ENTRETIEN AVEC SANA YAZIGI –
CONSERVER LA MÉMOIRE DE LA RÉVOLUTION SYRIENNE À TRAVERS L’ART ET LA
CULTURE
ARTICLE PUBLIÉ LE 15/05/2019
Propos recueillis par Léa Masseguin
Lorsqu’elle décide de quitter sa Syrie natale, ravagée
par la guerre, Sana Yazigi n’a qu’une idée en tête : continuer à faire
vivre la mémoire de la révolution syrienne. Elle crée alors un site internet
intitulé The Creative Memory of the Syrian Revolution (La
mémoire créative de la révolution syrienne), sur lequel elle recense les œuvres
d’artistes, activistes et habitants syriens. Aujourd’hui, elle espère que les
30 000 documents qu’elle a archivés permettront de rappeler les causes de
cette guerre qui a déjà fait plus de 500 000 morts et des millions de
déplacés en huit ans.
Sana Yazigi est graphiste diplômée de la faculté des Beaux-Arts de l’Université
de Damas en 1993. Elle est à l’initiative du premier agenda culturel bilingue
syrien, The Cultural Diary, qui couvre l’actualité culturelle de
Damas et des grandes villes de Syrie de 2007 jusqu’à son départ pour Beyrouth
en 2012.
Au Liban, elle crée l’association ALWAN qui organise des ateliers d’art
thérapie pour les enfants réfugiés et des séances d’accompagnement
psychologique pour les adultes. En mai 2013 elle fonde « La Mémoire
Créative de la Révolution Syrienne ». Ce site en accès libre recense et
archive en trois langues toutes les productions culturelles et artistiques nées
de la révolution et produites depuis, en Syrie et en diaspora : https://creativememory.org/fr/archives/.
À partir de 2014, le site s’enrichit de
commentaires contextuels et de récits répartis par localités. Une cinquantaine
de ces récits sont publiés en 2017 puis traduits en français sous le titre
« Chroniques de la révolte syrienne, des lieux et des hommes 2011-2015 »,
Presses de l’Ifpo, 2018.
Comment est né ce projet de mémoire de la
révolution ?
Avant le début de la révolution syrienne,
je dirigeais un agenda culturel à Damas. C’est lors de cette expérience que
j’ai observé, durant cinq ans, l’importance du rôle de l’art et de la culture
dans la vie quotidienne des Syriens, même si l’engagement était déjà plus ou
moins interdit à cette époque. Lors de la révolution et les années qui ont
suivi, l’ampleur de la créativité de la population a été sans précédent. Cela
ne concernait plus seulement les artistes et les intellectuels, mais également
les gens ordinaires. Certains ont risqué leur vie, d’autres sont morts pour
avoir osé s’exprimer.
© Alep, 2013, par Muzaffar
Salman, The Creative Memory of the Syrian Revolution.
https://creativememory.org/fr/archives/?fwp_facet_authors=muzaffar-salman-fr
https://creativememory.org/fr/archives/?fwp_facet_authors=muzaffar-salman-fr
C’est lorsque vous avez quitté Damas pour Beyrouth que
vous avez concrétisé la création du site The Creative Memory of the Syrian
Revolution
Mon départ de Syrie a été une véritable
déchirure ; je suis tombée en dépression. Mais c’est aussi cela qui m’a
poussé à continuer mon combat afin d’aider ces individus courageux à faire
entendre leur voix et leurs messages. Comme j’étais graphiste de formation et
que j’avais un certain savoir-faire, j’ai créé un blog, monté une équipe et
demandé un soutien financier pour faire vivre ce projet. On a finalement lancé
le site The Creative Memory of the Syrian Revolution (La mémoire créative de la
révolution syrienne) en mai 2013, avec 200 œuvres. Aujourd’hui, le site recense
plus de 10 000 œuvres brutes, soit 30 000 documents si on y ajoute
leurs descriptions en anglais et en français.
Comment parvenez-vous à récolter les œuvres malgré les
risques qu’encourent les auteurs ?
Notre travail consiste à rechercher ces
œuvres sur internet. Les Syriens, cachés derrière un nom anonyme pour la
plupart d’entre eux, ont commencé à publier leur travail sur internet, que ce
soit à travers des pages collectives ou individuelles. On en dénombrait déjà
des centaines dès le 4e mois de la révolution. Ensuite, nous vérifions les
sources afin de collecter les œuvres. Seulement un très petit pourcentage
d’œuvres nous parvient directement des auteurs.
Existe-t-il encore des mouvements de protestation en
Syrie, huit ans après le début de la guerre ?
De moins en moins, même s’il y a eu de
nombreux mouvements à Idlib et dans d’autres lieux, notamment à Deraa, à
l’occasion du huitième anniversaire du conflit. Ceux qui ont encore le courage
de s’exprimer se trouvent dans des zones sous contrôle partagé entre le régime
et l’opposition. Or, presque toute la Syrie est désormais retombée aux mains du
régime et de ses alliés russes et iraniens. Si les Syriens n’osent presque plus
s’exprimer à l’intérieur du pays, la population en exil continue, pour sa part,
de commenter les événements politiques.
Ces œuvres peuvent-elles servir à témoigner contre
certains responsables politiques syriens, qui agissent en toute impunité ?
Je suis persuadée qu’on va utiliser cette
énorme production intellectuelle et artistique pour témoigner et rajouter des
éléments aux preuves qui existent déjà afin de condamner les criminels. Il n’y
a malheureusement pas eu de justice jusqu’à maintenant et on assiste à un
non-engagement de la communauté internationale. Il suffit de parcourir ces
œuvres pour comprendre le contexte d’un événement. Il s’agit d’une mémoire
parallèle à la mémoire réelle car nous fournissons l’histoire derrière chaque
œuvre.
© Le conflit Iranien-Russe, par
Mwafaq Katt, The Creative Memory of the Syrian Revolution.
https://creativememory.org/fr/archives/?fwp_categories=caricature-fr&fwp_paged=4
https://creativememory.org/fr/archives/?fwp_categories=caricature-fr&fwp_paged=4
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