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I – Dix ans après les printemps arabes, une génération en rupture avec l’ancien monde
Les personnes de moins de 25 ans représentent plus de la moitié de la population dans le monde arabe. Le plus souvent privée de droits politiques et d’opportunités économiques, cette jeune population bouillonne depuis des années. Elle était en première ligne il y a dix ans lors de la première vague des « printemps arabes » et plus récemment lors de la deuxième vague de soulèvements populaires au Liban, en Irak, en Algérie et au Soudan. Si cette mobilisation aussi massive qu’inédite a provoqué un sentiment de déception à la hauteur de l’euphorie collective qu’elle avait suscitée, elle témoigne tout de même de plusieurs évolutions profondes, bien que pas toujours visibles, dans la région. Dans son ouvrage « Le Triangle de l’interdit » (al-Thâlouth al-mouharram) publié en 1973, l’intellectuel syrien Abou Ali Yassine pointait les trois tabous qui prévalent dans les sociétés arabo-musulmanes, à savoir celui de la politique, celui de la religion et celui de la sexualité. Sur ces trois thématiques centrales, la jeunesse arabe est aujourd’hui en rupture, plus ou moins radicale, avec les générations qui la précèdent. Au cours de ces derniers mois, « L’Orient-Le Jour » a interrogé une trentaine de jeunes de moins de 30 ans issus des quatre coins du monde arabe pour mieux comprendre l’ampleur de ces mutations. Premier épisode aujourd’hui autour de la question du politique, que la jeunesse arabe s’est complètement réappropriée.
OLJ / Par Soulayma MARDAM BEY avec Antoine AJOURY, Caroline HAYEK, Julie KEBBI et Élie SAÏKALI, le 02 février 2021 à 00h00
« La révolution, c’était plus qu’un rêve qui se réalisait, il y avait en elle quelque chose d’orgasmique ! Qui aurait pu imaginer qu’un jour, en Libye, après 40 ans sous le règne d’une des pires dictatures de la région, on connaîtrait le goût de la liberté, qu’il y aurait une société civile, que l’on se permettrait de poser les vraies questions ? C’était magique. ». Ghady, 27 ans, se souvient parfaitement de ce 17 février 2011 où, alors adolescente, en communion avec des milliers de compatriotes, elle s’est soulevée contre le régime sanguinaire et mégalomane de Mouammar Kadhafi, un pouvoir broyeur de toute expression individuelle ou collective. Un moment unique, d’une force rare, où la parole s’est enfin libérée pour aller rejoindre les places publiques et les réseaux sociaux, et désacraliser ce qui, jusque-là, semblait intouchable. Et s’il est vrai, concède Ghady, que la suite porte en elle son lot de tragédies, marquée par deux guerres civiles, des déplacements de populations et l’exil, la jeune femme – qui vit aujourd’hui en Tunisie – refuse de ne voir que le côté sombre dans la séquence politique qui s’est ouverte il y a dix ans, lorsque la Libye a été emportée dans le tourbillon révolutionnaire régional – tout comme le Yémen, le Bahreïn, l’Égypte et la Tunisie juste avant et la Syrie peu après. Tout comme, huit ans plus tard, à partir de décembre 2018, le Soudan, l’Algérie, l’Irak et le Liban.
« Avant la révolution, nous vivions, mais nous étions des corps sans âme. Tout semblait inanimé, figé », résume Ghady. Écrivaine, elle appartient à cette nouvelle génération qui, dans le monde arabe, a réalisé l’impensable, en jaillissant à partir de décembre 2010, comme autant de « je » que de « nous » dans une arène politique qui lui a longtemps été interdite pour clamer haut et fort son droit à la dignité, à la justice sociale et à la liberté. Qui, face aux discours largement éculés des régimes en place, à ces harangues rembobinées et rejouées à l’infini, a décidé d’imposer son propre tempo, dans lequel elle pourrait agir et ne plus subir.
Certes, de larges pans de la jeunesse contemplent actuellement, sans illusions, l’état de la région, la plongée de la Syrie, du Yémen et de la Libye dans les horreurs des guerres civiles, la régression autoritaire en Égypte, la consolidation du pouvoir royal au Bahreïn, la persistance du statu quo en Algérie, en Irak et au Liban et l’effondrement économique général. Mais elle peut se targuer d’au moins un exploit : avoir brisé le mur de la peur. « Avant la révolution, si mon père ou l’un de mes proches parlait de politique ou du régime, on disait : “Chut, taisez-vous, les murs ont des oreilles”. Impossible de s’exprimer, tout le monde avait peur », se rappelle Jamal*, 23 ans, originaire de Maarat al-Noumane dans la province d’Idleb en Syrie. « Mais avec la révolution, les murs sont tombés et on n’a plus eu peur », poursuit le photographe.
