Le Nizam-i’Alem. La vision du monde universaliste de
l’Empire ottoman (1/2)
Par Camille Duguit
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Nizam-i-Alem-La-vision-du-monde-universaliste-de-l-Empire-ottoman-1-2.html
Empire ottoman : "portrait de Soliman (Suleyman) Ier le
Magnifique (1494-1566), dixieme sultan Ottoman" Miniature du 16eme siecle.
Istanbul, bibliotheque du musee Topkapi Sarayi.
©Luisa
Ricciarini/Leemage
Leemage via AFP
Chaque Empire construit son socle référentiel via
deux cartographies, une imaginaire liée aux mythes fondateurs et une réelle,
plus complexe à saisir. Ainsi, la Maison d’Osman se dote très tôt d’une vision
du monde universaliste, le Nizam-i’Alem.
L’organisation militaire ottomane est intimement liée à sa conception de l’Etat
ainsi que du monde. Tout au long de son histoire, cette dialectique du paradigme
ottoman va venir s’articuler au travers d’une conception singulière de l’ordre
impérial dénommée « Nizam ».
Pendant trois siècles, la vision du monde des Ottomans semblait bien
ancrée autour d’une vision du monde universaliste, le Nizam-i’Alem.
La Maison d’Osman se trouve alors à la tête de l’Empire universel, dépositaire
des traditions impériales romano-perses à la conjonction des homologies
cosmiques et terrestres, suggérant ainsi un ordonnancement tant divin que
territorial des royaumes sous son contrôle.
Représentant la plus grande puissance militaire du temps, les Ottomans
modèlent le langage de la compétition impériale en Europe (I). Selon cet
ordonnancement, l’unicité divine doit impliquer l’unicité terrestre (II). Face
au reflux devant Vienne (1683), Kostantiniyye réforme
ses perceptions et doit élaborer un « nouvel ordre » Nizam-i’ Cedid (III).
I. La « Pomme rouge » (Kizil Alma) ou la translatio
imperii ottomane
Métaphore de l’ambition mondiale ottomane, la « Pomme rouge » (Kizil Alma) s’apparente à l’orbe, le globus cruciger (ou Reichsapfel) symbole d’autorité dans les regalia médiévales chrétiennes et, dans
ce cas, matérialisation de la monarchie universelle, cette aspiration ultime
des souverains ottomans. Sa filiation remonterait à la colonne de Constantin
érigée non loin de l’église Sainte-Sophie et matérialiserait le talisman devant
préserver les Paléologues de la ruine [1]. Fruit de pouvoir,
cette pomme est interprétée comme désignant la capitale des ennemis chrétiens
ayant des prétentions universalistes, successivement Constantinople – « la
Nouvelle Rome », Rome – dont le dôme doré de Saint Pierre était réputé
visible depuis la mer, puis Vienne – siège des « empereurs des
Romains » Habsbourg [2], dont la prise
constituerait la domination universelle, le règne de l’islam et donc la fin de
l’Histoire.
Rome et son souvenir
Le rêve d’Osman, poème épique du
XVème siècle retraçant la vie du premier émir ottoman (bey) un siècle après sa
mort, joue le rôle de mythe fondateur. Constantinople est comparée à « un
diamant serti de deux saphirs et deux émeraudes, pour former la pierre la plus
précieuse d’un anneau d’empire universel » [3]. Plus tardivement,
Bayezid, adoptant ouvertement le titre de « sultan des Romains » (sultan-i Rûm) sous « la conjonction
propice des planètes » [4], porte son regard
vers les « pommes rouges » de Constantinople, qu’il assiège pendant
sept ans sans succès, et de Rome prophétisant « mon cheval mangera son
avoine sur l’autel de Saint-Pierre » [5] après avoir
écrasé à deux reprises les croisés à Kosovo (1389) et à Nicopolis (1396).
Es ten Polin « Vers la ville »
Véritable obsession dynastique, Mehmet II réussit à prendre
Constantinople (1453), ce môle fortifié réputé imprenable et désire « être
proclamé empereur de l’ensemble du monde et des peuples, comme un second
Alexandre » [6] mais également
comme un Achille ou un Ajax, ces ancêtres symboliques, à imiter sinon à
surpasser. De cette conquête naît l’appellation d’« empereur du
monde » (padişah-ı cihan) des
sultans ottomans. La chute de Byzance marque tant la fin du Christianisme
d’Orient que le commencement de la domination mondiale musulmane. L’Etat
ottoman achève sa transformation, de confédération tribale en empire universel.
