Le ‘quatuor de Beyrouth’ : ‘‘des figures historiques dont la vie ressemble à un roman’’Le 05/09/16
Docteur de l’Institut national des langues et civilisations orientales et ancienne boursière de la Fondation Alexandre S. Onassis, Basma Zerouali est actuellement membre scientifique de l’École française d’Athènes. Elle y dirige, depuis 2012, le programme de recherche ‘La Grèce et le monde arabe’. Elle a collaboré durant plusieurs années aux recherches du Centre d’études d’Asie mineure à Athènes et a enseigné à l’université de Chypre. Elle est l’auteure de nombreux travaux portant sur le cosmopolitisme et le métissage culturel en Méditerranée oriental. A l’occasion de la parution de son ouvrage ‘Le quatuor de Beyrouth’ aux éditions Geuthner, l’auteure répond aux questions de l’Agenda Culturel.
Qui est le quatuor de Beyrouth ? Ce ’’quatuor’’ est composé de deux hommes et de deux femmes, écrivains-journalistes d’ascendance grecque ayant vécu à Beyrouth au début du XXe siècle, à l’époque où le mouvement en faveur d’une plus grande autonomie, voire de l’indépendance des provinces arabes de l’Empire ottoman, avait pris une grande ampleur.
Les destins croisés de ces quatre figures historiques présentent un intérêt accru de nos jours, car ils remettent en cause nombre de clichés identitaires relatifs au monde arabe. Bien qu’étant citoyens grecs, Petro Paoli et Constantin Yanni ont été jugés et condamnés par la cour martiale ottomane de Aley en raison de leur adhésion à la cause arabiste. Le premier, exécuté le 6 mai 1916 sur la Place des canons à Beyrouth, fait partie des martyrs dont la place porte désormais le nom et dont le centenaire est commémoré cette année au Liban. Selon les propres aveux de son ‘’bourreau’’, le commandant de la IVe armée ottomane et gouverneur de Syrie Jamal Pacha, Petro Paoli n’était coupable que d’un délit d’opinion : il lui était reproché d’avoir écrit en faveur de l’indépendance arabe. Quant à Constantin Yanni, il s’en fallut de peu qu’il ne devienne le second martyr grec de la cause arabiste. Enrôlé dans l’armée du Chérif Hussein de La Mecque, il prit part à la Grande révolte arabe, fut nommé ministre d’État au sein du gouvernement du Royaume du Hijaz et obtint à titre honorifique un haut grade militaire.
Le parcours des figures féminines du ‘quatuor de Beyrouth’ n’est pas moins fascinant. Fiancée à Petro Paoli, Marie Ajami fonda en 1910 ‘al-Arûs’, la première revue littéraire féminine de Damas. D’une intégrité intellectuelle et d’un courage exemplaires, elle n’hésitait ni à visiter les condamnés à mort en prison, ni à solliciter auprès de Jamal Pacha en personne la libération de certains d’entre eux, dont son fiancé. Liée à Marie Ajami par une profonde amitié et le même souci de perpétuer la mémoire des martyrs de 1916, Marie Yanni, sœur de Constantin Yanni, est celle qui publia le journal de prison de Petro Paoli dans sa revue ‘Minerva’. Après avoir épousé Ibrahim Atallah, un homme d’affaires originaire de Homs, elle s’installa en 1926 à Santiago du Chili et s’y éteignit en 1975, l’année même où débuta la Guerre civile dans son pays natal.
Le quatuor de Beyrouth a-t-il une parenté avec le quatuor d’Alexandrie ? Si parenté il y a, elle est indirecte. Beyrouth, de même qu’Alexandrie, fait partie de ces villes portuaires de la Méditerranée orientale réputées pour leur ‘’cosmopolitisme’’. Mais si l’ouvrage de Lawrence Durrell met en scène des personnages romanesques inspirés de personnes ayant réellement existé, ‘Le quatuor de Beyrouth’, à l’inverse, est constitué de figures historiques dont la vie ressemble à un roman. Je dirais donc qu’il s’agit davantage d’un clin d’œil.
S’agit-il d’un roman ou d’un ouvrage historique ? Il s’agit d’un ouvrage historique, mais dont j’ai souhaité rendre la lecture aussi aisée que celle d’un roman. Le journal de bord, qui se déploie tel un fil rouge, permet ainsi au lecteur d’entrer en quelque sorte dans l’intimité du chercheur, de suivre son cheminement, sa quête des descendants des protagonistes et des lieux où ils ont vécu, ses doutes autant que ses découvertes. J’ai également tenu à inclure les témoignages collectés lors de mes enquêtes de terrain dans leur quasi-intégralité et à mettre en rapport les données historiques avec l’actualité du moment, car passé et présent, histoire et mémoire ne peuvent se concevoir l’un sans l’autre. Les dimensions fort modestes des célébrations actuelles du 6 mai 1916 seraient difficiles à comprendre sans les remarques des témoins relatives à la Guerre civile libanaise, une guerre qui brouille les limites entre notions de ‘’victime’’ et de ‘’martyr’’. Pareillement, solliciter le regard d’une militante actuelle des droits des femmes au Liban contribue à une meilleure évaluation de l’engagement de Marie Ajami et Marie Yanni en faveur de la cause féministe.
