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Histoire et culture dans la Tunisie contemporaine
Tunis, capitale coloniale
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En avril 1881, 30 000 soldats sont envoyés par Jules Ferry en Tunisie, au prétexte de mettre fin à une incursion des Kroumirs en Algérie. Trois semaines plus tard, Sadok Bey est contraint de signer, au palais Kassar Saïd (banlieue de Tunis), le traité du Protectorat (dit du Bardo) du 12 mai 1881. La colonisation française, ainsi officialisée et complétée par la convention de La Marsa signée le 8 juin 1883, accentue le cosmopolitisme de la ville de Tunis et son ouverture vers la mer, en créant un espace d’administration, de peuplement, d’exploitation économique et de loisirs en direction du port. Après l’achèvement des travaux de ce dernier en 1893, la promenade de la Marine est rebaptisée « avenue Jules Ferry », balisée par le bâtiment consulaire construit en 1860 et investi, avec le protectorat, comme siège de la Résidence Générale à Tunis.
Une dynamique démographique
L’établissement du protectorat accélère aussi l’immigration dans une ville portuaire cernée par des vergers agricoles qui attirait déjà des habitants de l’intérieur du pays, des Maghrébins, des Maltais, des Grecs, des Espagnols et surtout des Italiens (de Sicile et d’autres régions). Ces derniers, actifs dans tous les secteurs (agriculture, pêche, industrie et services) importent toutes sortes de pratiques qui entrent dans la cuisine, le bâtiment, les métiers textiles et les façons de parler.La population européenne est la première à prospérer à la faveur des quartiers qui se construisent dans l’aire urbaine ouverte par la colonisation en direction du nord, du sud et de l’ouest de la « ville arabe ». Des milliers de Français, répondant à l’appel de fonctionnaires et au besoin d’assurer la force publique, viennent s’ajouter aux quelque 3 000 Français déjà installés dans le pays. Leur nombre ne parvient pas à dépasser celui des Italiens avant le milieu des années 1930.Les deux principaux afflux nord méditerranéens se concurrencent à coups de traités bilatéraux (1896, 1945) et de décrets pour l’octroi de la nationalité française (1921, 1923). L’équilibre entre les deux populations est atteint vers 1936 grâce à la naturalisation de milliers de volontaires progressivement attirés par le statut.
La migration maghrébine à Tunis est liée au travail, aux affinités religieuses (sur la route de la Mecque ou pour des études à la mosquée Université de la Zitouna), parfois à des besoins de refuge. Algériens, Tripolitains et Marocains sont disséminés dans le tissu de la ville selon les raisons de leur émigration et leur statut social. Les Algériens, citadins ou ruraux, se concentrent autour du quartier de Bab el Jazira, entretiennent des commerces. D’autres sont notaires, écrivains publics, enseignants, et certains occupent les rangs du mouvement nationaliste.Les flux de Tripolitains ou de Marocains, moins nombreux, grossissent les emplois urbains subalternes ou domestiques de la ville. La composante maghrébine du sous-prolétariat urbain peuple les quartiers les plus pauvres et se retrouve dans les organisations syndicales qui se forment au cours du XXème siècle.
Les mouvements de population de l’arrière-pays augmentent à la fin de la Première Guerre mondiale. Après un mode d’émigration individuel, les habitants de Djerba, du Sud ou du Nord s’installent par familles entières à Tunis à la recherche d’opportunités pour l’entreprise, le commerce ou les études qui augmentent à partir des années 1930.
De 110 000 habitants environ à la fin du XIX ème siècle (les statistiques flottent à ce sujet) à 500 000 habitants en 1956, la ville de Tunis connaît un dynamisme démographique et économique qui modifie la face et l’équilibre de la ville dans la première moitié du XXème siècle. Les recensements montrent une forte augmentation de la population européenne entre 1881 et 1930 qui atteint en 1936 le nombre de 98.877 dans l’enceinte tunisoise et de 115.653 dans l’ensemble de l’agglomération. Entre 1936 et 1956, les statistiques établissent une hausse plus vigoureuse de la catégorie « population musulmane » qui s’étend des quartiers de la « vieille ville » vers les nouveaux faubourgs et la ville moderne, en expansion depuis 1881.
D’un pôle urbain à un espace polycentré
La ville se déploie sur des quartiers, des faubourgs et des banlieues au Nord, au Sud et à l’Ouest. L’axe européen commence par le Nord, en direction du chenal qui mène à la mer. La cathédrale Saint Vincent de Paul qui fait face à la Résidence Générale, un ensemble de commerces, de restaurants, d’hôtels et de cafés structurent l’extension de la « ville européenne ». De l’autre côté de la Porte de la mer (Bab B’har) où le Consulat britannique a élu domicile depuis 1850, la « ville arabe » est investie par une population de Maltais, de Tunisiens musulmans et juifs, d’Italiens socialement bigarrée. Entre demeures bourgeoises, logements modestes, oukala-s (logements autour d’une cour centrale où les locataires se partagent la cuisine et les toilettes) et fondouk-s de passage, ateliers d’artisans et ruelles commerçantes, la médina de Tunis, s’organisait depuis longtemps autour de la mosquée de la Zitouna et de la citadelle de la Kasbah. Flanquée de deux faubourgs ou r’bat (Bab souika et Bab al jazira), et circonscrite par une série de portes, vestiges des anciens remparts pour la plupart détruits, elle a été érigée en municipalité en 1858.