À travers les soulèvements arabes, le tabou du politique a volé en éclats et entraîné dans le sillage de son effondrement un réel éveil à la chose publique à travers une nouvelle génération qui tente d’imposer plusieurs ruptures avec l’ordre ancien : la priorisation des questions locales, le non-alignement sur les axes régionaux, la méfiance vis-à-vis des idéologies et la volonté de mener plusieurs combats de front, celui pour des droits socio-économiques et celui pour des droits civils et politiques. Une expérience qui n’en est qu’à ses premiers balbutiements...
« Publicité mensongère »
Les « printemps arabes » – comme il est coutume de les appeler – ont d’abord donné lieu à un véritable changement de paradigme : les enjeux internes prennent beaucoup plus d’importance que les externes par comparaison avec les précédentes décennies. Loin semble l’époque des années 50 et 60 où les mobilisations populaires étaient portées par le panarabisme politique – avec souvent une sensibilité socialisante. Loin semble aussi le temps où, dans le même esprit, la cause palestinienne constituait le fer de lance de l’émancipation arabe. Une bonne partie de la jeunesse n’accepte plus l’exploitation du combat palestinien par des régimes qui s’en servent pour réprimer toute contestation politique ou sociale. La rhétorique anti-impérialiste dont se sont gargarisés les Assad de père en fils a perdu de sa superbe. La stratégie de la Moumânaa – qui vise à justifier le maintien du pays en état d’urgence par la nécessité de tenir tête à Israël et à ses alliés sans toutefois jamais leur faire la guerre – ne fait plus florès. « Ce régime se dit ennemi d’Israël mais qu’est-ce qu’il a fait contre lui ? Ce n’est que de la publicité mensongère », insiste Jamal.
On a arboré, bien sûr, ici et là, au cours des deux vagues de soulèvements, l’emblématique drapeau palestinien aux côtés de l’étendard national, comme en hommage à ceux qui ont auparavant insufflé l’esprit de lutte dans toute la région. Les slogans contre le président Moubarak en Égypte en 2011 le qualifiaient de laquais d’Israël et des États-Unis, et insinuaient même qu’il ne comprenait que l’hébreu... Mais, globalement, l’heure est à la redéfinition des priorités. « On a été biberonné à la cause palestinienne depuis qu’on est tout petit, à la télé, à l’école. C’était la cause numéro un dans la région. Les événements de 2011 n’ont pas réduit son importance mais ont permis aux gens de se concentrer sur les problèmes qui les touchent directement », explique Ghady.
Les cadeaux offerts par Donald Trump à Israël – reconnaissance de Jérusalem comme capitale en 2017, reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan en 2019, feu vert à l’annexion des blocs de colonies et de la vallée du Jourdain dans le cadre du plan de « paix » américain présenté début 2020, pressions en vue de la normalisation avec plusieurs États arabes tout au long de l’année dernière – n’ont à cet égard pas suscité de grandes mobilisations, ni avant ni après les restrictions dues à la propagation du coronavirus l’an passé. « Il y a toujours un élan spontané de solidarité avec la cause palestinienne mais elle a perdu sa centralité, d’une part parce que ceux qui parlent en son nom sont eux-mêmes discrédités – que ce soit l’Autorité palestinienne ou le Hamas – et d’autre part parce qu’il y a eu ces dix dernières années d’effroyables tragédies dans le reste du monde arabe », résume Gilbert Achcar, professeur en relations internationales à la SOAS, université de Londres.
Au printemps 2011, ce sont en fait les intifadas régionales qui semblent, dans un premier temps, exalter une jeunesse palestinienne, déjà fortement politisée, mais esquintée par l’interminable occupation israélienne, le siège de Gaza et les guerres fratricides que se livrent le Fateh et le Hamas. À quoi s’ajoute l’enlisement des négociations avec les gouvernements israéliens successifs, dont elle n’a jamais perçu les bienfaits que l’on avait tant fait miroiter à ses parents. « Nous ne vivrons jamais libres en Palestine dans un contexte régional où les populations sont écrasées par des dictatures pourries », souffle Hanane*, la vingtaine, originaire de la bande de Gaza.
