Η τόσο γνωστή μας Ουμ Καλθούμ, το αηδόνι της Αιγύπτου.
Oum Kalthoum, voix de l’unité arabe ?
https://www.youtube.com/watch?v=O8Z_EZPw3yI
Par Cécile Lauras, Publié le 08/10/2020 • modifié le 08/10/2020 • Durée de lecture : 13 minutes
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Oum-Kalthoum-voix-de-l-unite-arabe.html
https://www.youtube.com/watch?v=-hjuoEVCBZI
« Tes yeux me font revivre les jours d’antan, Ils
m’ont appris à regretter le passé et ses blessures » [1]. De Rabat à
Riyad, chacun est sensible à ces vers et au rythme qui les accompagne.
Incarnant le patrimoine artistique arabe, Oum Kalthoum dénote aussi un certain
âge d’or de l’Égypte et du Moyen-Orient dans les consciences collectives. Seule
artiste mentionnée dans le livre « Ils ont fait l’Égypte moderne » [2], la
« diva orientale » y apparaît aux côtés de Bonaparte, Méhémet Ali, Farouk, Nasser
ou Moubarak. Pleinement engagée dans la vie d’un pays en mutation, Oum Kalthoum
se décrit avant tout comme « une femme, une paysanne, une Égyptienne » [3]. Sous la
dynastie de Méhémet Ali, l’Égypte se détache de l’Empire ottoman au début du
XIXe siècle puis s’érige en centre politique et culturel du monde arabe. La
région connaît une période d’effervescence intellectuelle et de modernisation
sous influences européennes jusqu’aux années 1950 : c’est la Nahda, l’essor, la
renaissance.
Témoin du protectorat britannique, de l’émergence du
nationalisme, des règnes de Fouad et Farouk, de la révolution de 1952, c’est
sous les mandats de Nasser qu’Oum Kalthoum s’affirmera dans un rôle politique.
Dans quelles mesures la « Première Dame d’Egypte » contribue-t-elle
au nassérisme et symbolise-t-elle une identité culturelle arabe ? Dans une
première partie, nous analyserons en quoi Oum Kalthoum incarne l’imbrication
des mondes politiques et culturels dans l’Egypte de Nasser. Dans une seconde
partie, nous expliquerons comment sa notoriété transcendera le nassérisme pour
consacrer une « voix de l’unité arabe ».
I. Oum Kalthoum, acteur
politique du nassérisme (1952-1970)
Si sa date de naissance est incertaine, l’« Astre
de l’Orient » est né au tournant XXe siècle dans une famille modeste du
delta du Nil. Enfant, Oum Kalthoum apprend à réciter le Coran avec son père qui
est imam. Impressionné par la puissance de sa voix, il l’intègre à sa troupe
pour interpréter des chants religieux à l’occasion de cérémonies. Pieux mais
ouverts, ses parents accepteront qu’elle chante en public habillée en garçon,
puis qu’elle se rende dans la ville cosmopolite du Caire. Repérée par le poète
Ahmad Rami lors d’un de ses concerts, leur collaboration marquera la musique arabe :
la moitié des chansons qu’elle interprétera sont de lui. Si sa carrière est
déjà lancée lorsque le roi Farouk arrive au
pouvoir, elle connait une période prospère avec l’apparition de la première
radio gouvernementale : Oum Kalthoum inaugure « Radio Masr » à
la demande de Farouk. A l’affiche de grands films, la chanteuse s’essaiera au
cinéma en interprétant des personnages défavorisés. Le contrôle étroit qu’exerce
la Grande-Bretagne sur le pays (traité anglo-égyptien de 1936) conjugué aux
excès du roi nourrit un mécontentement grandissant au sein de la population
égyptienne. Lorsqu’elle chante « les revendications ne s’obtiennent pas
par des souhaits mais le monde s’emporte par la lutte » [4], ses
concerts apparaissent comme des manifestations politiques sous fond de
nationalisme.
