut avoir une chance de remporter les scrutins législatifs et présidentiel prévus en juin 2023.
Mais tout cela reste très fragile. En raison surtout de trois dossiers. D’abord la Libye, où Ankara appuie le gouvernement reconnu par la communauté internationale, tandis que les Emirats soutiennent les forces du Maréchal Haftar. Ensuite en ce qui concerne les dynamiques en Méditerranée orientale, où les Emirats ont construit une alliance avec l’Egypte, Chypre, Israël et la Grèce qui s’oppose à la Turquie. Enfin sur le dossier qatari où Ankara s’est positionné comme le principal allié de Doha. Malgré la réconciliation entre le Qatar et ses voisins, l’eau mettra sûrement du temps a passé sous les ponts tant à Doha qu’à Abou Dhabi, fer de lance du blocus imposé entre 2017 et 2020.
Anthony Samrani
Le rapprochement entre Ankara et Abou Dhabi s’accélère
Le prince héritier Mohammad ben Zayed est attendu demain en Turquie pour s’entretenir avec le président Erdogan. Une réunion au sommet inédite après une rivalité régionale.
OLJ / Par Laure-Maïssa FARJALLAH, le 23 novembre 2021 à 00h00
C’est une rencontre qui doit marquer une accélération de la détente entre les Émirats arabes unis et la Turquie. Pour la première fois depuis près de dix ans, le prince héritier d’Abou Dhabi, cheikh Mohammad ben Zayed (dit MBZ), et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, devraient se retrouver demain en Turquie. Symbolique, cette entrevue s’inscrit dans la continuité du rapprochement amorcé cette année en vue d’apaiser les tensions entre les deux pays aux agendas divergents et qui s’affrontent par partis et groupes armés interposés dans les conflits régionaux. Depuis janvier, Abou Dhabi et Ankara se déclarent notamment enclins à un réchauffement de leurs relations, tandis que les responsables turcs et émiratis enchaînent prises de contact et rencontres. Des efforts qui ont culminé à la mi-août avec la visite en Turquie du conseiller émirati à la Sécurité nationale, Tahnoun ben Zayed, frère du prince héritier, qui aurait permis de définir une feuille de route pour des investissements à venir, tandis que MBZ et Recep Tayyip Erdogan se sont ensuite entretenus au téléphone quelques semaines plus tard. « La Turquie est dans un processus dans le cadre duquel elle cherche à recalibrer l’orientation de sa politique étrangère envers ses voisins en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient afin de réduire son isolement régional et d’étendre la portée de ses échanges commerciaux. Le rapprochement naissant entre Ankara et Abou Dhabi fait partie de ces efforts plus larges », explique Michaël Tanchum, chercheur à l’Institut autrichien de politique européenne et sécuritaire (AIES) et au Middle East Institute à Washington.
C’est avec les printemps arabes qu’a commencé la rivalité géopolitique et idéologique entre Ankara et Abou Dhabi, le premier soutenant les forces islamistes révolutionnaires proches des Frères musulmans, tandis que le second considérait le renversement de l’ordre établi comme une menace existentielle à son propre régime. Le coup d’État contre Mohammad Morsi en Égypte en 2013 a été un point de rupture dans les relations bilatérales turco-émiraties, Erdogan accusant les Émirats d’avoir fomenté cette prise de pouvoir par le général Abdel Fattah el-Sissi. Plus grave encore pour le président turc : la tentative de coup d’État de juillet 2016 pour le renverser, dans laquelle il pointe du doigt la responsabilité d’Abou Dhabi. L’année suivante, Ankara avait pris le parti du Qatar lors du blocus qui a été imposé à Doha par l’Arabie saoudite, les EAU, l’Égypte et le Bahreïn, renforçant ainsi ses liens avec l’émirat gazier. En 2020, après la signature des accords d’Abraham scellant la normalisation des relations entre les EAU et Israël, le président turc avait menacé Abou Dhabi de suspendre leurs relations diplomatiques, marquant une nouvelle crise dans les relations turco-émiraties. En parallèle, les deux rivaux s’affrontent indirectement en Tunisie, en Libye ou encore en Syrie.
Aujourd’hui, le rapprochement avec Ankara « envoie le message que les EAU restent un acteur pragmatique, assez flexible pour réadapter sa stratégie en fonction de ses objectifs et qui peut dépasser dans une certaine mesure son hostilité idéologique envers les Frères musulmans (désignés comme organisation terroriste par les EAU en 2014, NDLR) », indique Cinzia Bianco, chercheuse au European Council on Foreign Relations (ECFR) et coauteure de Useful Enemies : How the Turkey-UAE rivalry is remaking the Middle East.
Dynamiques régionales
Cette dynamique répond également à l’arrivée à la Maison-Blanche de Joe Biden, qui entretient des relations tendues avec le reïs turc et qui a pris ses distances avec les autocrates du Golfe, prenant ainsi le contre-pied de son prédécesseur Donald Trump. Les pays du Golfe ont en outre levé le blocus imposé au Qatar quelques semaines seulement avant son investiture à la présidence américaine en janvier. Une décision interprétée comme un geste envers le président américain. L’isolement de l’émirat gazier, qui a duré plus de trois ans, a pris fin sans que Doha ne cède aux exigences du quartette arabe, notamment celle d’arrêter la construction d’une base militaire turque sur son sol. Par ricochet, cette réconciliation a permis à la Turquie d’améliorer ses relations avec l’Égypte, l’Arabie saoudite ou encore les EAU.
La récente intensification des contacts entre Abou Dhabi et Ankara intervient par ailleurs à un moment où les EAU s’activent sur la scène régionale pour, entre autres, ramener Damas dans le giron arabe et cherchent à faciliter de nouveaux accords de normalisation avec Israël. Selon des observateurs émiratis, une amélioration des relations avec la Turquie pourrait conduire à des concessions de la part d’Ankara sur ces dossiers, ainsi que sur la Libye. Sur le plan économique, ce rapprochement devrait permettre aux deux pays de resserrer davantage leurs liens, alors que les EAU souhaiteraient investir en Turquie, notamment dans les entreprises de défense et d’énergie, mais aussi dans les secteurs de la santé et de l’industrie. « La Turquie et les EAU ont déjà des relations économiques significatives, Abou Dhabi étant le 16e marché d’exportations d’Ankara avec 2,8 milliards de dollars de vente de produits turcs en 2020. Ankara souhaiterait voir cette part augmenter, de même que les investissements émiratis », souligne Michaël Tanchum.
Un développement bienvenu aux yeux d’Ankara, qui traverse une grave crise économique exacerbée par la pandémie de Covid-19, alors que la monnaie nationale a perdu plus du tiers de sa valeur dans les huit derniers mois, atteignant son niveau le plus bas contre le dollar. « Les chiffres officiels de l’inflation sont déjà inquiétants, mais des estimations officieuses suggèrent que la Turquie pourrait être au bord de l’hyperinflation. Dans ces circonstances, un investissement émirati dans le pays pourrait avoir un impact considérable pour améliorer les perspectives économiques d’Ankara », précise Michaël Tanchum. Le président Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) semblent particulièrement pâtir de ces difficultés, avec une popularité en baisse à moins de deux ans des élections prévues au plus tard en juin 2023. Au regard de la vulnérabilité relative du dirigeant turc, « c’est le moment parfait, du point de vue émirati, d’offrir des investissements conséquents à Erdogan et d’essayer d’obtenir des alignements géopolitiques en retour », souligne Cinzia Bianco.
------------
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire