samedi 19 décembre 2020

Σχετικά με την Οθωμανική Αυτοκρατορία. Le Nizam-i’Alem. La vision du monde universaliste de l’Empire ottoman (1/2, 2/2)

 

Le Nizam-i’Alem. La vision du monde universaliste de l’Empire ottoman (1/2)

Par Camille Duguit
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-Nizam-i-Alem-La-vision-du-monde-universaliste-de-l-Empire-ottoman-1-2.html

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Empire ottoman : "portrait de Soliman (Suleyman) Ier le Magnifique (1494-1566), dixieme sultan Ottoman" Miniature du 16eme siecle. Istanbul, bibliotheque du musee Topkapi Sarayi.

©Luisa Ricciarini/Leemage
Leemage via AFP

Chaque Empire construit son socle référentiel via deux cartographies, une imaginaire liée aux mythes fondateurs et une réelle, plus complexe à saisir. Ainsi, la Maison d’Osman se dote très tôt d’une vision du monde universaliste, le Nizam-i’Alem. L’organisation militaire ottomane est intimement liée à sa conception de l’Etat ainsi que du monde. Tout au long de son histoire, cette dialectique du paradigme ottoman va venir s’articuler au travers d’une conception singulière de l’ordre impérial dénommée « Nizam ».

Pendant trois siècles, la vision du monde des Ottomans semblait bien ancrée autour d’une vision du monde universaliste, le Nizam-i’Alem. La Maison d’Osman se trouve alors à la tête de l’Empire universel, dépositaire des traditions impériales romano-perses à la conjonction des homologies cosmiques et terrestres, suggérant ainsi un ordonnancement tant divin que territorial des royaumes sous son contrôle.

Représentant la plus grande puissance militaire du temps, les Ottomans modèlent le langage de la compétition impériale en Europe (I). Selon cet ordonnancement, l’unicité divine doit impliquer l’unicité terrestre (II). Face au reflux devant Vienne (1683), Kostantiniyye réforme ses perceptions et doit élaborer un « nouvel ordre » Nizam-i’ Cedid (III).

I. La « Pomme rouge » (Kizil Alma) ou la translatio imperii ottomane

Métaphore de l’ambition mondiale ottomane, la « Pomme rouge » (Kizil Alma) s’apparente à l’orbe, le globus cruciger (ou Reichsapfel) symbole d’autorité dans les regalia médiévales chrétiennes et, dans ce cas, matérialisation de la monarchie universelle, cette aspiration ultime des souverains ottomans. Sa filiation remonterait à la colonne de Constantin érigée non loin de l’église Sainte-Sophie et matérialiserait le talisman devant préserver les Paléologues de la ruine [1]. Fruit de pouvoir, cette pomme est interprétée comme désignant la capitale des ennemis chrétiens ayant des prétentions universalistes, successivement Constantinople – « la Nouvelle Rome », Rome – dont le dôme doré de Saint Pierre était réputé visible depuis la mer, puis Vienne – siège des « empereurs des Romains » Habsbourg [2], dont la prise constituerait la domination universelle, le règne de l’islam et donc la fin de l’Histoire.

Rome et son souvenir

Le rêve d’Osman, poème épique du XVème siècle retraçant la vie du premier émir ottoman (bey) un siècle après sa mort, joue le rôle de mythe fondateur. Constantinople est comparée à « un diamant serti de deux saphirs et deux émeraudes, pour former la pierre la plus précieuse d’un anneau d’empire universel » [3]. Plus tardivement, Bayezid, adoptant ouvertement le titre de « sultan des Romains » (sultan-i Rûm) sous « la conjonction propice des planètes » [4], porte son regard vers les « pommes rouges » de Constantinople, qu’il assiège pendant sept ans sans succès, et de Rome prophétisant « mon cheval mangera son avoine sur l’autel de Saint-Pierre » [5] après avoir écrasé à deux reprises les croisés à Kosovo (1389) et à Nicopolis (1396).