Le 14 mai 1948, David Ben Gourion proclame
l’Etat d’Israël. La guerre que lui déclare ses voisins le lendemain se soldera
par une défaite cuisante pour les pays arabes : c’est la Nakba (le désastre). Seule la brigade
qui a résisté au siège de Falloujah revient en héros en Égypte. Humiliés par un
échec qu’ils imputent à la corruption de la monarchie et à la déficience de la
hiérarchie militaire, certains de ces officiers forment un groupe secret :
le Mouvement des Officiers libres,
dont Gamal Abdel-Nasser fait
partie. Pendant que ce dernier se trouve à hôpital, Oum Kalthoum organise une
réception en l’honneur de cette brigade pour « exprimer sa reconnaissance
en tant que citoyenne égyptienne, pour leur lutte et leurs sacrifices » [5].
Le 23 juillet 1952, les Officiers libres annoncent
avoir pris le contrôle de l’Etat via le communiqué n°1. Renversé par un coup
d’Etat militaire, le roi Farouk, dixième souverain de la dynastie d’origine
albanaise, est contraint à l’abdication puis à l’exil. Pour la première fois
depuis l’Antiquité, le pays est dirigé par des Egyptiens. Les « garçons du
peuple » mettent fin à la monarchie et déclarent la République en 1953.
Ils veulent moderniser l’Égypte en renforçant le secteur public, en développant
l’industrie lourde et en réformant le secteur agricole, mais aussi en luttant
contre la corruption, en réformant l’armée et en œuvrant pour une indépendance
effective. Une fois le général Néguib écarté du pouvoir en 1954, Nasser devient
l’homme fort de ce nouveau régime. Lorsqu’il apprend qu’Oum Kalthoum est
interdite d’antenne car elle chantait pour l’ancien régime, il contacte
l’officier chargé de la radiocommunication pour lui rétorquer : « les
pyramides étaient déjà là [du temps du roi], pourquoi ne vas-tu pas les
raser ? » [6].
Le répertoire musical d’Oum Kalthoum rencontre la
rhétorique nassérienne. L’heure est au patriotisme et la chanteuse témoigne son
soutien à la « révolution de juillet » à Nasser. Dans une Égypte
bouillonnante, Oum Kalthoum désire s’impliquer dans l’évolution de la société
égyptienne et de la nation arabe. Si les chansons d’amour avaient fait sa
gloire, elle adresse désormais cette puissante passion à son pays sur un ton
martial. Elle met alors son art au service de chants révolutionnaires :
« Nashid el Gala’ » (« L’hymne de la Liberté ») fait
l’honneur de la nation égyptienne tandis que « Asbah ’Andi
Bunduqyia » (« Et maintenant j’ai un fusil ») fait de la cause
palestinienne une responsabilité arabe. A côté des plus grands chanteurs de
l’époque, elle influence des générations entières d’Egyptiens au travers de
chansons patriotiques, les wataniyyat.
Saisissant rapidement l’emprise de la voix d’Oum
Kalthoum, Nasser lui demande d’inaugurer la radio « Sawt al-Arab »
(« La Voix des Arabes »). Lancé en 1953, cet outil permet au raïs d’asseoir sa stature dans une
ferveur populaire dans l’ensemble du monde arabe. Diffusée dans chaque foyer où
l’on parle arabe, la radio insuffle dans l’âme de millions d’Arabes le rêve de
l’unité. Le champ culturel est le lien privilégié entre le nassérisme et la
culture populaire, permettant au chef d’Etat de répandre un nationalisme arabe
par le bas. « Mouvement
intellectuel et politique visant à l’unification des peuples arabes » [7], le panarabisme apparaît
dès XIXe siècle mais connaît son moment de gloire avec Nasser. L’opposition à
l’impérialisme occidental doit permettre de se libérer de toute tutelle
étrangère tandis que la résistance à l’Etat d’Israël doit permettre de libérer
la Palestine.