En effet, la constitution d’un siège du pouvoir aussi reconnu que
Constantinople lie profondément les Ottomans à une conscience transrégionale :
les prétentions géographiques victorieuses sont nécessaires pour la soumission
à une autorité impériale universaliste. Si les annexions ont tendu à nourrir
les revendications territoriales, la véritable domination vient s’imposer précisément
lorsque le gouvernement décide d’incarner le principal moyen de représentation
du monde [7], le souvenir de Rome
et de son Imperium [8]. Par la conquête et
le droit instauré, les Ottomans transforment leur image en celle de conquérants
impériaux, Constantinople servant à la fois de triomphe et de preuve. En 1480,
Mehmet II occupe Otrante (Pouilles) et planifie une campagne d’Italie pour
prendre par le sud « la reine des villes », Rome, et poursuivre son
destin impérial.
L’Empire post-romanité
De frontière des mondes, Kostantiniyye en
devient le centre. L’Empire ottoman devient la grande puissance musulmane et se
transforme en un Etat pleinement européen. En constante évolution, la frontière
ottomane en Europe sépare deux mondes opposés qui se veulent radicalement
différents [9]. En effet, la
civilisation post-romanité occidentale est caractérisée par le morcellement et
la division entre différents Etats, la fracture entre le temporel et le
spirituel ainsi qu’entre Catholiques et Protestants. A l’inverse, le modèle
oriental se singularise par son ambition à la singularité d’une seule religion
(et dernière révélation), d’un seul Etat unifié et centralisé, d’une union rare
entre le califat et le sultanat ainsi que d’une loi unique pour trois
continents. Dans l’eschatologique historique de translation des empires, cette
frontière matérialise la « guerre civile pan-civilisationnelle et
méta-religieuse » pour la succession à Rome, auquel le monothéisme à
vocation universelle marque une accentuation encore plus prononcée. Le dilemme
est le suivant : quel cadre prédominant donner à la civilisation comme
nouvelle voie de succession à Rome ? Tant par le biais du droit que de la
conquête, les souverains ottomans établissent leur légitimité par la filiation
directe avec l’Empire romain et leur prétention à gouverner la troisième Rome.
Ainsi, George de Trébizonde, Machiavel, Jean Bodin et Pie II considéraient
ainsi le sultan ottoman comme le souverain universel, « de
droit empereur des Romains […] [car] empereur est celui qui à juste
titre possède le siège de l’Empire […] Celui qui continue à être empereur des
Romains est aussi empereur de tout le globe terrestre » [10] ou encore celui
qui restaurerait « l’âge d’or d’Auguste » [11]. Réalisant la
jonction entre l’Occident et l’Orient, unifiant les monothéismes, conservant le
modèle impérial romain, les Ottomans sont ainsi convaincus de leur supériorité
sur la Chrétienté, de leur statut de modèle terrestre impérial post-romanité [12].
