L’art des céramiques d’Iznik : histoire culturelle et politique
Par Florence Somer, https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-art-des-ceramiques-d-Iznik-histoire-culturelle-et-politique.html
Publié le 29/10/2021 • modifié le 29/10/2021 • Durée de lecture : 6 minutes
TIM GRAHAM / Robert Harding
Heritage / robertharding via AFP
Les sciences et les techniques ont été à la source
d’une histoire aussi bien politique que culturelle [1]. Les
savoirs qui se sont développés au début de la période islamique en synthétisant
les connaissances moyen-orientales, byzantines ou chinoises ont produit des
objets d’une grande précision et des artéfacts artistiques d’une époustouflante
beauté. A travers les siècles, les innovations issues du syncrétisme des
savoirs antiques sont le produit d’une volonté à la fois de particularisme et
d’appartenance à une structure holistique, caractéristique des cours impériales
qui les ont encouragées pour offrir une vitrine luxuriante aux ambassadeurs de
leurs opposants ou à leurs alliés potentiels. L’art est un acte politique fort
qui appartient pleinement à l’époque qui le voit naître ; les productions
actuelles ne démentiront pas cette maxime. Cependant, la particularité des
savoirs et techniques issus des mondes antiques ou tardo-antiques et
réappropriés par les empires moyen-orientaux à l’époque islamique, réside dans
l’effort accompli pour mettre ces compétences au service du pouvoir et bâtir
l’image offerte au monde sur les prouesses techniques. La valorisation
syncrétique des savoir-faire encourage l’adhésion à une vision identitaire
commune de populations réparties sur de larges territoires. Le 16ème siècle,
qui a vu la domination ottomane à l’ouest, safavide en Iran et moghole en Inde,
est emblématique de cette utilisation politique de l’art et des joutes
artistiques entre les grandes puissances.
L’art mosaïque ottoman
L’activité scientifique qui eut pour capitale la ville
d’Istanbul se justifie par l’ambition du septième sultan de l’Empire ottoman,
Mehmed II (1432-1481), de faire de la nouvelle capitale de son empire une ville
cosmopolite où les savoirs étrangers pourraient se concentrer. L’âge d’or
scientifique et artistique qui caractérise le règne de Suleyman le Magnifique
entre 1520 et 1566 verra la production de céramiques, calligraphies, vitraux et
monuments qui sont partiellement ceux de la ville actuelle tels que les œuvres
architecturales de l’architecte du Sultan, Mimar Sinan (c. 1488/1490-1588) qui
servira successivement Suleyman, Selim II (1524-1574) et Murad III (1546-1595).
On doit à ce maître architecte près de 500 bâtiments, symboles de
l’interpénétration de l’architecture proche-orientale et byzantine qui
caractérise l’architecture classique ottomane dont il est le fondateur.
Certaines de ces constructions exercent encore leur attraction aujourd’hui tels
que la mosquée, la madrasa, le hammam et la bibliothèque du complexe de la
Sulaymānīyah ou le pont de Küçükçekmece, restauré en 1996. Les mosquées
réalisées pour les proches du sultan Suleyman - le grand vizir Rüştem Paşa, sa
fille favorite Mihrimah ou son fils Mehmet décédé de la variole à l’âge de 22
ans - ont été ornées de fines et sublimes céramiques en provenance d’Iznik -
l’ancienne Nicée, siège des deux conciles de 325 et 787 - située dans la
province de Bursa, le long du lac qui porte son nom.
Les productions de céramiques ou çini sont le produit
du renouveau de la jeune capitale ottomane voulue par Mehmed II et du besoin
d’objets d’art pour satisfaire les désirs décoratifs et artistiques de la cour.