Pour le
quatrième anniversaire de l’exil de Farouk en juillet 1956, Nasser déclare dans
un discours enflammé avoir signé un décret nationalisant la Compagnie
universelle du canal maritime de
Suez. Au regard de la politique égyptienne de non-alignement, les
Etats-Unis ne veulent plus accorder le prêt permettant la construction du haut
barrage d’Assouan. Le canal doit alors fournir les recettes nécessaires à son
financement. Suite à cette annonce, Israël lance une offensive militaire contre
l’Égypte avant que la France et la Grande-Bretagne n’entrent en guerre à ses
côtés, mais les pressions américaines et soviétiques mettent fin à cette triple intervention.
Si cette guerre est un échec militaire pour l’Égypte, la victoire s’interprète
sur le plan diplomatique : après avoir tenu tête aux Occidentaux, Nasser
est adulé dans tout le tiers-monde. L’Égypte doit regagner sa souveraineté sur
son territoire et ses ressources pour prétendre se hisser en puissance
régionale. A la fois fière et enthousiaste, Oum Kalthoum offre 10 000 livres
égyptiennes pour la reconstruction de Port-Saïd.
Écrite à
l’occasion de cette guerre, la chanson patriotique « Walah Zaman ya
Silahi » (« Oh mon arme, cela fait longtemps ») d’Oum Kalthoum
deviendra l’hymne officiel de la République arabe
unie en 1958. Le coup d’Etat à Damas de 1961 sonne la fin de
l’éphémère union entre la Syrie et l’Égypte, mais cette dernière garde
officiellement ce nom jusqu’en 1971, et la chanson reste l’hymne national
égyptien tout au long de la décennie. En 1964, Nasser réussit finalement à
convaincre la chanteuse Oum Kalthoum et le compositeur Mohammed Abdelwahab, les
deux rivaux, à travailler main dans la main. Fruit de cette rencontre,
« Enta Omri », (« Tu es ma vie »), est certainement leur
plus grand succès respectif. Abdelwahab introduit dans cette chanson d’amour
une touche moderne à l’aide d’une guitare électrique. Ce pari gagné consacre la
popularité des deux prodiges et ouvre la voie à une collaboration qui donnera
neuf autres chansons.
La prise du
canal de Suez ouvre une ère de splendeur pour l’Égypte. Si la vie nocturne
cairote est bouillonnante, le gouvernement exerce un contrôle étroit sur des
secteurs artistiques et littéraires florissants. Conscient de l’importance des
divertissements populaires pour le moral du peuple et le rayonnement de
l’Égypte, Nasser donne un nouveau souffle au cinéma et à la musique. Il se sert
en retour de ces outils de soft power pour
s’imposer aux oreilles et au cœur des Arabes. De plus en plus autoritaire, le
régime s’appuie sur les artistes pour porter ses idées. S’il a impulsé la
production de chefs d’œuvre, Nasser fait un usage propagandiste du cinéma dans
les années 1950. Renommé dans le monde entier, le septième art égyptien
constitue le support idéal d’un régime qui commande des œuvres de circonstances
pour faire l’éloge de sa politique.
Depuis la fin
du XIXe siècle, l’Égypte domine le monde arabe sur les plans artistique et
idéologique. L’appareil de production culturel et les ambitions géopolitiques
étant fortement imbriqués, le phénomène Nasser est indissociable de cet
environnement artistique. Le raïs s’appuie sur le pouvoir de fascination d’Oum
Kalthoum pour s’imposer comme leader du monde arabe. De son coté, El-Sett (la Dame) rayonne dans ce
nouveau régime, elle devient la voix de son pays, la « première dame
d’Égypte ». Plutôt qu’une quelconque instrumentalisation, c’est leur
connivence intellectuelle et leur lien affectif qui les poussent à s’aider
mutuellement. Tous deux idolâtrés à travers la « nation arabe », leur
relation personnelle est alimentée par une compréhension et une admiration
réciproque. S’ils partagent leurs origines modestes, un goût pour
l’authenticité, un souci des démunis, c’est surtout l’amour inconditionnel de
l’Égypte qui les rapproche. Rêvant de grandeur pour leur pays, ils vont dans la
même direction : replacer l’Egypte au centre du monde arabe, et le monde
arabe au centre des civilisations.