Es ten Polin « Vers la ville »

Véritable obsession dynastique, Mehmet II réussit à prendre Constantinople (1453), ce môle fortifié réputé imprenable et désire « être proclamé empereur de l’ensemble du monde et des peuples, comme un second Alexandre » [6] mais également comme un Achille ou un Ajax, ces ancêtres symboliques, à imiter sinon à surpasser. De cette conquête naît l’appellation d’« empereur du monde » (padişah-ı cihan) des sultans ottomans. La chute de Byzance marque tant la fin du Christianisme d’Orient que le commencement de la domination mondiale musulmane. L’Etat ottoman achève sa transformation, de confédération tribale en empire universel. En effet, la constitution d’un siège du pouvoir aussi reconnu que Constantinople lie profondément les Ottomans à une conscience transrégionale : les prétentions géographiques victorieuses sont nécessaires pour la soumission à une autorité impériale universaliste. Si les annexions ont tendu à nourrir les revendications territoriales, la véritable domination vient s’imposer précisément lorsque le gouvernement décide d’incarner le principal moyen de représentation du monde [7], le souvenir de Rome et de son Imperium [8]. Par la conquête et le droit instauré, les Ottomans transforment leur image en celle de conquérants impériaux, Constantinople servant à la fois de triomphe et de preuve. En 1480, Mehmet II occupe Otrante (Pouilles) et planifie une campagne d’Italie pour prendre par le sud « la reine des villes », Rome, et poursuivre son destin impérial.

L’Empire post-romanité

De frontière des mondes, Kostantiniyye en devient le centre. L’Empire ottoman devient la grande puissance musulmane et se transforme en un Etat pleinement européen. En constante évolution, la frontière ottomane en Europe sépare deux mondes opposés qui se veulent radicalement différents [9]. En effet, la civilisation post-romanité occidentale est caractérisée par le morcellement et la division entre différents Etats, la fracture entre le temporel et le spirituel ainsi qu’entre Catholiques et Protestants. A l’inverse, le modèle oriental se singularise par son ambition à la singularité d’une seule religion (et dernière révélation), d’un seul Etat unifié et centralisé, d’une union rare entre le califat et le sultanat ainsi que d’une loi unique pour trois continents. Dans l’eschatologique historique de translation des empires, cette frontière matérialise la « guerre civile pan-civilisationnelle et méta-religieuse » pour la succession à Rome, auquel le monothéisme à vocation universelle marque une accentuation encore plus prononcée. Le dilemme est le suivant : quel cadre prédominant donner à la civilisation comme nouvelle voie de succession à Rome ? Tant par le biais du droit que de la conquête, les souverains ottomans établissent leur légitimité par la filiation directe avec l’Empire romain et leur prétention à gouverner la troisième Rome. Ainsi, George de Trébizonde, Machiavel, Jean Bodin et Pie II considéraient ainsi le sultan ottoman comme le souverain universel, « de droit empereur des Romains […] [car] empereur est celui qui à juste titre possède le siège de l’Empire […] Celui qui continue à être empereur des Romains est aussi empereur de tout le globe terrestre » [10] ou encore celui qui restaurerait « l’âge d’or d’Auguste » [11]. Réalisant la jonction entre l’Occident et l’Orient, unifiant les monothéismes, conservant le modèle impérial romain, les Ottomans sont ainsi convaincus de leur supériorité sur la Chrétienté, de leur statut de modèle terrestre impérial post-romanité [12].

