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Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Abū l-Fidā’
(1272-1331), prince, géographe et chroniqueur
Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 01/02/2021 • modifié le 03/02/2021 • Durée de lecture : 9 minutes
Abū l-Fidā’ :
Taqwīm al-buldan, Ayasofya 2597, page de la description de l’Arabie.
La
série d’articles sur le récit de la vie et des voyages des voyageurs arabes
vise à donner une image de l’Orient médiéval narrée par ses auteurs qui ont
arpentés les villes et les endroits reculés de leur temps. Jean-Charles Ducène,
directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et
ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales,
s’est intéressé dans de précédents entretiens à Yāqūt al-Rūmī, à Abū Rayḥān al-Bīrūnī et à Abū Dulaf Mis‘ar.
Dans
ce nouvel entretien, il revient sur l’existence et l’œuvre d’un guerrier
érudit, le prince Ismā‘īl Abū l-Fidā’. Les recensions des villes et de leurs
richesses ainsi que les chroniques dont il est également l’acteur s’apprécient
tant d’un point de vue politique que culturel. La chronique universelle d’Abū
l-Fidā’ traversera les siècles et l’on trouve notamment une version de sa
géographie exécutée au 16ème siècle pour Murad III, le sultan ottoman féru
d’astronomie et d’astrologie que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer.
Quel est le
contexte social et historique dans lequel Abū l-Fidā’ exerce ses fonctions et
pourquoi est-il prince ?
Ismā‘īl
Abū l-Fidā’ appartient à une branche de la famille des Ayyoubides – dynastie
mise en place par Saladin (1138-1193) –, descendant en ligne
directe du frère aîné de Saladin, Šāhinšāh. Au milieu du XIIIe siècle, cette
famille possède encore une principauté en Syrie dont la capitale était Ḥamāh
sur l’Oronte, mais elle connaît la transition du pouvoir ayyoubide vers le
pouvoir mamelouk qui s’installe alors au Proche-Orient, redistribuant le
pouvoir à sa guise. Ismā‘īl Abū l-Fidā’ fit tout pour garder son rang et sa
principauté malgré les vicissitudes politiques.
Il
est difficile de dire quand commence une carrière de chroniqueur – surtout
quand l’auteur est lui-même aussi acteur de l’Histoire par moment – mais il
nous plait de souligner qu’à l’âge de 12 ans, il assista, en compagnie de son
père et de son cousin, le prince al-Muẓaffar Maḥmūd II de Ḥamāh, à la prise par
le sultan mamelouk al-Qalā’ūn (m. 1290) de la forteresse croisée de Margat, sur
la côte syrienne, des mains des Hospitaliers. En 1289, il assiste à la conquête
de Tripoli et l’année suivante, il participe à celle de Saint-Jean-d’Acre en
tant qu’émir de dix hommes, c’est dire qu’il commande une escouade et qu’il
connaît le combat parmi les troupes mameloukes. Il continua par la suite à
monter en grade et à participer aux campagnes militaires qui visaient à étendre
et stabiliser le sultanat mamelouk, c’est-à-dire en guerroyant contre ce qui
restait des Croisés, contre les Arméniens de Cilicie et contre les Mongols qui
s’aventuraient à l’ouest de l’Euphrate. D’ailleurs lors d’une opération en
Petite Arménie, il reçut en partage deux femmes esclaves et un jeune garçon
dont il fit son mamelouk, c’est-à-dire qu’il le forme pour en faire un
militaire à son service (un peu comme les janissaires sous les Ottomans). Un
mamelouk est un « esclave » militaire, mais il était émancipé avant
de servir.
Ainsi,
selon les circonstances, cette ancienne élite aristocratique est soumise à des
gouverneurs mamelouks de toute autre extraction. En 1310, Abū l-Fidā’ devient
gouverneur de Ḥamāh. Et pour se montrer à la cour du sultan, il fait plusieurs
fois le voyage en Egypte : cela lui réussit, en 1312 il reçoit le titre de
prince. Plus tard, il accompagne le sultan Muḥammad (r. 1309-1340) lors de son
pèlerinage à La Mecque en 1319-1320, et de retour au Caire, les insignes du
sultanat et le titre d’al-Malik al-Mu’ayyad lui sont remis, ce qui lui donne
autorité sur tous les gouverneurs de Syrie.