Dans la même veine, la nouvelle génération se singularise par sa volonté ferme de s’extraire de la guerre des axes que se livrent différentes puissances étrangères et qui ont piégé les soulèvements syrien, libyen et yéménite. L’Arabie saoudite la révulse autant que l’Iran, ou encore la Turquie. « La Turquie a bousillé notre révolution en laissant entrer des jihadistes étrangers qui ont commis les pires atrocités. Elle a fait le jeu du régime », dénonce sans détour Jamal.
En Irak comme au Liban – où des mouvements de contestation sans précédent ont débuté respectivement à partir du 1er et du 17 octobre 2019 – nombreux sont ceux qui ont scandé à pleins poumons le dégoût que leur inspirent les injonctions à choisir un camp contre un autre. « On ne sait plus quoi faire pour se débarrasser de l’Iran et des États-Unis. Aucun des deux pays ne veut respecter la souveraineté irakienne et le sang des Irakiens. On se retrouve entre le marteau et l’enclume », soupire Roula*, 29 ans, une avocate originaire de Bagdad. Le système politique confessionnel mis en place dans le sillage de l’intervention américaine en 2003 a permis à Téhéran d’imposer progressivement son emprise sur le pays, en tirant profit par la suite de la victoire contre l’État islamique en 2017. « L’Iran, c’est comme une pieuvre aux longues tentacules qui peut absolument contrôler toutes les institutions d’État, changer les ministres, écarter tel ou tel homme politique… On ne peut pas se taire en voyant notre indépendance aussi bafouée. », fulmine Ali*, 27 ans, employé dans une compagnie d’assurances à Bassora, dans le sud du pays.
« Idéologie diffuse »
Cette jeunesse qui s’affirme témoigne aussi d’un net détachement des idéologies naguère dominantes. Une grande partie parmi elle est d’ailleurs née à la politique avec la révolution. « Avant le 22 février 2019, je n’étais absolument pas politisée. Au moment de l’élection pour le quatrième mandat de Bouteflika, j’étais encore lycéenne et je n’ai pas du tout de souvenirs de cette période parce qu’on se disait, au sein de ma famille du moins, que les jeux étaient déjà faits, que tout cela n’était que du cinéma et que voter ou pas ça revenait au même », confie Yasmine*, 22 ans, étudiante en droit, originaire d’Alger.
De ce vide idéologique, des courants islamistes représentés notamment par les Frères musulmans ont tenté de se saisir au cours de la première vague des soulèvements. Parce qu’ils n’avaient jamais été aux manettes du pouvoir, parce qu’ils ont longtemps été violemment réprimés par des régimes qui se disaient nationalistes, ils ont pu, pour un temps seulement, figurer l’alternative en Égypte par exemple. Une expérience qui se soldera par un échec cuisant. Couplée aux aventures autrement plus sanglantes de l’État islamique, d›el-Qaëda ou des factions armées chiites, elle contribuera à éloigner des pans significatifs de la jeunesse des forces politiques porteuses d’une vision intégriste de l’islam.
La nouvelle génération arabe semble aujourd’hui plus disposée à s’engager pour la défense des droits humains que dans la lutte des classes et son vocabulaire paraît parfois davantage emprunter à un lexique réformiste que révolutionnaire. En guerre contre la corruption endémique qui gangrène toutes les strates de l’État et de la société, beaucoup de jeunes évoquent leur aspiration à des formes de gouvernance « honnêtes » menées par des gens « compétents ». Selon l’édition 2020 du Arab Youth Survey, 77 % des 18-24 ans pensent que la corruption gouvernementale est particulièrement ou relativement répandue dans leur pays et 36 % érigent la lutte contre ce fléau au rang de première priorité. La faillite des modèles économiques en place et le creusement des inégalités remettent néanmoins les revendications sociales au goût du jour. « On se retrouve en l’absence d’une quelconque force idéologique qui peut se prétendre dominante dans la région. Mais en même temps, il y a une idéologie diffuse qui anime la majorité des personnes engagées dans ces mouvements, surtout les jeunes. Ils ne défendent pas uniquement des valeurs de liberté et de démocratie mais aussi de justice sociale. Le thème de l’emploi est très fort et souligne une aspiration à un modèle social, économique et politique qui soit radicalement différent », analyse Gilbert Achcar.
Cette « idéologie diffuse » se manifeste, entre autres, dans la récusation des leaderships trop personnalisés. La jeunesse semble en effet observer d’un œil circonspect les hommes qui se veulent trop providentiels. Alors qu’un Gamal Abdel Nasser a pu symboliser à lui tout seul par le passé, aux yeux d’une frange importante du monde arabe, la dignité retrouvée du peuple égyptien après la nationalisation du canal de Suez, l’héroïsation n’a dorénavant plus le vent en poupe. « Je viens d’une famille très engagée et politiquement marquée à gauche. La différence essentielle entre cette génération et la nôtre, c’est que nous, nous ne faisons plus confiance aux partis, aux chefs, aux idéologies », confie Chafiq, 29 ans, habitant de Ramallah en Cisjordanie.
