vendredi 5 février 2021

ένας πολύ γνωστός Άραβας περιηγητής του Μεσαίωνα

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Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Abū l-Fidā’ (1272-1331), prince, géographe et chroniqueur

Par Florence SomerJean-Charles Ducène
Publié le 01/02/2021 • modifié le 03/02/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

   


Abū l-Fidā’ : Taqwīm al-buldan, Ayasofya 2597, page de la description de l’Arabie.

La série d’articles sur le récit de la vie et des voyages des voyageurs arabes vise à donner une image de l’Orient médiéval narrée par ses auteurs qui ont arpentés les villes et les endroits reculés de leur temps. Jean-Charles Ducène, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, s’est intéressé dans de précédents entretiens à Yāqūt al-Rūmī, à Abū Rayḥān al-Bīrūnī et à Abū Dulaf Mis‘ar.

Dans ce nouvel entretien, il revient sur l’existence et l’œuvre d’un guerrier érudit, le prince Ismā‘īl Abū l-Fidā’. Les recensions des villes et de leurs richesses ainsi que les chroniques dont il est également l’acteur s’apprécient tant d’un point de vue politique que culturel. La chronique universelle d’Abū l-Fidā’ traversera les siècles et l’on trouve notamment une version de sa géographie exécutée au 16ème siècle pour Murad III, le sultan ottoman féru d’astronomie et d’astrologie que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer.

Quel est le contexte social et historique dans lequel Abū l-Fidā’ exerce ses fonctions et pourquoi est-il prince ?

Ismā‘īl Abū l-Fidā’ appartient à une branche de la famille des Ayyoubides – dynastie mise en place par Saladin (1138-1193) –, descendant en ligne directe du frère aîné de Saladin, Šāhinšāh. Au milieu du XIIIe siècle, cette famille possède encore une principauté en Syrie dont la capitale était Ḥamāh sur l’Oronte, mais elle connaît la transition du pouvoir ayyoubide vers le pouvoir mamelouk qui s’installe alors au Proche-Orient, redistribuant le pouvoir à sa guise. Ismā‘īl Abū l-Fidā’ fit tout pour garder son rang et sa principauté malgré les vicissitudes politiques.

Il est difficile de dire quand commence une carrière de chroniqueur – surtout quand l’auteur est lui-même aussi acteur de l’Histoire par moment – mais il nous plait de souligner qu’à l’âge de 12 ans, il assista, en compagnie de son père et de son cousin, le prince al-Muẓaffar Maḥmūd II de Ḥamāh, à la prise par le sultan mamelouk al-Qalā’ūn (m. 1290) de la forteresse croisée de Margat, sur la côte syrienne, des mains des Hospitaliers. En 1289, il assiste à la conquête de Tripoli et l’année suivante, il participe à celle de Saint-Jean-d’Acre en tant qu’émir de dix hommes, c’est dire qu’il commande une escouade et qu’il connaît le combat parmi les troupes mameloukes. Il continua par la suite à monter en grade et à participer aux campagnes militaires qui visaient à étendre et stabiliser le sultanat mamelouk, c’est-à-dire en guerroyant contre ce qui restait des Croisés, contre les Arméniens de Cilicie et contre les Mongols qui s’aventuraient à l’ouest de l’Euphrate. D’ailleurs lors d’une opération en Petite Arménie, il reçut en partage deux femmes esclaves et un jeune garçon dont il fit son mamelouk, c’est-à-dire qu’il le forme pour en faire un militaire à son service (un peu comme les janissaires sous les Ottomans). Un mamelouk est un « esclave » militaire, mais il était émancipé avant de servir.

Ainsi, selon les circonstances, cette ancienne élite aristocratique est soumise à des gouverneurs mamelouks de toute autre extraction. En 1310, Abū l-Fidā’ devient gouverneur de Ḥamāh. Et pour se montrer à la cour du sultan, il fait plusieurs fois le voyage en Egypte : cela lui réussit, en 1312 il reçoit le titre de prince. Plus tard, il accompagne le sultan Muḥammad (r. 1309-1340) lors de son pèlerinage à La Mecque en 1319-1320, et de retour au Caire, les insignes du sultanat et le titre d’al-Malik al-Mu’ayyad lui sont remis, ce qui lui donne autorité sur tous les gouverneurs de Syrie.