A
sa mort, son fils al-Afḍal lui succède, mais il se montre moins habile à garder
le pouvoir d’autant qu’il a des inclinations mystiques, devenant soufi.
Paradoxale évolution, quand on sait que Saladin fit exécuter al-Suhrawardī à
Alep en 1191 ! Et la dynastie des Ayyoubides s’éteint avec la mort de cet
ultime épigone en 1341.
Abū
l-Fidā’ nous intéresse surtout ici pour sa production scientifique à savoir un
ouvrage de géographie original, terminé en 1321 et une chronique universelle
commencée en 1315 et continuée jusqu’en 1329.
Comment et quand
ce dirigeant stratège se meut-il en érudit ?
Abū
l-Fidā’ était un homme de son temps et de sa « caste », qui tentait
de maintenir l’autonomie et les revenus de son domaine en servant le pouvoir
étatique sans lequel il aurait été néanmoins trop faible pour subsister. Il
sert le sultan qui est au pouvoir, en espérant que sa fidélité soit
récompensée. Et, nous l’avons oublié, les sociétés anciennes étaient violentes.
Il fait la guerre pour ses maîtres et chasse au gerfaut avec les hommes de sa
famille. En même temps, il a joui d’une formation littéraire et islamique dès
son enfance que son rang lui permettait d’avoir, de sorte que sa production
intellectuelle apparaît comme une expansion littéraire d’une inclination
personnelle, alors que lui-même s’est évertué de son vivant à préserver la
position de sa famille. Néanmoins, sa position sociale lui permet aussi de
soutenir les littérateurs : en tant que prince, il fait du mécénat et
entretient à sa cour des poètes, dont Muḥammad ibn Nubāta (1287-1366) payé pour
composer les panégyriques du prince et qui loue encore fidèlement les
Ayyoubides après le décès du fils d’Abū l-Fidā’. Ses contemporains vantent ses
connaissances en médecine, en philosophie, en poésie et en jurisprudence. Il
emploie des secrétaires à qui il dicte ses ouvrages. Etonnamment, l’Histoire a
surtout retenu ses œuvres érudites. Son cas n’est pas unique, Usāma ibn Munqiḏ
(1095-1188), petit seigneur arabe de Jordanie, est plus connu aujourd’hui pour
ses mémoires que pour son action diplomatique. Ce dernier a également dicté
cette œuvre personnelle parce qu’il avait perdu la vue.
Quels sont les
particularités des œuvres d’Abū l-Fidā’ parmi la nombreuse littérature
historique et géographique du XIVe siècle ?
Sa
chronique universelle, Muḫtaṣar ta’rīḫ al-bašar (« L’abrégé
de l’histoire de l’humanité ») qui narre l’histoire des territoires
islamiques depuis la création jusqu’en 1329, n’est guère originale hormis pour
la période dont il fut témoin et pour les événements qui concernent sa famille.
En revanche, sa géographie, le Taqwīm al-buldān (« Le
tableau des pays »), dont la première version est terminée en 1321 mais
que l’auteur révisera jusqu’à sa mort – on en possède trois rédactions – est
d’un autre ordre. Abū l-Fidā’ veille tout d’abord à donner, dans les prolégomènes,
un état des lieux de la géographie à son époque avec les principaux auteurs qui
l’ont illustrée ainsi que ses courants. Puis, d’une manière originale, il allie
à la fois géographie mathématique et géographie descriptive en 28 chapitres.
Quand nous disons d’une manière originale, c’est que l’auteur explique avoir
voulu présenter clairement son matériau et pour se faire, il a eu recours à la
forme du tableau (voir illustration) que lui a inspiré un traité de pharmacopée
dû au médecin Ibn Ǧazla (1074-1100), qui présentait les maladies et leurs
remèdes sous cette forme. Dans la plupart des manuscrits, le tableau est
subdivisé en 7 bandes et l’on a 28 chapitres en tout mais rien n’indique que
cette heptade ait un sens caché. Son originalité vient aussi de l’alliance de
la géographie mathématique à la géographie descriptive, car ses 578 notices
sont ordonnées de la même manière : le toponyme, ses coordonnées en
longitude et latitude, sa région, son « climat » – au sens médiéval,
cela désigne une zone définie parallèlement à l’équateur sur le globe –,
l’orthographe du toponyme et une brève description topographique de la
localité. Quant à l’ordre de son énumération, il dit expressément suivre celui
choisi par un géographe du Xe siècle, Ibn Ḥawqal, commençant par l’Arabie,
continuant par les régions méditerranéennes, passant au Proche-Orient, ensuite
par les régions iraniennes jusqu’en Chine, et revenant par les îles de l’océan
Indien. Il repasse alors en Méditerranée pour décrire l’Anatolie byzantine et post-seldjoukide,
puis les provinces caucasiennes et caspiennes avant de terminer au Khurāsān et
en Transoxiane.