II. Imperator et Calife « des deux mers et des deux terres »

Commandeur des croyants

La renaissance nationale perse sous l’égide des Séfévides et du chiisme duodécimain (1501), ainsi que leur alliance avec les Mamelouks du Caire, amorce le renforcement de l’identité religieuse ottomane dans une accentuation de l’orthodoxie sunnite. Le titre de calife (halife) sacralise le sultan ottoman. Ainsi, Selim Ier réduit les prétentions iraniennes en Anatolie orientale (Tchaldiran - 1515) et défait le sultanat mamelouk (1516-17) récupérant ainsi des mains du dernier calife abbaside Al Mutawakkil III les insignes du pouvoir spirituel. Il rapatrie les reliques sacrées de l’Islam (Emanat-i Mukaddes) à Constantinople. Ces conquêtes conduisent à intégrer les territoires du Heartland de l’Islam, de l’ancien empire califal du Hedjaz au Caire et à doter l’Empire d’une majorité de sujets musulmans. Réalisant une connexion directe de l’Est méditerranéen à l’Anatolie et à l’Asie centrale, l’Empire ottoman devient un Etat pleinement islamique. De « guerrier saint » (ghazi) des marches frontières, le souverain ottoman devient le calife, représentant légitime de la communauté des croyants (Umma), « l’ombre d’Allah sur Terre » c’est-à-dire l’autorité à laquelle on prête allégeance (bay’a), on mentionne le nom à la prière du vendredi (khutba) et maintenant désigné « commandeur des croyants » (amîr al-mu’munîn). Selim Ier devient l’autorité morale de l’ensemble des musulmans, l’incarnation vivante de l’unité théocratique et impériale du monde islamique. L’Islam partitionnant le monde en « demeures » (dâr), tout souverain musulman, a fortiori le sultan-calife, se doit ainsi d’étendre la « demeure de l’islam » (dar al-islâm) au détriment de la « demeure de la guerre » (dâr al-harb) par la guerre sainte (djihâd) en imposant la vraie foi à leurs voisins Infidèles vivant dans l’erreur.

La preuve des empereurs

Soliman le Magnifique, « celui qui a Darius comme son esclave et Alexandre comme son servant » [13], marque l’âge d’or de l’Empire et repousse les frontières jusqu’à leur maximum en maintenant les lignes de front de l’universalisme contre les Habsbourg et de pureté sunnite contre les Safavide, tout en provoquant les caravelles portugaises dans l’océan Indien. A l’aboutissement des conquêtes, Soliman cumule les titres de souverain de l’Islam (padisah-i’ Islam) et refuge du monde (padisah-i’ alempena), de souverain des musulmans (padisah-i ehl-i Islam) et d’empereur universel (hüdavendigar). Ainsi, de cette tension entre maître du monde et de l’Islam naît l’imbrication entre loi divine, dynastique et impériale : préceptes fondateurs de l’Etat ottoman normé. Par son étendue territoriale et la gloire dynastique, démonstrateur de l’accumulation de pouvoir des Ottomans, Soliman se hisse comme un grand sultan dépassant l’échelle comparative avec les monarques de son temps pour devenir la « preuve des empereurs », « le distributeur des couronnes » du monde [14]. A cet égard, la trêve négociée, le 19 juin 1547, entre Vienne et Constantinople consacre la vision hégémonique turque, en transformant une rivalité en une redevance, l’Empire romain germanique devenant, pour un temps, un Etat tributaire de la Porte [15]. Les captures de Bagdad (étymologiquement en persan « le don de Dieu »), cité califale symbole de la grandeur passée des Abbasides (1534) et de Buda (1541), le « bouclier de l’Islam » et dernier verrou danubien sur la route de Vienne, consacrent le double héritage perse et romain de la souveraineté ottomane. De cette position de supériorité, les Ottomans tendent à modeler petit à petit le langage de la compétition impériale en Europe, et de l’unicité céleste ne peut répondre que l’unicité terrestre.

L’empereur unique

In fine, le nouveau conquérant du monde Soliman désire unifier et raviver la Méditerranée comme les derniers empereurs romains, incarner le souverain universel capable d’unifier la Terre sous une seule autorité et religion [16]. Par le biais des correspondances envoyées par-delà les frontières, la Sublime Porte adopte titres et tons soulignant domination, force militaire ainsi que supériorité politique. Les Ottomans n’hésitent pas à notifier à leurs adversaires leur exceptionnalisme dynastique et leur universalisme impérial en reprenant titres gréco-romains et perses (Tsar, Basileus, Imperator, Césars des Césars, Khrosro des Khroros [17], etc.). L’élasticité des titres est hissée au rang de stratégie de puissance. Les jurisconsultes présentent ainsi le souverain ottoman comme le dépositaire des traditions impériales romano-perses à la conjonction des homologies cosmiques et terrestres suggérant ainsi une destinée astrologique et messiaque, un ordonnancement tant divin que territorial des royaumes sous son contrôle. Trois titres, allant crescendo, structurent la vision ottomane du monde, bey (émir, avec ses équivalents locaux comme voyvoda), kiral (mot slave désignant la royauté chrétienne) et padişah, titre du souverain ottoman lui-même [18].