Quoique complémentaires, ancienne et nouvelle aires urbaines, évoluent avec dissymétrie. Les travaux d’infrastructure et d’adduction d’égouts et d’eau courante aboutissent à un début de réseau en 1891 dans la partie moderne de la ville où la spéculation foncière attisée par la loi immobilière de 1888 fouette le traçage des rues et boulevards, stimule le bâtiment public et la construction privée. L’éclairage électrique s’étend à la ville européenne vers 1900.
L’administration française partage ses institutions entre les nouveaux quartiers (Hôtel de la Monnaie, Hôtel de ville, avenue de Carthage), les édifices de la médina (Dar Hussayn est le siège du commandement de l’armée, la caserne des janissaires d’El Attarine est transformée en bibliothèque, la Kasbah abrite le secrétariat général du gouvernement tunisien) et les boulevards tracés sur l’emplacement des remparts (les directions générales et les ministères deBab Benat).
L’architecture dite coloniale se développe à la faveur de la construction des immeubles, villas et édifices publics qui allient le style, le décor et les matériaux locaux avec les innovations techniques comme l’acier ou le béton.Dans la médina, on restaure (le minaret de la Zitouna en 1892) et des décrets (1920 et 1921) tentent de sauvegarder le bâti sans améliorer l’infrastructure et les conditions de vie. La densité de population augmente dans un tissu urbain peu retouché. En 1956, la population s’y élève à 120 000 environ dans un espace restreint qui se vide des couches les plus aisées, attirées vers les faubourgs plus accessibles grâce aux travaux de voirie et à la construction du réseau du tramway (le quartier du Bardo est relié à partir de 1908). Des zones d’habitation à bon marché (HBM) fixent à partir de 1920 les classes moyennes dans les quartiers de Franceville, Mutuelleville, Taoufik.
En 1931, le plan d’aménagement de la ville européenne tente de mettre de l’ordre dans une poussée urbaine constante. L’assainissement du quartier juif de la hara entre 1936 et 1939 et l’achèvement de la synagogue en 1937 participent au désenclavement de la population juive pauvre. Les juifs aisés eux sont intégrés à la bourgeoisie européenne industrielle et commerçante installée dans les quartiers résidentiels (Lafayette, Le Belvédère) et dans les banlieues (La Goulette, la Marsa, Hammam-Lif…) reliées par chemin de fer.
Parallèlement aux activités industrielles (alimentaires, matériaux de construction) et d’affaires, Tunis devient une ville de loisirs : les espaces verts aèrent le quartier du Passage, l’esplanade de Gambetta Park et le jardin d’essai du Belvédère (où un Casino est inauguré en 1910). Le théâtre municipal est inauguré en 1902, le théâtre italien Politeama Rossini voit le jour en 1903 tandis que le cinéma fait son apparition quelques mois après la première projection des Frères Lumière à Lyon : La Dépêche Tunisienne se fait l’écho d’une projection fin octobre 1896. L’Omnia Pathé, première salle de cinéma tunisoise est inaugurée en 1908. Le public des théâtres, music-halls, concerts, bals, cinémas, d’abord européen va se mélanger au fil du temps.
A côté de l’enrichissement de la trame urbaine, l’extension de la ville pousse vers une ceinture de taudis et de « gourbivilles » où s’entassent les populations des zones rurales du pays. Mellassine, Ras Et-tabia, Jbel Lahmar, La Cagna, Jbel Jelloud, faubourgs liés à l’activité industrielle qui se développe, s’étendent après la Deuxième Guerre mondiale qui a éprouvé la ville : le port et la compagnie fermière des Chemins de fer Tunisiens notamment ont subi des dégâts et un programme de reconstruction est lancé.
Espace citadin et politique
Le bouleversement urbain du Tunis colonial n’est pas uniquement lié au développement du train, du tramway, du télégraphe, de l’éclairage au gaz qui entraînent l’extension de l’espace, la poussée des banlieues et une proximité entre les différentes catégories de populations. La présence européenne joue un rôle moteur mais voisinage et partage des activités transforment à leur tour les relations et les mentalités urbaines.
L’impact des deux guerres mondiales, les transports, la vie de bureau, le travail en usine, la fréquentation des spectacles, les rythmes scolaires favorisent les mélanges d’habitudes et introduisent de nouvelles façons d’occuper la ville et de l’investir. Les jours fériés, le ramadan ou l’horaire estival de la « séance unique » pour les fonctionnaires instaurent un rapport au temps partagé par tous les Tunisois. Aussi, la géographie urbaine en mutation se double-t-elle d’une série de transformations dans les comportements individuels et les rapports collectifs qui changent la conception et le vécu de l’espace citadin.