Pour un auteur
relativement sédentaire, ces descriptions détaillées sont inattendues. Peut-on
dès lors donner du crédit à son témoignage et reflète-t-il une vision du monde
réaliste ?
D’abord,
soyons honnête, son discours géographique prend plus l’aspect d’un inventaire
de localités qu’une réflexion subtile du rapport entre l’homme et son terroir,
comme c’est le cas chez d’autres auteurs. L’élément primordial chez lui reste
la ville qui est localisée, puis brièvement décrite sous l’aspect général de sa
topographie ou de ses ressources. Il arrive qu’il évoque sa fondation ou son
histoire récente. Ceci dit, effectivement, il ne connaissait lui-même que la
Syrie, le nord de l’Egypte, l’ouest de l’Arabie et le sud-ouest de l’Anatolie
actuelle, mais il ne s’appuie qu’exceptionnellement sur son observation
personnelle. Ses sources sont d’abord livresques, notamment Ibn Ḥawqal (Xe
s.), al-Bīrūnī (m. 1048), al-Idrīsī (XIIe s.), Yāqūt (m. 1229) et surtout Ibn Sa‘īd (m.
1286) à qui l’on doit un Livre de la géographie dont le
manuscrit utilisé par Abū l-Fidā’ et annoté de sa main se trouve à la
Bibliothèque nationale de France (Bnf. Ar 2234, copié en 1314-1315.). L’usage
de sources anciennes le conduit à des démarches contradictoires : dans
certains cas, il initie une réflexion historique sur l’évolution du lieu, dans
d’autres, il présente une description atemporelle. Il répète ainsi que les
Sabéens ont un temple à Ḥarrān – dans l’actuel sud-est de la Turquie – localité
pourtant en ruine à son époque. Et sur la foi d’Ibn Ḥawqal, il décrit le port
de Sīrāf en Iran, qui, pourtant, a été détruit par un tremblement de terre. Il
avoue cependant parfois ne faire que recopier ce qu’il a lu sans vérifier les
faits. Ses allusions à l’histoire récente sont rares et concernent d’abord les
Croisades. Son expérience d’un endroit prend parfois l’aspect de l’anecdote
comme lorsqu’il relate une chasse aux lièvres, en 1315, au sud de Malatya, ou à
la grande Histoire quand il évoque sa présence à la prise d’Acre en 1291. Pour
l’Inde, il mentionne le témoignage d’un voyageur qui en revient mais pour la
Chine, il justifie la qualité médiocre de son information par la rareté des
voyageurs qui l’ont parcourue. En revanche, il peut fournir une description
plus à jour de l’Anatolie par l’intermédiaire d’Ibn Sa‘īd et grâce à des
renseignements glanés auprès de pèlerins en 1321. Il précise d’ailleurs décrire
Constantinople sur la foi d’un voyageur qui l’a visitée.
A
vrai dire, ce sont les territoires périphériques du centre de l’Islam qui
jouissent d’une représentation mise à jour, à savoir les régions pontiques, où
l’islam progresse et l’Andalus, où l’islam régresse ! Ainsi, il localise
les villes riveraines de la mer Noire, notamment en Crimée, mais aussi sur la
rive occidentale, y compris les bouches du Danube et la Valachie. N’oublions pas
que ces régions s’islamisent lentement par la présence de la Horde d’or plus au
nord. Quant à l’Espagne musulmane, après avoir évoqué, sur la base de sources
anciennes, l’Andalus musulmane de manière atemporelle, il reconnaît que ce sont
les chrétiens qui en sont maintenant maîtres, distinguant le roi de Castille,
celui d’Aragon, celui de Léon et celui du Portugal.
Cet ouvrage a-t-il
eu une influence par la suite et notamment en Europe ?
Absolument.