Mosquées, palais et mausolées d’Istanbul, d’Edirne ou de Damas se sont vus, à
partir de ce moment et jusqu’au 17ème siècle, ornés de ces élégantes
productions et de nombreuses pièces d’utilisation domestique tels que plats et
pichets, qui sont devenus à eux seuls des objets d’art. Ce savoir-faire
particulier est lui aussi le fruit d’une synthèse de savoirs antérieurs hérités
des techniques byzantines, moyen-orientales ou chinoises transmises par le
biais de la route de la Soie. Les techniques utilisées permettent alors une
production aussi élégante que rapide et techniquement parfaite. Depuis le
néolithique, la maîtrise des processus de cuisson des argiles est primordiale
pour produire des contenants en céramique, développer des styles de volumes et
d’ornements, tendre vers la standardisation et la spécialisation artisanale
conduisant à une économie des matières premières (argiles et pigments) et des
céramiques, favorisant les échanges de denrées, de styles et de savoir-faire
sur des territoires étendus. Le rôle de l’atmosphère de cuisson dans
l’obtention des couleurs, noire et grise quand elle réduite en oxygène, orangée
à rouge dans une atmosphère oxydante, est la première étape vers des méthodes
de cuisson permettant d’obtenir des décors peints sous glaçures tels que ceux
d’Iznik. S’il s’agit de contrôler l’atmosphère dans les fours, il importe aussi
d’en maitriser la courbe thermique. Une montée trop forte en température
équivaut à une fusion totale des éléments, un refroidissement trop rapide et le
choc thermique peut anéantir toute une production. La technique utilisée par
les artisans d’Iznik est attestée en Asie centrale à partir du début du 15ème
siècle à la cour timouride (1405-1507) où les artisans du nouvel Empire ottoman
auraient été formés.
Les réseaux commerciaux vers l’Occident permettront
l’expansion frénétique de ces céramiques, à tel point que le Sultan Mourad III
obligera par décret les artistes céramistes d’Iznik à consacrer toute leur
production aux palais et mosquées ottomanes, privant le marché extérieur de
cette production et favorisant de ce fait le déclin de cet art quand les
commandes impériales s’amenuiseront. Au 17ème siècle, les céramistes d’Iznik
réaliseront plus de 2000 carreaux qui ornent les murs de la mosquée bleue avant
de délaisser leur activité devenue peu lucrative et finalement abandonner la
production de ces céramiques délicates au 18ème siècle. Outre la déficience de
la demande impériale, l’histoire de ces céramiques, travaillées par des
artisans grecs ou arméniens, reflète également un exil politique et des
tensions entre communautés religieuses. Au 18ème siècle, le site de Kütahya
devient le nouveau centre de production de céramiques ainsi que le montrent les
fouilles réalisées in situ.
Technique et composantes
La composition des objets et carreaux est différente
de celle utilisée dans le monde islamique, les céramiques d’Iznik sont
fabriquées à partir d’une pâte siliceuse composée de quartz (65 à 75%) et le
potier y ajoute une fritte ou dégraissant, faite d’une poudre de verres broyés
riche en plomb. Cette pâte, pauvre en argile, présente certains inconvénients.
Guère plastique, son façonnage au tour de potier est ardu et ne permet en aucun
cas une standardisation des formes. Celles-ci sont donc réalisées sur des
matrices ou dans des moules composites. Mais le fort taux de plomb présente
néanmoins un avantage. Il permet de lier entre eux des éléments minéraux sans
que ces derniers ne fusionnent ensemble. Ce plomb, fusionnant lui à basse
température, agit comme une colle. Il en résulte une céramique réalisée à basse
température dont le corps, dit le biscuit, fixera mieux la couche de barbotine,
en l’occurrence un engobe blanc, support aux décors et à la glaçure. Ce
procédé, outre une économie de combustible, assure aux divers éléments composant
la céramique d’Iznik (biscuit, engobe blanc, peinture, glaçure) de se marier
sans accident durant la longue phase de cuisson puis de refroidissement.
La barbotine venant recouvrir le biscuit est un engobe
blanc, riche en grès plombé. Elle permet de former une surface lisse et
homogène sur laquelle on réalise le décor, soit à main levée, soit à l’aide
d’un patron, en l’occurrence des poncifs permettant de transférer et reproduire
de manière systématique le décor sur la surface. Puis, la surface décorée est
recouverte d’une glaçure alcaline et plombifère [2],
extrêmement transparente et délicate. Le procédé s’achève par une unique
cuisson et un refroidissement pendant 20 heures dans un four enterré dont la
température atteindra un pic de 900 degrés afin de lier l’ensemble des
composantes, avant de redescendre très lentement. Sortie du four, la céramique
repose sous terre pendant une semaine pour refroidir et éviter l’apparition de
craquelures causées par un choc thermique. Ce procédé permettant l’imitation de
la porcelaine chinoise sera également étudié par les céramistes hollandais qui
créeront la faïence de Delft suite aux troubles politiques du 17ème siècle
entre la compagnie néerlandaise des Indes orientales et la Chine, privant alors
les céramistes du kaolin.
