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Entretien avec Bertrand Badie - Bilan, dix ans après
les Printemps arabes
Par Bertrand Badie, Mathilde Rouxel
Publié le 28/01/2021 • modifié le 28/01/2021 • Durée de lecture : 6 minutes
Bertrand Badie est professeur émérite des Universités à Sciences Po Paris. Il a récemment publié Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique aux éditions du CNRS (2020). Il revient dans cet entretien sur les mécanismes qui ont conduit à la mobilisation des peuples arabes en 2011 et en 2019, et fait le bilan des transformations politiques et sociales dans la région, dix ans après les premiers soubresauts de ce qui fut baptisé les "Printemps arabes".
Dans la plupart des pays où la
population s’est mobilisée contre son régime politique en 2011, les
soulèvements se sont transformés en contre-révolutions qui ont pris différentes
formes. Pouvez-vous expliquer les principales raisons qui ont conduit à ce
bilan négatif ?
Je vais d’abord revenir sur le terme « bilan
négatif ». Je comprends à quoi il se réfère, mais il ne faut pas céder à
de trop courantes simplifications. Une révolution est l’aboutissement d’une
colère qui est évidemment censée déboucher sur un changement. Toutes les
révolutions ont ainsi pour objectif de créer une dynamique de transformation et
le Printemps arabe ne faisait pas exception. Mais la plupart des révolutions
connaissent aussi une phase de réaction thermidorienne qui rétablit parfois
tout simplement les cadres politiques contestés au moment de la révolte, voire
sous une forme aggravée : ce fut Bonaparte en France ou Sissi en Égypte,
consacrant un retour d’un ordre politique autoritaire. Certaines peuvent aussi
échouer dans le sang, comme en Syrie ou au Bahreïn, d’autres se prolonger dans
l’anarchie comme en Libye, voire au Yémen. Mais ce qui a eu lieu avant,
c’est-à-dire la prise de conscience politique de tous ceux qui y participaient
de près ou de loin, n’a pas pour autant disparu et ce n’est pas rien !
Ce retour à
l’ordre a été parfois très brutal dans le contexte du Printemps arabe, semblant
anéantir les acquis ainsi obtenus place Tahrir au Caire : cette
exceptionnelle dureté s’explique par le jeu de trois facteurs. D’abord, le
temps révolutionnaire arabe n’a pas été précédé, comme dans la Révolution
française, par un débat public approfondi, par un renouvellement des idées et
des visions politiques, à l’instar de ce qui se fit tout au long du XVIIIe
siècle français avec les Lumières, où les débats dans les cafés, les théâtres,
les salons ont produit les conditions d’un climat intellectuel
prérévolutionnaire. Rien de comparable dans le contexte répressif des années
antérieures à 2011 dans le monde arabe : nulle référence n’a favorisé
l’émergence de nouvelles idées qui auraient pu accompagner le processus
révolutionnaire. On a donc pu assister d’autant plus facilement, notamment en
Egypte, à une sorte de retour, tenu par une main de fer, du système précédent.
Par ailleurs,
les États arabes concernés sont adossés à des modèles politiques qui étaient
depuis longtemps de nature très autoritaire, mais dont la texture
institutionnelle était très mince et fragile. Le retour au système traditionnel
de type néo-patrimonial s’est donc opéré de façon quasi-naturelle, un leader
prenant la place d’un autre, libéré de toute contrainte ou culture
institutionnelle : le cas tunisien est à ce titre un exemple éclairant.
Troisième
raison, il a manqué à ces printemps arabes ce que j’appellerais un
« transformateur » ; ces mouvements étaient issus principalement
d’une colère sociale liée à des échecs politiques et sociaux, des frustrations,
et à cette incapacité de pouvoir s’exprimer dans une société pourtant
dominée par la communication. Or aucune organisation politique n’était présente
pour transformer cette colère sociale en un programme de gouvernement. Voilà
qui a empêché le renouvellement de la classe politique : il n’y avait pas
de « cadets » pour se substituer à l’ancienne classe politique et
prendre charge cette mobilisation. Il n’y avait pas cette élite nouvelle issue
en France de la bourgeoisie des Lumières capable de gérer la révolution comme
ce fut le cas tout au long de la Révolution française. Ce sont donc les mêmes
acteurs issus de la classe politique dénoncée durant les révolutions qui sont
revenus au pouvoir sous la forme la plus extrême et la plus répressive à
savoir : l’armée, comme dans le cas exemplaire de l’Égypte, ou les
politiciens traditionnels en Tunisie. D’où ce sentiment de « déjà vu ».
La Tunisie, qui est le seul pays à avoir opéré une transition
démocratique. Pourtant, les commentateurs et l’opinion publique dressent
aujourd’hui, dix ans plus tard, un bilan désenchanté de cette révolution. Qu’en
est-il exactement de la situation politique actuelle en Tunisie ?