Les mêmes raisons m’ont également incitée à consacrer plusieurs pages au feuilleton syrien ‘Harâir’ (Femmes libres), diffusé en 2015, qui met pour la première fois en scène à l’écran Petro Paoli et Marie Ajami. L’élément visuel est d’ailleurs très important dans l’ouvrage. Côtoyant les images d’archives, les photographies récentes des lieux fréquentés par le ‘quatuor’ ou associés à leur mémoire, telle la rue Petro Paoli, sont une fenêtre ouverte sur le Beyrouth d’aujourd’hui.
Quelles ont été vos sources pour l’écrire ? En ce qui concerne le contenu historique, les écrits des membres du ‘quatuor’, ainsi que de leurs contemporains (articles de journaux et de revues, correspondance, mémoires) ont constitué les sources principales, complétées par les entretiens. Quant à la forme qu’a finalement pris le livre, deux ouvrages m’ont particulièrement inspirée. Le premier s’intitule ‘In an Antique Land’ (1992). Amitav Ghosh y combine un récit historique se déroulant au XIIe siècle entre l’Égypte et l’Inde et une enquête de terrain anthropologique menée dans les années 1980 dans le Delta du Nil. Dans le second ouvrage, ‘Roof Life’ (2013), Svetlana Alpers juxtapose chroniques et conversations familiales, descriptions de scènes observées depuis un loft new-yorkais, citations de dialogues de films, échanges de fax, petites annonces et recettes de cuisine. Je trouve particulièrement stimulante cette forme d’écriture dégagée des carcans stylistiques et aussi imprévisible que peut l’être la vie elle-même.
Quels sont vos prochains projets d’écriture ? Le projet sur lequel je travaille en ce moment, situé tout comme le précédent sur les rives de la Méditerranée orientale à la fin de l’époque ottomane, entraînera le lecteur dans l’univers des musiciens de Smyrne (aujourd’hui Izmir). C’est dans cette ville, en résonance profonde avec Beyrouth, que les expressions musicales d’ ‘’Orient’’ et d’ ‘’Occident’’ les plus diverses ont connu un brassage défiant toutes les frontières du réel et de l’imaginaire.
Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali
Qui est le quatuor de Beyrouth ? Ce ’’quatuor’’ est composé de deux hommes et de deux femmes, écrivains-journalistes d’ascendance grecque ayant vécu à Beyrouth au début du XXe siècle, à l’époque où le mouvement en faveur d’une plus grande autonomie, voire de l’indépendance des provinces arabes de l’Empire ottoman, avait pris une grande ampleur.
Les destins croisés de ces quatre figures historiques présentent un intérêt accru de nos jours, car ils remettent en cause nombre de clichés identitaires relatifs au monde arabe. Bien qu’étant citoyens grecs, Petro Paoli et Constantin Yanni ont été jugés et condamnés par la cour martiale ottomane de Aley en raison de leur adhésion à la cause arabiste. Le premier, exécuté le 6 mai 1916 sur la Place des canons à Beyrouth, fait partie des martyrs dont la place porte désormais le nom et dont le centenaire est commémoré cette année au Liban. Selon les propres aveux de son ‘’bourreau’’, le commandant de la IVe armée ottomane et gouverneur de Syrie Jamal Pacha, Petro Paoli n’était coupable que d’un délit d’opinion : il lui était reproché d’avoir écrit en faveur de l’indépendance arabe. Quant à Constantin Yanni, il s’en fallut de peu qu’il ne devienne le second martyr grec de la cause arabiste. Enrôlé dans l’armée du Chérif Hussein de La Mecque, il prit part à la Grande révolte arabe, fut nommé ministre d’État au sein du gouvernement du Royaume du Hijaz et obtint à titre honorifique un haut grade militaire.