L’Histoire et les styles
Les historiens de l’art ont déterminé une chronologie
de datation des céramiques d’Iznik grâce à la reconnaissance de la palette de
couleur, des motifs dessinés, de l’apparition de nouvelles formes et
l’affinement des techniques répertoriés par les commentaires didactiques de l’exposition
« Trois Empires de l’Islam, chefs d’œuvre de l’art ottoman, safavide et
moghol » qui s’est tenue successivement au musée du Louvre, au Sakip
Sabancı Müzesı d’Istanbul et au Centre Cultural Bancaja à Valence.
Entre 1480 et 1520, le bleu cobalt dominant permet de
créer des compositions végétales stylisées en accord avec les motifs musulmans
et inspirées de l’art chinois. Par la suite, le bleu turquoise obtenu grâce à
l’oxyde de cuivre orne les enluminures et la vaisselle raffinée, empruntant tant
aux motifs floraux chinois qu’aux scènes figuratives et animalières adoptées
par les céramistes safavides avec, chez les céramistes ottomans, une
prédominance des rinceaux, rosaces et fleurs de lotus. Au milieu du 16ème
siècle, la céramique s’enrichit des nuances de vert et du mauve issu de l’oxyde
de manganèse. L’artiste originaire de Tabriz, Şahkulu (m.1556), propose à la
cour ottomane des compositions paradisiaques nommées « saz »,
inspirées des dessins persans du 15ème siècle et de leurs carreaux hexagonaux [3] auxquels
s’ajoutent des motifs floraux précis, plaisant à l’œil des élites ottomanes qui
se passionnent pour l’horticulture. Le dernier quart du 16ème siècle voit
apparaître le rouge éclatant obtenu par l’usage d’oxyde de fer ainsi que le
vert émeraude caractéristique du dessin des tulipes, symboles de la dynastie
ottomane et synonymes d’harmonie et de beauté.
Etat de l’art aujourd’hui
Les décors de céramiques venus d’Iznik se sont
répandus dans les provinces de l’Empire ottoman, à Antalya, Alep ou Diyarbakir
et sont encore aujourd’hui visibles sur les murs de la mosquée bleue, ou
mosquée Sultan Ahmed, achevée en 1616. La collection de céramique du musée de
Topkapı et quelques murs de ce complexe en sont encore les témoins tout comme
la tombe de Selim II à Hagia Sophia, la mosquée de Rüstem Paša ou les musées de
Bursa, Edirne ou Adana. Des ateliers de céramiques reprennent vie à Iznik et Kütahya
et perpétuent, au-delà de la coupure historique, l’art particulier de ces
céramiques qui concentrent la mémoire des savoirs et techniques hétérogènes au
travers du temps.
Quelques liens :
Atasoy N., Raby J. et Petsopoulos Y., Iznik. La poterie en Turquie ottomane,
Chêne, 1996.
Bilgi H., Vermeersch I.Z., Sadberk Hanim Museum Kütahya Tiles and
Ceramics Collection, Sadberk Hanim Museum, Istanbul,2018
Denny, W. B, Dating Ottoman Turkish Works in the Saz Style, Muqarnas 1, 1983,
pp. 103-122.
Denny W. B., Iznik. La céramique turque et l’art ottoman, Citadelles et
Mazenod, Paris, 2004.
Panagopoulou, A., Lampakis, D., Christophilos, D., Beltsios, K., &
Ganetsos, T. Technological examination of Iznik ceramics by SEM-EDX, Raman,
XRD, PLM : A case study. Scientific Culture, 4(3), 2018, pp.
27-33.
https://sakipsabancimuzesi.org/en
http://mini-site.louvre.fr/trois-empires/fr/ceramiques-ottomanes.php
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Histoire
·
Culture
Publié le
29/10/2021
FLORENCE SOMER
Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de
Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans
en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de
télévision Kahkeshan TV où elle
a produit des documentaires culturels en persan. Cette activité lui a également
permis de voyager en Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des
reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du Nord (Maroc,
Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.
Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets de
Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour
pas été rassemblés ni systématiquement étudiés.
Notes
[1] Mes sincères remerciements au docteur Martin Godon,
archéologue-préhistorien et spécialiste des poteries anciennes, pour ses
conseils et son apport à la description des procédés techniques de fabrication.
[2] Ce procédé de glaçure est apparu au second millénaire avant notre ère et
s’est poursuivi jusqu’à nos jours bien que la toxicité du plomb l’ait fait
interdire dans plusieurs pays.
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