La révolution
tunisienne est née d’une forme de colère sociale, exprimée par le suicide tout
à fait emblématique de Mohamed Bouazizi, et qui a permis le renversement du
régime de Ben Ali. Au moment de la transition démocratique, une nouvelle forme
de système politique s’est substituée à la dictature, mais le pays n’a pas vu
émerger de nouvelles figures politiques, ni guère davantage de formations
politiques inédites. La révolution tunisienne a été prise en étau entre les
forces classiquement oppositionnelles (Ennahdha et
les mouvements islamistes) et une classe politique traditionnelle qui a plus ou
moins essayé de phagocyter le nouveau régime en retournant de fait aux vieilles
pratiques et aux anciens privilèges.
Par ailleurs,
la dissolution du régime autoritaire a fait peu à peu ressurgir l’Etat
postcolonial bien connu, porteur des faiblesses institutionnelles qui avaient
précisément donné naissance jadis à la dictature de Ben Ali. Comme la classe
politique et les élites en général ne se renouvelaient pas, le même processus
tend à se réenclencher, marginalisant à nouveau les acteurs nouveaux et
redonnant à une petite oligarchie les pouvoirs lui permettant de refaire le
même parcours qu’autrefois…
Peut-on voir dans les révoltes qui ont éclaté en 2019 en Algérie, au
Soudan et au Liban une poursuite de ces contestations initiées en 2011 ?
Il y a un lien
incontestable entre les mouvements de 2011 et ceux de 2019. En 2019, comme en
2011, les peuples se soulèvent pour réclamer davantage de dignité, pour
dénoncer le « système » (nizam)
en place, et partagent un discours dégagiste. En mettant bout à bout tous ces
éléments, on se trouve face à une filiation à laquelle s’ajoutent les
ingrédients devenus classiques, comme la force des réseaux sociaux et l’expression
de la colère.
Les mouvements
de 2019 sont toutefois différents de ceux de 2011. Les soulèvements de 2019
s’inscrivent en effet dans un processus mondial de contestation. En 2011, les
Printemps arabes ont certes inauguré une série de mouvements d’opposition qui
ont traversé le monde entier (Occupy Wall
Street à New York, Indignados en
Espagne, etc.). Cependant, en 2019, les contestations qui ont éclaté dans le
monde arabe se sont non seulement placées dans la continuité des printemps
arabes de 2011, mais aussi dans le sillon des mobilisations qui ont éclaté
parallèlement en Amérique Latine, en Europe, en Asie. Nous avons eu affaire
alors à une colère sociale mondiale, et à ce titre, l’histoire arabe s’inscrit
désormais clairement dans la mondialisation : la dénonciation du
« système », la lutte pour la dignité (karama),
et contre l’humiliation (hogra)
deviennent des slogans partagés aux quatre coins du monde. Derrière cette
réalité, on voit se former une mobilisation d’un type nouveau, plus expressif
que revendicatif, où le « faire savoir » l’emporte sur la
construction d’un programme politique et d’un leadership. On y retrouve
également un refus commun de la mondialisation dans son incarnation
néo-libérale, comme en témoigne l’importance un peu partout des points de
départ économiques des mobilisations, tel au Liban avec la taxe sur WhatsApp ou
en Iran avec l’augmentation des prix de l’essence, tandis qu’au Soudan la
mobilisation a commencé avec une protestation contre l’augmentation du prix du
pain. Ce lien avec la mondialisation apparaissait très clairement avec la
thématique empruntée en France par les Gilets jaunes.
Comment expliquer la persistance d’une volonté de la part des peuples
de se révolter, en dépit des conséquences des Printemps arabes de 2011 ?
Je crois que
cette question est importante tant elle permet de mettre en avant l’une des
caractéristiques les plus fortes de ces mouvements, qui sont davantage des
mouvements expressifs que des
mouvements alternatifs. J’entends
par là que le dénominateur commun de toutes ces mobilisations, en Algérie, dans
le monde arabe, mais aussi en Amérique latine, voire en France, tient à
l’expression d’une colère populaire, comme nous l’avons montré, mais aussi – ce
qui est très nouveau – celle d’un espoir de changer totalement le
système sans demander pour autant à exercer le pouvoir. Les contestataires
exigent de ceux qui sont en place de « dégager », ils veulent changer
le système, mais ne sont pas porteurs d’un modèle alternatif. D’un certain
point de vue, ce qui s’est passé en France avec les Gilets jaunes relève de la
même dynamique. Il s’est agi d’une contestation, de l’expression d’une
exaspération directe qui n’est plus filtrée par une quelconque organisation.
Dans le cas précis du Liban, on comprend alors que l’intervention d’Emmanuel
Macron n’ait pas eu de réel écho populaire : la colère du peuple libanais
s’exprimait dans le rejet du modèle politique tel qu’il était, alors que le
président français cherchait justement à négocier avec lui.
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