II. Imperator et Calife
« des deux mers et des deux terres »
Commandeur des croyants
La renaissance nationale perse sous l’égide des Séfévides et du chiisme
duodécimain (1501), ainsi que leur alliance avec les Mamelouks du Caire, amorce
le renforcement de l’identité religieuse ottomane dans une accentuation de
l’orthodoxie sunnite. Le titre de calife (halife)
sacralise le sultan ottoman. Ainsi, Selim Ier réduit les prétentions iraniennes
en Anatolie orientale (Tchaldiran - 1515) et défait le sultanat mamelouk
(1516-17) récupérant ainsi des mains du dernier calife abbaside Al Mutawakkil
III les insignes du pouvoir spirituel. Il rapatrie les reliques sacrées de
l’Islam (Emanat-i Mukaddes) à
Constantinople. Ces conquêtes conduisent à intégrer les territoires du Heartland de l’Islam, de l’ancien
empire califal du Hedjaz au Caire et à doter l’Empire d’une majorité de sujets
musulmans. Réalisant une connexion directe de l’Est méditerranéen à l’Anatolie
et à l’Asie centrale, l’Empire ottoman devient un Etat pleinement islamique. De
« guerrier saint » (ghazi) des
marches frontières, le souverain ottoman devient le calife, représentant
légitime de la communauté des croyants (Umma),
« l’ombre d’Allah sur Terre » c’est-à-dire l’autorité à laquelle on
prête allégeance (bay’a), on mentionne le
nom à la prière du vendredi (khutba) et
maintenant désigné « commandeur des croyants » (amîr
al-mu’munîn). Selim Ier devient l’autorité morale de l’ensemble des
musulmans, l’incarnation vivante de l’unité théocratique et impériale du monde
islamique. L’Islam partitionnant le monde en « demeures » (dâr), tout souverain musulman, a fortiori le
sultan-calife, se doit ainsi d’étendre la « demeure de l’islam » (dar al-islâm) au détriment de la
« demeure de la guerre » (dâr
al-harb) par la guerre sainte (djihâd)
en imposant la vraie foi à leurs voisins Infidèles vivant dans l’erreur.
La preuve des empereurs
Soliman le Magnifique, « celui qui a Darius comme son esclave et
Alexandre comme son servant » [13], marque l’âge d’or de
l’Empire et repousse les frontières jusqu’à leur maximum en maintenant les
lignes de front de l’universalisme contre les Habsbourg et de pureté sunnite
contre les Safavide, tout en provoquant les caravelles portugaises dans l’océan
Indien. A l’aboutissement des conquêtes, Soliman cumule les titres de souverain
de l’Islam (padisah-i’ Islam) et refuge
du monde (padisah-i’ alempena), de
souverain des musulmans (padisah-i ehl-i
Islam) et d’empereur universel (hüdavendigar).
Ainsi, de cette tension entre maître du monde et de l’Islam naît l’imbrication
entre loi divine, dynastique et impériale : préceptes fondateurs de l’Etat
ottoman normé. Par son étendue territoriale et la gloire dynastique,
démonstrateur de l’accumulation de pouvoir des Ottomans, Soliman se hisse comme
un grand sultan dépassant l’échelle comparative avec les monarques de son temps
pour devenir la « preuve des empereurs », « le distributeur des
couronnes » du monde [14]. A cet égard, la trêve
négociée, le 19 juin 1547, entre Vienne et Constantinople consacre la vision
hégémonique turque, en transformant une rivalité en une redevance, l’Empire
romain germanique devenant, pour un temps, un Etat tributaire de la Porte [15]. Les captures de
Bagdad (étymologiquement en persan « le don de Dieu »), cité califale
symbole de la grandeur passée des Abbasides (1534) et de Buda (1541), le
« bouclier de l’Islam » et dernier verrou danubien sur la route de
Vienne, consacrent le double héritage perse et romain de la souveraineté
ottomane. De cette position de supériorité, les Ottomans tendent à modeler
petit à petit le langage de la compétition impériale en Europe, et de l’unicité
céleste ne peut répondre que l’unicité terrestre.
L’empereur unique
In fine, le nouveau
conquérant du monde Soliman désire unifier et raviver la Méditerranée comme les
derniers empereurs romains, incarner le souverain universel capable d’unifier
la Terre sous une seule autorité et religion [16]. Par le biais des
correspondances envoyées par-delà les frontières, la Sublime Porte adopte
titres et tons soulignant domination, force militaire ainsi que supériorité
politique. Les Ottomans n’hésitent pas à notifier à leurs adversaires leur
exceptionnalisme dynastique et leur universalisme impérial en reprenant titres
gréco-romains et perses (Tsar, Basileus,
Imperator, Césars des Césars, Khrosro des Khroros [17], etc.). L’élasticité
des titres est hissée au rang de stratégie de puissance. Les jurisconsultes
présentent ainsi le souverain ottoman comme le dépositaire des traditions
impériales romano-perses à la conjonction des homologies cosmiques et
terrestres suggérant ainsi une destinée astrologique et messiaque, un
ordonnancement tant divin que territorial des royaumes sous son contrôle. Trois
titres, allant crescendo,
structurent la vision ottomane du monde, bey (émir,
avec ses équivalents locaux comme voyvoda), kiral (mot
slave désignant la royauté chrétienne) et padişah,
titre du souverain ottoman lui-même [18].