A sa mort, son fils al-Afḍal lui succède, mais il se montre moins habile à garder le pouvoir d’autant qu’il a des inclinations mystiques, devenant soufi. Paradoxale évolution, quand on sait que Saladin fit exécuter al-Suhrawardī à Alep en 1191 ! Et la dynastie des Ayyoubides s’éteint avec la mort de cet ultime épigone en 1341.

Abū l-Fidā’ nous intéresse surtout ici pour sa production scientifique à savoir un ouvrage de géographie original, terminé en 1321 et une chronique universelle commencée en 1315 et continuée jusqu’en 1329.

Comment et quand ce dirigeant stratège se meut-il en érudit ?

Abū l-Fidā’ était un homme de son temps et de sa « caste », qui tentait de maintenir l’autonomie et les revenus de son domaine en servant le pouvoir étatique sans lequel il aurait été néanmoins trop faible pour subsister. Il sert le sultan qui est au pouvoir, en espérant que sa fidélité soit récompensée. Et, nous l’avons oublié, les sociétés anciennes étaient violentes. Il fait la guerre pour ses maîtres et chasse au gerfaut avec les hommes de sa famille. En même temps, il a joui d’une formation littéraire et islamique dès son enfance que son rang lui permettait d’avoir, de sorte que sa production intellectuelle apparaît comme une expansion littéraire d’une inclination personnelle, alors que lui-même s’est évertué de son vivant à préserver la position de sa famille. Néanmoins, sa position sociale lui permet aussi de soutenir les littérateurs : en tant que prince, il fait du mécénat et entretient à sa cour des poètes, dont Muḥammad ibn Nubāta (1287-1366) payé pour composer les panégyriques du prince et qui loue encore fidèlement les Ayyoubides après le décès du fils d’Abū l-Fidā’. Ses contemporains vantent ses connaissances en médecine, en philosophie, en poésie et en jurisprudence. Il emploie des secrétaires à qui il dicte ses ouvrages. Etonnamment, l’Histoire a surtout retenu ses œuvres érudites. Son cas n’est pas unique, Usāma ibn Munqiḏ (1095-1188), petit seigneur arabe de Jordanie, est plus connu aujourd’hui pour ses mémoires que pour son action diplomatique. Ce dernier a également dicté cette œuvre personnelle parce qu’il avait perdu la vue.

Quels sont les particularités des œuvres d’Abū l-Fidā’ parmi la nombreuse littérature historique et géographique du XIVe siècle ?

Sa chronique universelle, Muḫtaṣar ta’rīḫ al-bašar (« L’abrégé de l’histoire de l’humanité ») qui narre l’histoire des territoires islamiques depuis la création jusqu’en 1329, n’est guère originale hormis pour la période dont il fut témoin et pour les événements qui concernent sa famille. En revanche, sa géographie, le Taqwīm al-buldān (« Le tableau des pays »), dont la première version est terminée en 1321 mais que l’auteur révisera jusqu’à sa mort – on en possède trois rédactions – est d’un autre ordre. Abū l-Fidā’ veille tout d’abord à donner, dans les prolégomènes, un état des lieux de la géographie à son époque avec les principaux auteurs qui l’ont illustrée ainsi que ses courants. Puis, d’une manière originale, il allie à la fois géographie mathématique et géographie descriptive en 28 chapitres. Quand nous disons d’une manière originale, c’est que l’auteur explique avoir voulu présenter clairement son matériau et pour se faire, il a eu recours à la forme du tableau (voir illustration) que lui a inspiré un traité de pharmacopée dû au médecin Ibn Ǧazla (1074-1100), qui présentait les maladies et leurs remèdes sous cette forme. Dans la plupart des manuscrits, le tableau est subdivisé en 7 bandes et l’on a 28 chapitres en tout mais rien n’indique que cette heptade ait un sens caché. Son originalité vient aussi de l’alliance de la géographie mathématique à la géographie descriptive, car ses 578 notices sont ordonnées de la même manière : le toponyme, ses coordonnées en longitude et latitude, sa région, son « climat » – au sens médiéval, cela désigne une zone définie parallèlement à l’équateur sur le globe –, l’orthographe du toponyme et une brève description topographique de la localité. Quant à l’ordre de son énumération, il dit expressément suivre celui choisi par un géographe du Xe siècle, Ibn Ḥawqal, commençant par l’Arabie, continuant par les régions méditerranéennes, passant au Proche-Orient, ensuite par les régions iraniennes jusqu’en Chine, et revenant par les îles de l’océan Indien. Il repasse alors en Méditerranée pour décrire l’Anatolie byzantine et post-seldjoukide, puis les provinces caucasiennes et caspiennes avant de terminer au Khurāsān et en Transoxiane.