II. Oum Kalthoum, incarnation d’une certaine arabité ?
Le 5 juin 1967,
l’aviation égyptienne est détruite au sol en six heures. En cinq jours, Israël
prend le Sinaï, la bande de Gaza, le Golan, la Cisjordanie et Jérusalem-est. La
politique agressive de Nasser envers son voisin hébreu a tourné en humiliation.
Véritable tournant, la guerre des Six-Jours marque le début d’une forme de
désenchantement du projet panarabe. Oum Kalthoum chante un hommage à Nasser,
alors qu’il annonce sa démission le 9 juin : « Relève-toi et écoute
mon cœur, car je suis le peuple. Reste, tu es la digue protectrice. Reste, tu
es le seul espoir qui reste… » [8].
Le président reviendra sur sa décision face aux scènes de liesse de la
« rue arabe ». Mais à partir de la défaite de 1967, les chansons de
« l’Astre de l’Orient » seront plus nostalgiques que combatives.
Oum Kalthoum
offre ses bijoux pour renflouer les caisses d’un Etat ruiné et incite les
Egyptiennes à suivre son exemple. Elle engage une tournée nationale pour
remonter le moral du pays : sa voix doit réunir le peuple face à la
tragédie et lui insuffler du courage. Elle décide ensuite de poursuivre sa
tournée à l’étranger et de reverser les bénéfices pour l’effort de guerre. Son
concert à Paris, ville de référence de l’intelligentsia arabe, sera finalement
le seul dans un pays occidental. Elle fait symboliquement don à l’Etat égyptien
du cachet des deux soirées à l’Olympia, qui prennent alors une tournure
politique. Le public est en transe dès sa première chanson, « L’Amour de
la nation », dans laquelle elle évoque Nasser avec ces mots :
« Tu es le bien et la lumière/Tu es la patience face au destin ».
Chantée pour la première fois en 1966, la deuxième chanson de la soirée,
« Al-Atlal » (« Les ruines »), acquiert une valeur
allégorique un an après. « Donne-moi ma liberté/Dénoue mes
mains » : les ruines d’un amour incarnent symboliquement les pertes
de la guerre des Six-Jours.
Oum Kalthoum
chante toute sa frustration et son identité arabe lors de ce concert parisien
qui rencontre un grand succès. Ses bijoux et ses tournées auraient rapporté
environ 4 millions de dollars à l’Égypte. Mais le 28 septembre 1970, Nasser
succombe à une crise cardiaque. Apprenant la nouvelle à Moscou, elle annule les
concerts programmés pour rentrer au Caire. El
Sett décide d’arrêter de chanter, elle donne son dernier concert en
1972, malade et fatiguée. Succédant à Nasser à la présidence, Anouar el-Sadate engage
une dénassérisation du pays et Oum Kalthoum perd son statut privilégié. Son
rang de représentante de l’Égypte est concurrencé par Jihane el-Sadate, qui
obtient de son époux le statut inédit de première dame. Le 3 février 1975, sa
propre mort marquera la fin d’une époque, laissant les Egyptiens orphelins de
leurs deux idoles mais aussi de leurs rêves de grandeur. Les trois millions
d’Egyptiens qui accompagnent son cercueil dans les rues du Caire font écho aux
cinq millions qui avaient suivi celui de Nasser, cinq ans plus tôt, dans une
détresse collective. Qu’il soit artistique ou identitaire, le legs d’Oum
Kalthoum dépasse sa mort.