Lire la partie 2
·
Histoire
Publié le
08/12/2020
CAMILLE DUGUIT
Camille
Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV).
Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur
la Turquie et la péninsule Arabique.
Notes
[1] Au sommet de cette colonne se dresse une statue équestre de Constantin
en habit impérial portant la cuirasse, le casque à plume de paon (toupha),
l’orbe de pouvoir dans la main gauche orientée vers l’ouest tandis que sa main
droite s’étend vers l’est. Cf. MANSEL P., Constantinople : city of the World’s desire,
1453-1924, London, John Murray, 1995.
[2] Et d’autres comme Buda, Rhodes, Cologne, etc. Cf. HARAN A., Le lys et le
globe : messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et
XVIIe siècles, Paris, Champ Vallon Editions, 2000, p. 280.
[3] CREASY E.S., Turkey,
Harvard, J.B. Morris, 1906, p.14.
[4] L’utilisation de ce titre fut permise expressément par le calife Al
Mutawakkil du Caire. Cf. Ibid., pp. 54-55.
[5] ROUX J.P., Histoire des Turcs, Paris, Fayard, 1984, p. 244.
[6] Chroniques de Critobule d’Imbros sur le règne de Mehmet II, cité par
FERGUSON H. L., The Proper order of things, Stanford, Stanford University
Press, 2018, p. 28.
[7] Cf. Ibid., p. 31.
[8] TULARD J., Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris, PUF, 1997,
pp. 13-14.
[9] VEINSTEIN G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du
XVIIe siècle », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2004-2005,
paris, CID, 2006, p. 687-702.
[10] VIALLON M., « La lettre à Mehmet II ou le loup et
l’agneau », Cahiers d’études italiennes, 13 | 2011,
129-139.
[11] Selon une lettre écrite en 1491 par le pape Pie II à Mehmet II. Cf. KAZANCIGIL
A., Idées reçues : La Turquie, Paris, Le cavalier bleu Editions, 2008, pp.
20-21.
[12] BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie, Paris, Tallandier, 2013, pp.
36-41.
[13] FERGUSON H. L., op. cit.,
p. 77.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Ibid, p. 153.
[16] Ibid., p. 194.
[17] En référence aux titres perses sassanides (224-651 ap JC) « roi des
rois » (Shah in Shah) exprime la prééminence de l’empereur. Dans la
tradition zoroastrienne, le shah est un homme, création du grand dieu Ahura
Mazda, doté de qualités exceptionnelles (intelligence supérieure, jugement
infaillible, guerrier accompli, etc.) devant assurer le rôle d’intermédiaire
afin d’assurer le triomphe du bien sur le mal pour le bon ordonnancement
cosmique du monde.
[18] A cet égard, Charles Quint est ainsi désigné comme « roi du pays
d’Espagne, Ferdinand Ier comme « roi de Vienne », « roi
d’Autriche » ou « roi d’Allemagne ». Le tsar se présente comme
le « bey de Moscou », avant devenir Kiral puis Sar, dans la
perspective d’un nom et pas d’un titre. Cf. VEINSTEIN G., « La diplomatie
ottomane en Europe I : les fondements juridiques », Cours et travaux
du Collège de France. Résumés 2004-2005, paris, CID, 2006, p. 733-751.
Le
Nizam-i’Alem. La vision du monde universaliste de l’Empire ottoman (2/2)
Par Camille
Duguit
Publié le 09/12/2020 • modifié le 09/12/2020 • Durée de lecture : 5 minutes
Guerre
de la Sainte Ligue (ou Grande Guerre Turque ou cinquieme guerre austro turque)
(1682-1699) : le traite de Karlowitz (ou de Karlovci) conclut en 1699,
entre l’empire Ottoman et la Sainte Ligue de 1684 (Autriche, Transylvannie,
republique des deux nations (Pologne et Lituanie), Republique de Venise et
empire russe).