Pour un auteur relativement sédentaire, ces descriptions détaillées sont inattendues. Peut-on dès lors donner du crédit à son témoignage et reflète-t-il une vision du monde réaliste ?

D’abord, soyons honnête, son discours géographique prend plus l’aspect d’un inventaire de localités qu’une réflexion subtile du rapport entre l’homme et son terroir, comme c’est le cas chez d’autres auteurs. L’élément primordial chez lui reste la ville qui est localisée, puis brièvement décrite sous l’aspect général de sa topographie ou de ses ressources. Il arrive qu’il évoque sa fondation ou son histoire récente. Ceci dit, effectivement, il ne connaissait lui-même que la Syrie, le nord de l’Egypte, l’ouest de l’Arabie et le sud-ouest de l’Anatolie actuelle, mais il ne s’appuie qu’exceptionnellement sur son observation personnelle. Ses sources sont d’abord livresques, notamment Ibn Ḥawqal (Xe s.), al-Bīrūnī (m. 1048), al-Idrīsī (XIIe s.), Yāqūt (m. 1229) et surtout Ibn Sa‘īd (m. 1286) à qui l’on doit un Livre de la géographie dont le manuscrit utilisé par Abū l-Fidā’ et annoté de sa main se trouve à la Bibliothèque nationale de France (Bnf. Ar 2234, copié en 1314-1315.). L’usage de sources anciennes le conduit à des démarches contradictoires : dans certains cas, il initie une réflexion historique sur l’évolution du lieu, dans d’autres, il présente une description atemporelle. Il répète ainsi que les Sabéens ont un temple à Ḥarrān – dans l’actuel sud-est de la Turquie – localité pourtant en ruine à son époque. Et sur la foi d’Ibn Ḥawqal, il décrit le port de Sīrāf en Iran, qui, pourtant, a été détruit par un tremblement de terre. Il avoue cependant parfois ne faire que recopier ce qu’il a lu sans vérifier les faits. Ses allusions à l’histoire récente sont rares et concernent d’abord les Croisades. Son expérience d’un endroit prend parfois l’aspect de l’anecdote comme lorsqu’il relate une chasse aux lièvres, en 1315, au sud de Malatya, ou à la grande Histoire quand il évoque sa présence à la prise d’Acre en 1291. Pour l’Inde, il mentionne le témoignage d’un voyageur qui en revient mais pour la Chine, il justifie la qualité médiocre de son information par la rareté des voyageurs qui l’ont parcourue. En revanche, il peut fournir une description plus à jour de l’Anatolie par l’intermédiaire d’Ibn Sa‘īd et grâce à des renseignements glanés auprès de pèlerins en 1321. Il précise d’ailleurs décrire Constantinople sur la foi d’un voyageur qui l’a visitée.

A vrai dire, ce sont les territoires périphériques du centre de l’Islam qui jouissent d’une représentation mise à jour, à savoir les régions pontiques, où l’islam progresse et l’Andalus, où l’islam régresse ! Ainsi, il localise les villes riveraines de la mer Noire, notamment en Crimée, mais aussi sur la rive occidentale, y compris les bouches du Danube et la Valachie. N’oublions pas que ces régions s’islamisent lentement par la présence de la Horde d’or plus au nord. Quant à l’Espagne musulmane, après avoir évoqué, sur la base de sources anciennes, l’Andalus musulmane de manière atemporelle, il reconnaît que ce sont les chrétiens qui en sont maintenant maîtres, distinguant le roi de Castille, celui d’Aragon, celui de Léon et celui du Portugal.