L’immense
héritage qu’Oum Kalthoum laisse à la musique arabe est le fruit d’une grande
intelligence artistique. « La voix de l’Orient » précède les modes,
elle sait ce qui est susceptible de plaire. Si elle devient la muse des
meilleurs compositeurs de l’époque, elle fait preuve d’autorité pour s’affirmer
dans un monde masculin. Perfectionniste, elle prend seule les décisions pour
forger ses chansons mais aussi son personnage. Elle montre une certaine
intelligence stratégique : lunettes noires, chignon serré et mouchoir
blanc, ses objets fétiches sont le support d’un culte qu’elle a elle-même
orchestré. Son style vestimentaire est le signe d’une grande modernité, tout
comme l’amour passionné qu’elle chante dans une société conservatrice.
Longs de
plusieurs heures, ses concerts prennent la forme de rites païens, où
l’assemblée entre en communion dans une ferveur pieuse. Sa relation au public,
faite de mystère, de frustration et de pur plaisir musical, est symbolisée par
le tarab, émotion artistique
d’intensité maximale. Grâce à sa capacité d’improvisation, ses prestations
scéniques sont inoubliables. Seule devant l’assemblée, dans une posture
majestueuse, une puissance hypnotisante se dégage d’un corps qui est pourtant
presque immobile. Oum Kalthoum institue un rituel auquel le monde arabe se plie
pendant des années : tous les premiers jeudis du mois, elle donne
rendez-vous à son public à l’occasion d’un grand concert au Caire, qui attire
les foules et est diffusé en direct à la radio dans l’ensemble du monde arabe.
Si elle
captive son public, Oum Kalthoum atteint toutes les couches de la société grâce
à la radio et la télévision. Dès le début, elle explique à Ahmed Rami qu’elle
veut « une langue comme celle des journaux, comprise par tout le monde,
qui ne soit ni vulgaire ni hermétique » [9].
Alors que le dialecte était réservé aux chanteurs de variétés, Rami le mêle à
la langue littéraire pour lui conférer un autre statut. Oum Kalthoum rend ainsi
accessible un art élitiste, elle va au-delà de la dichotomie entre musique
populaire et musique savante. La « mère des Arabes » paraît comme
investie d’une mission d’éducation : « Grâce à elle, constate
l’écrivain Naguib Mahfouz, les paysans analphabètes récitent des vers raffinés,
les nationalistes glorifient la langue, les mystiques entrent en transe et les
femmes cloîtrées rêvent d’amour galant » [10].
Figure féministe, elle pousse aussi les femmes, « la moitié de
l’humanité », à ôter leur voile et à affirmer leur liberté dans une société
patriarcale.
Oum Kalthoum
déclare elle-même être la « voix du peuple » avec sa chanson
« Ana al-Sha’ab » (« Je suis le peuple »). Elevée au chant
religieux, elle connait une incroyable ascension sociale jusqu’à devenir une
faiseuse d’opinion. Bien qu’elle fréquente la bourgeoise cairote, elle reste
engagée pour le peuple en faisant des dons aux plus démunis ou en finançant la
construction d’une mosquée dans son village d’enfance. Maîtrisant parfaitement
son image, elle met en avant un personnage proche de la terre, humble et pieux.
« Par son attachement aux valeurs nationales, par son engagement auprès
des pauvres et des paysans, par sa réputation irréprochable, par le choix de sa
musique et de ses textes, par sa voix authentique, elle est la personnification
même de l’Égypte » [11].
En incarnant un peuple et l’âme de son pays, la « quatrième
pyramide » se construit en tant qu’image de la nation. Sa longue carrière
est indissociable de l’histoire égyptienne du XXe siècle, elle vit au rythme
des soubresauts de son pays. Son œuvre et son parcours témoignent de l’esprit
d’une époque, esprit qu’elle participe également à forger.