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Lire
la partie 1
III. Le « siècle des humiliations » ottoman
Trêve temporaire et mobilité territoriale
La conception ottomane
de la frontière se matérialise, tant sa référence à l’islam qu’à d’autres
fondements, comme « une frontière de fait, fixée de façon provisoire, par
un acte unilatéral » [1]. Cette ligne de démarcation n’est
en rien le fruit d’un dialogue, d’un compromis entre plusieurs parties avec des
engagements réciproques ainsi qu’une reconnaissance internationale. Au fur et à
mesure des conquêtes, une structure dualiste se met en place entre un itchil ; ce noyau central lié par la
capitale, le continuum de centralisation-homogénéisation et base du budget
impérial ; puis l’udj, cette zone
périphérique d’expansion caractérisée par un régime spécial dérogatoire, une
autonomie locale au service des priorités politico-militaires. Ainsi, ce flou
des limites du pouvoir impérial va de pair avec l’idéologie étatique
virtuellement universelle. De plus, l’islam, dont l’objectif est la domination
mondiale, proscrit toute coexistence pacifique durable et ne laisse la place
qu’à des trêves sulh négociées,
plus ou moins longues (en moyenne cinq ans), pouvant s’accompagner d’un
versement d’argent et dictée uniquement par l’utilité stratégique du Sérail. En
d’autres termes, comme le stratège prussien Colmar von der Goltz (1883-1916) le
souligne, il ne faut « jamais signer la paix (trêve) quand [on a] le
dessous. C’est à ce principe [que l’on doit] l’empire du monde » [2].
Néanmoins, les trêves
deviennent de plus en plus longues et témoignent d’une inversion des rapports
de force internationaux. Si « les leçons de l’Histoire sont le plus
clairement, sans équivoque, enseignées sur les champs de bataille » [3], la prise de conscience collective,
sa compréhension et l’application de contre-mesures s’accompagnent d’analyses
et d’enseignements. Au XVIe siècle, les avancées chrétiennes sur le dar al-islâm dans la péninsule
Ibérique, en Russie, aux Indes ainsi qu’en mer Noire ne sont que périphériques
et lointaines, et le premier échec devant Vienne (1529) est perçu par les deux
belligérants non pas comme une défaite mais comme un retard dans la marche
inexorable de l’Islam.
Traités bilatéraux et fixation territoriale
Le XVIIe siècle ottoman
est celui d’un changement de posture par l’adoption de la « défensive
stratégique », transformée en « défensive historique ». Selon
Goltz, l’Empire rendre dans une « phase de son développement historique où
il ne [peut] plus être question pour elle que de se défendre », selon lui
« une situation militaire précaire [contraint] un état d’ordinaire
agressif à rester passagèrement sur la défensive » [4]. Deux événements viennent amorcer,
de manière pragmatique, la nécessité pour la Porte de réformer sa manière de
penser le monde.
La signature du traité
de Zvitvatorok (1606) consacre la première défaite stratégique
« idéologique » pour l’Empire d’une triple manière car, pour la
première fois, une trêve est conclue pour vingt ans, dans un no man’s land au milieu du Danube et
reconnait le titre de padişah au
Kaiser (étymologiquement du latin « César ») Habsbourg, c’est-à-dire
une reconnaissance formelle d’égalité impériale et ainsi inaugure la divisio imperi. Ce traité est également
synonyme de fixation territoriale, car d’une zone militaire ouverte et
indéfinie pour de futures conquêtes, la frontière ottomane en Europe se
transforme en une ligne de démarcation négociée et mutuellement reconnue par
les belligérants.
Le traité de Karlowitz
(1699) est la conséquence juridique directe du deuxième siège de Vienne (1683)
présenté comme « une défaite calamiteuse, comme il n’y en eut jamais
depuis la naissance de l’Empire » [5] et traduisant le début de la
course déclinante du zénith ottoman. Ce traité ferme formellement la frontière
ottomane en Europe et apporte deux enseignements stratégiques à l’Empire. Le
premier s’apparente à l’apprentissage de la défaite écrasante face à une force
militairement supérieure avec des pertes désastreuses en vies humaines et
matériels ainsi que la cession d’importants territoires. La seconde se présente
comme l’abandon de l’ancienne façon ottomane de penser le monde par
l’apprentissage des normes diplomatiques européennes chrétiennes. A cet égard, Topkapi (étymologiquement « la
porte des canons ») ne peut plus dicter ses conditions au vaincu et, par
l’élément politique, tente d’atténuer les résultats de l’élément militaire et
obtenir les meilleures conditions possibles.