La géographie d’Abū l-Fidā’ a été lue jusqu’à l’époque ottomane car Muḥammad
‘Alī Sipahīzāde (m. 1587) en donne un remaniement en arabe qu’il dédie au
sultan Mourad III et un abrégé en turc qu’il dédicace au vizir Muḥammad Bāšā.
D’ailleurs, plus de 13 manuscrits en sont conservés à Istanbul, dont un
autographe (Ayasofya 2597, voir illustration). En Europe, son influence ne fut
pas moindre car il a été l’un des premiers géographes arabes, avec al-Idrīsī, à être connu et ceci
dès le XVIe siècle lorsque Guillaume Postel (1510-1581), – le premier à occuper
la chaire d’arabe au Collège royal, futur Collège de France – rapporta de Syrie
à Venise en 1550 un exemplaire de la géographie. Trois ans plus tard, l’éditeur
Ramusio (1485-1557) écrit dans un volume de sa collection de géographes qu’il
attend beaucoup de cet ouvrage de géographie pour la connaissance de l’Afrique
et de l’Asie notamment grâce aux coordonnées géographiques qu’il propose. En
1580, c’est Mercator (1512-1594) lui-même dans une lettre à Richard Hakluyt
(1553-1616) qui dit espérer beaucoup de ce savant arabe. Car en effet, jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle, l’intérêt pour cet auteur en Europe vient du fait
qu’il donne des positions semblablement précises à des accidents géographiques
autrement pas ou peu connus par les Européens. Progressivement, des chapitres
en sont édités et traduits : John Greaves (1602-1652) publie ainsi en 1650
sa description du Khwārizm et de la Transoxiane par notre auteur et le
« géographe du roi » Pierre Duval (1610-1683) en dessine la carte en
1665, partant des coordonnées du géographe arabe. Dans le courant du XVIIIe
siècle, d’autres parties sont éditées comme l’Arabie par John Gagnier
(1670-1740) en 1740, la Syrie en 1766 par J. Bernard Köhler (1742-1802) ou
l’Egypte en 1776 par Johann Michaelis (1717-1791), et ces descriptions sont
prises en compte par les géographes de l’époque à commencer par Jean-Baptiste
Bourguignon d’Anville (1697-1782). Remarquez que la chronique de l’auteur
connaît un sort identique, en 1723, la biographie de Muḥammad qui en est
extraite est publiée à Oxford par John Gagnier. La géographie est finalement
éditée en arabe par Joseph Reinaud (1790-1867) et William Mac Guckin de Slane
(1801-1878) en 1841, suivie de sa traduction française en 1848, terminée en
1883 par Stanilas Guyard (1846-1884).
Quels manuscrits
avons-nous aujourd’hui à notre disposition ?
Au
moins deux manuscrits contemporains existent puisque l’auteur a révisé son
travail, l’un est conservé à Leyde (Or. 57), il a été copié pour l’usage d’Abū
l-Fidā’ et donne à voir des additions ainsi que des corrections de sa main. Ce
volume fut acheté en Syrie au XVIIe siècle par l’orientaliste hollandais Jacob
Golius (1596-1661). L’autre manuscrit se trouve à Istanbul (Ayasofya 2597, voir
illustration). Par ailleurs, le manuscrit de sa chronique, annoté de sa main,
est conservé à Paris (Bnf, ar. 1508). Personnellement, nous avons eu l’occasion
de voir sa tombe, dans une petite mosquée dans les environs de Ḥamāh ainsi
qu’une ceinture d’apparat lui ayant appartenu, conservée au Benaki Islamic
Museum d’Athènes.
Pour en savoir
plus :
Holt, P., The memoirs of a Syrian prince : Abū l-Fidā’, Sultan of Hamāh
(672-732/1273-1331), Wiesbaden, 1983.
Reinaud, J.-T., Géographie d’Aboulféda, Paris, 1848, 2 vols.
Publié le 01/02/2021
FLORENCE
SOMER
Diplômée
de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de Bruxelles (2015),
Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans en tant que
journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de télévision Kahkeshan
TV où elle a produit des documentaires culturels en persan. Cette
activité lui a également permis de voyager en Afghanistan ainsi qu’en Iran.
Elle a également réalisé des reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie,
Égypte), en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique
du Sud.
Elle
est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris). Sa
thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets
de Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour
pas été rassemblés ni systématiquement étudiés.
JEAN-CHARLES
DUCÈNE
Jean-Charles
Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son
enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences
naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les
géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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