Dans une région du monde qui se caractérise par sa diversité ethnique et religieuse, mais où les régimes en place ont toujours excité les peurs intercommunautaires et imposé en même temps la suprématie de la culture arabe sur toutes les autres, la rupture semble aussi s’incarner par cette partie non négligeable de la jeunesse gagnée à un pluralisme qui ne serait pas seulement politique, mais aussi culturel. « Si je devais me définir idéologiquement, je dirais que je crois profondément au multiculturalisme, à la diversité ethnique et religieuse, à la pluralité des courants d’idées et à l’échange, y compris des idées que l’on considère comme nous étant étrangères », affirme Ghady.
« Déphasage »
La nouvelle génération se trouve toutefois plus que jamais en dix ans confrontée à un double défi : celui du politique et celui de l’économie. Dans l’ensemble de la région MENA (Moyen-Orient/Afrique du Nord), les conditions qui avaient conduit aux soulèvements se sont détériorées davantage, galvanisées par l’impitoyable retour de bâton des régimes en place. En Égypte, les têtes sont tombées deux fois pour finalement laisser place au maréchal Abdel-Fattah el-Sissi, bien plus féroce que ses prédécesseurs et particulièrement intransigeant dans la mise en œuvre d’un programme économique néolibéral. Résultat : le coût de la vie a explosé mais la brutalité du pouvoir dissuade la population de crier sa colère, du moins à grande échelle. « Les gens paient la facture de la stupidité d’un régime qui applique les politiques du FMI et de la Banque mondiale. Les classes pauvre et moyenne en souffrent cruellement. On n’ose pas dire non car les militaires sont au pouvoir et on a un pistolet sur la tempe quand on refuse leurs politiques », s’insurge Marwan*, 29 ans, originaire du Caire. La Tunisie peut s’enorgueillir d’être le seul pays de la première vague révolutionnaire à avoir relativement réussi sa transition démocratique, mais la liberté d’expression ne compense pas le manque de pain. « Même si vous êtes Bac+5 ou Bac+8, vous ne valez pas grand-chose », résume Jawad*, 25 ans, ingénieur en informatique originaire de Nabeul. Selon l’Arab Youth Survey 2020, près de 89 % des 18-24 ans sont préoccupés par la question du travail et seuls 49 % d’entre eux font confiance à leur gouvernement pour répondre au défi. Et pour cause : les taux de chômage des jeunes sont considérables, atteignant 25 % en Irak, 29,5 % en Algérie, plus de 31 % en Égypte et au Soudan, 36,3 % en Tunisie ou encore 50,5 % en Libye.
Les lendemains étant de plus en plus incertains, des millions et des millions de jeunes ne pensent plus qu’à émigrer. Ils sont prêts à partir n’importe où pourvu qu’ils puissent trouver un travail et un peu de sécurité. N’importe où pourvu qu’ils ne soient pas arrêtés pour un mot de trop. Selon l›Arab Youth Survey 2020, l’émigration est à présent envisagée par 42 % des 18-24 ans. En plus du manque d’opportunités professionnelles, nombre d’entre eux se sentent en rupture avec leurs sociétés et ne peuvent se résoudre à l’idée que le statu quo puisse convenir à ceux qui n’ont pas encore la tête entièrement sous l’eau. « Je pense que toute ma génération se sent en déphasage avec le pays. Ce sont des personnes âgées qui soutiennent le régime et déterminent notre avenir. Je ne vois pas de futur pour moi ici, khalas », confesse Marwan, résigné.
Et pourtant, si la lueur née des soulèvements populaires semble aujourd’hui recouverte par les brumes du fatalisme, voire du désespoir, beaucoup d’activistes ont toujours l’intime conviction que rien ne sera plus jamais comme avant. « L’un de nos accomplissements est d’avoir montré aux dirigeants qu’ils ne pouvaient pas tout faire, que nous sommes conscients et que nous avons le droit d’exister, de vivre dignement dans notre pays », dit Yasmine. Dans ce monde arabe longtemps décrit comme immuable et où l’humiliation des plus démunis a été érigée en système, cette jeunesse-là ne se laissera plus faire. Il faudra désormais, et quoi qu’il arrive, compter avec elle.
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