Traités perpétuels
La dynamique du déclin
est lancée et se poursuit avec la conclusion de traités perpétuels (1747 avec
l’Autriche, 1739 avec la Russie). Le phénomène de fixation territoriale,
observé dans les Balkans face à l’Autriche, se produit également en Ukraine
(étymologiquement en russe « la frontière ») face à la Russie,
dernier Etat orthodoxe indépendant, et accélère le dépérissement. La trêve de
Radzin (1681) consacre l’émergence des revendications moscovites sur
l’Ukraine ; le traité de Constantinople (1700) légalise la prise d’Azov
par l’Imperator Pierre le Grand
quatre plus tôt, la fin du statut d’Etat tributaire et la stabilisation de la
frontière sur le Dniepr ; enfin le traité de Küçük
Kaynarca (1774) reconnait le statut de padişah au
Tsar (étymologiquement en russe « César »), le droit d’intervention
russe dans le domaine ottoman mais surtout la perte de la Crimée, très ancienne
possession sous suzeraineté ottomane et peuplée de musulmans, ouvrant la voie
au dernier rempart la capitale impériale Constantinople, la mer Noire [6].
Le rêve impérial
tsariste de la « troisième Rome », Moscou, devant se réaliser au
détriment de celui d’Osman, Catherine II souhaite reconquérir « la ville
gardée de Dieu », Tsargrad pour
les Russes, afin que le dernier Paléologue, « l’Empereur pétrifié » [7] soit réveillé par les cloches
de la Sainte Sagesse pour mettre fin à l’Antéchrist, restaurer le pouvoir
temporel de l’aigle bicéphale et ainsi réaliser la prophétie de Léon le Sage.
En effet, comme le souligne Philotée de Pskov « Deux Rome sont tombées, la
troisième est solide et il n’y en aura pas de quatrième » [8]. Par ailleurs, les petits-fils de
Catherine II ne s’appelait-il pas Alexandre et Constantin ?
Les défaites militaires,
causées par la modification de l’équilibre international due aux inventions et
expérimentations européennes, deviennent un cruel révélateur d’impuissance qui
pousse les Ottomans à se réinventer. De l’incompréhension de la défaite prend
racine le constat d’une indispensable refonte militaire à l’image de
l’organisation victorieuse. Kostantiniyye réforme
ses perceptions et élabore un « nouvel ordre » (Nizam-i’
Cedid).
Camille
Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV).
Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur
la Turquie et la péninsule Arabique.
Notes
[1] VEINSTEIN
G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du XVIIe
siècle », op. cit.
[2] GOLTZ
C., La Nation armée : organisation militaire et grande tactique moderne,
Paris, Hinrichsen et Cie Editeurs, 1884, p. p. 448.
[3] LEWIS B., What went Wrong ?,
Western Impact and Middle-East Response, Oxford, Oxford University Press, 2002,
pp. 7-8.
[4] GOLTZ C., op. cit., p. 248.
[5] Silidar
Finkili Mehmet, Tarib (Istanbul 1928), vol. II, p. 87. Cité par LEWIS B., op.
cit., p. 17.
[6] A cet
égard, les fondations des villes d’Odessa (étymologiquement en russe
« Odyssée », signifiant Ulysse et racontant son retour vers la terre
des origines, Ithaque) et Sébastopol sont significatives. Cette dernière cité
(étymologiquement en russe « ville digne de vénération », Sebastos signifiant Auguste) est située
non loin de Chersonèse où le prince de Kiev Vladimir se serait converti à
l’orthodoxie.
[7] En
1472, Ivan III Grand Prince de Moscou épousa Sophie Paléologue, nièce de
Constantin XI, dernier Basileus.
[8] CARRERE
D’ENCAUSSE H., « Le rêve grec de Catherine II » in La Méditerranée
d’une rive à l’autre : culture classique et cultures périphériques. Actes
du 17ème colloque de la Villa Kérylos, les 20 & 21 octobre 2006.
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