Des mutations se font sentir après la Première Guerre mondiale avec la diffusion d’espaces de sociabilité et de loisirs citadins qui vont être les lieux d’expression de la politique. Le phénomène est engagé avec la diffusion de l’imprimé qui entraîne l’essor de la presse, en langue arabe et française principalement. Avec le journal, la physionomie des cafés se transforme. Le café européen (café bar et brasserie, ou débit de boissons rattaché à un hôtel) modifie l’occupation des lieux : les chaises remplacent les nattes des cafés maures. Le café draine en outre, une autre culture, celle du journal et une sociabilité qui facilite les réunions associatives. Une législation naît dans le but de surveiller ces lieux de rencontre et d’activité politique.
Les cafés sont concentrés entre l’avenue de France et l’entrée de la médina (on en compte sept en 1924). Ils pratiquent une mixité qu’on ne voit pas dans les cafés de la médina et des faubourgs. Cependant, depuis les incidents autour de l’immatriculation du cimetière du Djellaz(1911) et le boycott des tramways (1912)-deux révoltes urbaines réprimées dans le sang- qui marquent les Tunisois, le café devient partout le lieu où on lit le journal en groupe, où on échange les nouvelles et les idées, notamment politiques. Le cinéma et le sport deviennent aussi des lieux où s’exprime le politique.
A côté du réseau du centre ville, des salles de cinéma s’implantent en banlieue à partir de 1910 et dans les quartiers de Bab Souika, Bab Menara et Al Jazira à partir de 1924. Plus petites que celles de la ville européenne, ces salles programment des films arabes et hindous que la censure pointe parfois car il arrive que les spectateurs y expriment des opinions anticoloniales. Le sport, lieu de promiscuité, d’échange et d’adversité se politise également avec la multiplication des associations sportives. La naissance des deux grandes équipes tunisoises de football, le Club Africain (1920, Bab Jedid) et l’Espérance sportive de Tunis (1919, Bab Souika) marque la structuration de l’espace urbain par le sport, vecteur d’affirmation politique.
La politisation de ces activités citadines se remarque d’autant plus que Tunis, centre de l’administration coloniale et siège du contrôle civil de la région, n’héberge pas le Bey, co-signataire des lois et traités avec la Résidence Générale. Le garant et symbole de souveraineté de la Régence de Tunis réside en effet en banlieue : le pouvoir beylical vit, reçoit au Bardo, à Hammam-Lif, à La Marsa… Dans ces demeures excentrées, il se joue une existence jamais niée par les textes, mais marginalisée dans l’espace et dans la prise de décision.
Au contraire, les Français s’approprient l’espace comme lors des défilés du 14 juillet ou celui du Congrès Eucharistique de Carthage de 1930. En 1925, pour célébrer son centenaire, la statue du Cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et de Carthage, est érigée sur le parvis de la Place de la Bourse, à l’entrée des souks, provoquant des manifestations d’étudiants de la Zitouna. Ces actes répétés de théâtralisation de la présence française en Tunisie finissent en effet par engendrer des répliques nationalistes. Le premier parti nationaliste le Destour est fondé en 1920, puis leNeo-Destour dirigé par Bourguiba en 1934.
Les manifestations du 9 avril 1938 devant le Palais de justice sur le Boulevard Bab Benat et sur l’avenue Jules Ferry, face à la Résidence générale, apparaissent comme une protestation contre l’appropriation coloniale de l’espace que les habitants du Tunis, assiégé puis occupé à partir de 1881, n’ont pas exprimé en leur temps.
Ainsi, toute capitale qu’elle est depuis des siècles, Tunis voit son espace se politiser face à la colonisation française, une dimension qui vient s’ajouter à son dynamisme économique et à son aura historique.
Sélection bibliographique
Leïla Ammar, 2007, La rue à Tunis, réalités, permanences et transformations : de l’espace urbain à l’espace public, 1835-1935, Thèse en architecture, Université Paris VIII, Seine Saint Denis.
Habib Belaïd, 1998, « Aperçu sur le cinéma en Tunisie à l’époque coloniale », Rawafid n° 4, Revue publiée par l’Institut Supérieur d’Histoire du mouvement national, Université de La Manouba.
Morgan Corriou, 2011, Un nouveau loisir en situation coloniale : Le cinéma dans la Tunisie du protectorat (1896-1956), Thèse de doctorat, Université Paris-Diderot 7 (à paraître).
Christophe Giudice, 2006, La construction de Tunis, « ville européenne » et ses acteurs de 1860 à 1945, Thèse de doctorat, Université de Paris Panthéon-Sorbonne.
Paul Sebag, 1998, Tunis, Histoire d’une ville, Paris, L’Harmattan, 685 p.
Article publié dans le magazine Les Collections de l’Histoire n° 70, janvier-mars 2016, pp.76-80.
La photographie « Architecture. Avenue de paris. Tunis » est de Hamideddine BOUALI