Cet ouvrage a-t-il eu une influence par la suite et notamment en Europe ?

Absolument. La géographie d’Abū l-Fidā’ a été lue jusqu’à l’époque ottomane car Muḥammad ‘Alī Sipahīzāde (m. 1587) en donne un remaniement en arabe qu’il dédie au sultan Mourad III et un abrégé en turc qu’il dédicace au vizir Muḥammad Bāšā. D’ailleurs, plus de 13 manuscrits en sont conservés à Istanbul, dont un autographe (Ayasofya 2597, voir illustration). En Europe, son influence ne fut pas moindre car il a été l’un des premiers géographes arabes, avec al-Idrīsī, à être connu et ceci dès le XVIe siècle lorsque Guillaume Postel (1510-1581), – le premier à occuper la chaire d’arabe au Collège royal, futur Collège de France – rapporta de Syrie à Venise en 1550 un exemplaire de la géographie. Trois ans plus tard, l’éditeur Ramusio (1485-1557) écrit dans un volume de sa collection de géographes qu’il attend beaucoup de cet ouvrage de géographie pour la connaissance de l’Afrique et de l’Asie notamment grâce aux coordonnées géographiques qu’il propose. En 1580, c’est Mercator (1512-1594) lui-même dans une lettre à Richard Hakluyt (1553-1616) qui dit espérer beaucoup de ce savant arabe. Car en effet, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’intérêt pour cet auteur en Europe vient du fait qu’il donne des positions semblablement précises à des accidents géographiques autrement pas ou peu connus par les Européens. Progressivement, des chapitres en sont édités et traduits : John Greaves (1602-1652) publie ainsi en 1650 sa description du Khwārizm et de la Transoxiane par notre auteur et le « géographe du roi » Pierre Duval (1610-1683) en dessine la carte en 1665, partant des coordonnées du géographe arabe. Dans le courant du XVIIIe siècle, d’autres parties sont éditées comme l’Arabie par John Gagnier (1670-1740) en 1740, la Syrie en 1766 par J. Bernard Köhler (1742-1802) ou l’Egypte en 1776 par Johann Michaelis (1717-1791), et ces descriptions sont prises en compte par les géographes de l’époque à commencer par Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville (1697-1782). Remarquez que la chronique de l’auteur connaît un sort identique, en 1723, la biographie de Muḥammad qui en est extraite est publiée à Oxford par John Gagnier. La géographie est finalement éditée en arabe par Joseph Reinaud (1790-1867) et William Mac Guckin de Slane (1801-1878) en 1841, suivie de sa traduction française en 1848, terminée en 1883 par Stanilas Guyard (1846-1884).

Quels manuscrits avons-nous aujourd’hui à notre disposition ?

Au moins deux manuscrits contemporains existent puisque l’auteur a révisé son travail, l’un est conservé à Leyde (Or. 57), il a été copié pour l’usage d’Abū l-Fidā’ et donne à voir des additions ainsi que des corrections de sa main. Ce volume fut acheté en Syrie au XVIIe siècle par l’orientaliste hollandais Jacob Golius (1596-1661). L’autre manuscrit se trouve à Istanbul (Ayasofya 2597, voir illustration). Par ailleurs, le manuscrit de sa chronique, annoté de sa main, est conservé à Paris (Bnf, ar. 1508). Personnellement, nous avons eu l’occasion de voir sa tombe, dans une petite mosquée dans les environs de Ḥamāh ainsi qu’une ceinture d’apparat lui ayant appartenu, conservée au Benaki Islamic Museum d’Athènes.

Pour en savoir plus :
Holt, P., The memoirs of a Syrian prince : Abū l-Fidā’, Sultan of Hamāh (672-732/1273-1331), Wiesbaden, 1983.
Reinaud, J.-T., Géographie d’Aboulféda, Paris, 1848, 2 vols.

Publié le 01/02/2021

   


FLORENCE SOMER

Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de télévision Kahkeshan TV où elle a produit des documentaires culturels en persan. Cette activité lui a également permis de voyager en Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.

Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets de Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour pas été rassemblés ni systématiquement étudiés.

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JEAN-CHARLES DUCÈNE

Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).

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