Le parcours des figures féminines du ‘quatuor de Beyrouth’ n’est pas moins fascinant. Fiancée à Petro Paoli, Marie Ajami fonda en 1910 ‘al-Arûs’, la première revue littéraire féminine de Damas. D’une intégrité intellectuelle et d’un courage exemplaires, elle n’hésitait ni à visiter les condamnés à mort en prison, ni à solliciter auprès de Jamal Pacha en personne la libération de certains d’entre eux, dont son fiancé. Liée à Marie Ajami par une profonde amitié et le même souci de perpétuer la mémoire des martyrs de 1916, Marie Yanni, sœur de Constantin Yanni, est celle qui publia le journal de prison de Petro Paoli dans sa revue ‘Minerva’. Après avoir épousé Ibrahim Atallah, un homme d’affaires originaire de Homs, elle s’installa en 1926 à Santiago du Chili et s’y éteignit en 1975, l’année même où débuta la Guerre civile dans son pays natal.
Le quatuor de Beyrouth a-t-il une parenté avec le quatuor d’Alexandrie ? Si parenté il y a, elle est indirecte. Beyrouth, de même qu’Alexandrie, fait partie de ces villes portuaires de la Méditerranée orientale réputées pour leur ‘’cosmopolitisme’’. Mais si l’ouvrage de Lawrence Durrell met en scène des personnages romanesques inspirés de personnes ayant réellement existé, ‘Le quatuor de Beyrouth’, à l’inverse, est constitué de figures historiques dont la vie ressemble à un roman. Je dirais donc qu’il s’agit davantage d’un clin d’œil.
S’agit-il d’un roman ou d’un ouvrage historique ? Il s’agit d’un ouvrage historique, mais dont j’ai souhaité rendre la lecture aussi aisée que celle d’un roman. Le journal de bord, qui se déploie tel un fil rouge, permet ainsi au lecteur d’entrer en quelque sorte dans l’intimité du chercheur, de suivre son cheminement, sa quête des descendants des protagonistes et des lieux où ils ont vécu, ses doutes autant que ses découvertes. J’ai également tenu à inclure les témoignages collectés lors de mes enquêtes de terrain dans leur quasi-intégralité et à mettre en rapport les données historiques avec l’actualité du moment, car passé et présent, histoire et mémoire ne peuvent se concevoir l’un sans l’autre. Les dimensions fort modestes des célébrations actuelles du 6 mai 1916 seraient difficiles à comprendre sans les remarques des témoins relatives à la Guerre civile libanaise, une guerre qui brouille les limites entre notions de ‘’victime’’ et de ‘’martyr’’. Pareillement, solliciter le regard d’une militante actuelle des droits des femmes au Liban contribue à une meilleure évaluation de l’engagement de Marie Ajami et Marie Yanni en faveur de la cause féministe.
Les mêmes raisons m’ont également incitée à consacrer plusieurs pages au feuilleton syrien ‘Harâir’ (Femmes libres), diffusé en 2015, qui met pour la première fois en scène à l’écran Petro Paoli et Marie Ajami. L’élément visuel est d’ailleurs très important dans l’ouvrage. Côtoyant les images d’archives, les photographies récentes des lieux fréquentés par le ‘quatuor’ ou associés à leur mémoire, telle la rue Petro Paoli, sont une fenêtre ouverte sur le Beyrouth d’aujourd’hui.
Quelles ont été vos sources pour l’écrire ? En ce qui concerne le contenu historique, les écrits des membres du ‘quatuor’, ainsi que de leurs contemporains (articles de journaux et de revues, correspondance, mémoires) ont constitué les sources principales, complétées par les entretiens. Quant à la forme qu’a finalement pris le livre, deux ouvrages m’ont particulièrement inspirée. Le premier s’intitule ‘In an Antique Land’ (1992). Amitav Ghosh y combine un récit historique se déroulant au XIIe siècle entre l’Égypte et l’Inde et une enquête de terrain anthropologique menée dans les années 1980 dans le Delta du Nil. Dans le second ouvrage, ‘Roof Life’ (2013), Svetlana Alpers juxtapose chroniques et conversations familiales, descriptions de scènes observées depuis un loft new-yorkais, citations de dialogues de films, échanges de fax, petites annonces et recettes de cuisine. Je trouve particulièrement stimulante cette forme d’écriture dégagée des carcans stylistiques et aussi imprévisible que peut l’être la vie elle-même.
Quels sont vos prochains projets d’écriture ? Le projet sur lequel je travaille en ce moment, situé tout comme le précédent sur les rives de la Méditerranée orientale à la fin de l’époque ottomane, entraînera le lecteur dans l’univers des musiciens de Smyrne (aujourd’hui Izmir). C’est dans cette ville, en résonance profonde avec Beyrouth, que les expressions musicales d’ ‘’Orient’’ et d’ ‘’Occident’’ les plus diverses ont connu un brassage défiant toutes les frontières du réel et de l’imaginaire.
Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali
[Photo : © Silvia Milan]
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