Référence
morale et esthétique, sa voix est aussi un levier pour porter un projet
idéologique. Oum Kalthoum cristallise la fierté retrouvée du peuple égyptien et
arabe. Dans un contexte de nationalisme et de colonisation, elle reflète
l’aspiration à la liberté des Arabes au XXe siècle. Elle dénote aussi leur
aspiration à la modernité, tout en gardant un lien à la tradition. La
« mère des Arabes » contribue à construire un pan de leur identité
moderne ; une identité à la fois respectueuse et transgressive, ni
rétrograde ni soumise à l’Occident. Ancré dans l’héritage mais ouvert aux
innovations, ce modèle oriental se matérialise par un double rejet : refus
de la soumission aux valeurs occidentales et refus d’un traditionalisme
passéiste.
Oum Kalthoum
donne à entendre la fierté d’être Arabe. Prêtant son art aux idéaux
panarabistes, elle a unifié les peuples derrière sa voix et la cause qu’elle
porte. Du Maroc à l’Irak, dans les foyers les plus démunis comme dans les plus
aisés, Oum Kalthoum est unanimement qualifiée de plus grande chanteuse arabe,
voire érigée en divinité immuable : « au-dessus d’elle, il n’y a que
le Coran », « elle est notre pain quotidien » [12].
Un adage veut même que les Arabes soient en désaccord permanent sur tous les
sujets, sauf sur elle.
Conclusion
Oum Kalthoum
est une des principales vectrices de la domination du modèle culturel égyptien
au XXe siècle. Nasser a contribué au développement d’un environnement culturel
qui lui donne en retour une envergure de taille : le cinéma et la musique
travaillent à son service. El Sett participe
activement à ce régime en chantant sa politique (chansons patriotiques) et en
apportant un soutien financier direct à l’Etat (dons des recettes de concerts).
Leur affinité permettra de porter mutuellement leur rayonnement. Dans ce
contexte, l’aura d’Oum Kalthoum croît jusqu’à lui conférer le statut
d’ambassadrice de son pays : impliquée dans la vie publique égyptienne,
« l’astre de l’Orient » disposera même d’un passeport diplomatique.
Le chant d’Oum Kalthoum est cependant perçu comme un élément subversif sous la
présidence d’Hosni Moubarak (1981-2011) parce qu’il renvoie à un certain âge
d’or. Accompagnant la vague d’espoir et de fierté qui secoue plusieurs pays
arabes en 2011, ses chansons et portraits sont réhabilités à l’occasion des
manifestations des « Printemps arabes ».
Oum Kalthoum
marque profondément l’histoire de l’art arabe et symbolise l’alliance entre
tradition et modernité. Si le panarabisme et le nassérisme meurent avec Nasser,
le symbole de la « quatrième pyramide » résiste au temps : sa
mémoire est toujours vivante de nos jours. Bien qu’ils soient peu familiarisés
au nassérisme, les Egyptiens d’aujourd’hui connaissent tous des chansons qui
comportent des éléments de son idéologie. La musique d’Oum Kalthoum n’est
étrangère à l’oreille d’aucun Arabe : elle transcende les pays et les catégories
sociales et met en exergue une certaine identité arabe. La « voix des
Arabes » a réussi là où la politique a échoué : fédérer le monde
arabe. Véritable légende de son vivant, Oum Kalthoum est aujourd’hui une icône
du monde arabe. Bien plus qu’une « diva orientale », elle représente
un objet de fascination au-delà du Moyen-Orient, comme l’atteste l’exposition
que lui a consacré l’Institut du monde arabe de Paris en 2008 [13].
Bibliographie :
https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/07/29/oum-kalsoum-une-reine-d-egypte-a-paris_4976320_4497186.html
https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/03/17/oum-kalsoum-regne-encore-sur-la-mediterranee_1671428_3246.html
https://www.cairn.info/ils-ont-fait-l-egypte-moderne--9782262064235-page-243.htm
https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2015-2-page-102.htm
https://www.monorient.fr/index.php/2020/04/14/oum-kalthoum-licone-feministe-du-monde-arabe/
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685
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