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·         Empire ottoman

·         Histoire

Publié le 08/12/2020

   


CAMILLE DUGUIT

Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique. 

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Notes

[1Au sommet de cette colonne se dresse une statue équestre de Constantin en habit impérial portant la cuirasse, le casque à plume de paon (toupha), l’orbe de pouvoir dans la main gauche orientée vers l’ouest tandis que sa main droite s’étend vers l’est. Cf. MANSEL P., Constantinople : city of the World’s desire, 1453-1924, London, John Murray, 1995.

[2Et d’autres comme Buda, Rhodes, Cologne, etc. Cf. HARAN A., Le lys et le globe : messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champ Vallon Editions, 2000, p. 280.

[3CREASY E.S., Turkey, Harvard, J.B. Morris, 1906, p.14.

[4L’utilisation de ce titre fut permise expressément par le calife Al Mutawakkil du Caire. Cf. Ibid., pp. 54-55.

[5ROUX J.P., Histoire des Turcs, Paris, Fayard, 1984, p. 244.

[6Chroniques de Critobule d’Imbros sur le règne de Mehmet II, cité par FERGUSON H. L., The Proper order of things, Stanford, Stanford University Press, 2018, p. 28.

[7Cf. Ibid., p. 31.

[8TULARD J., Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris, PUF, 1997, pp. 13-14.

[9VEINSTEIN G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du XVIIe siècle », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2004-2005, paris, CID, 2006, p. 687-702.

[10VIALLON M., « La lettre à Mehmet II ou le loup et l’agneau », Cahiers d’études italiennes, 13 | 2011, 129-139.

[11Selon une lettre écrite en 1491 par le pape Pie II à Mehmet II. Cf. KAZANCIGIL A., Idées reçues : La Turquie, Paris, Le cavalier bleu Editions, 2008, pp. 20-21.

[12BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie, Paris, Tallandier, 2013, pp. 36-41.

[13FERGUSON H. L., op. cit., p. 77.

[14Ibid., p. 136.

[15Ibid, p. 153.

[16Ibid., p. 194.

[17En référence aux titres perses sassanides (224-651 ap JC) « roi des rois » (Shah in Shah) exprime la prééminence de l’empereur. Dans la tradition zoroastrienne, le shah est un homme, création du grand dieu Ahura Mazda, doté de qualités exceptionnelles (intelligence supérieure, jugement infaillible, guerrier accompli, etc.) devant assurer le rôle d’intermédiaire afin d’assurer le triomphe du bien sur le mal pour le bon ordonnancement cosmique du monde.

[18A cet égard, Charles Quint est ainsi désigné comme « roi du pays d’Espagne, Ferdinand Ier comme « roi de Vienne », « roi d’Autriche » ou « roi d’Allemagne ». Le tsar se présente comme le « bey de Moscou », avant devenir Kiral puis Sar, dans la perspective d’un nom et pas d’un titre. Cf. VEINSTEIN G., « La diplomatie ottomane en Europe I : les fondements juridiques », Cours et travaux du Collège de France. Résumés 2004-2005, paris, CID, 2006, p. 733-751.

Le Nizam-i’Alem. La vision du monde universaliste de l’Empire ottoman (2/2)



Par Camille Duguit
Publié le 09/12/2020 • modifié le 09/12/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

   

Guerre de la Sainte Ligue (ou Grande Guerre Turque ou cinquieme guerre austro turque) (1682-1699) : le traite de Karlowitz (ou de Karlovci) conclut en 1699, entre l’empire Ottoman et la Sainte Ligue de 1684 (Autriche, Transylvannie, republique des deux nations (Pologne et Lituanie), Republique de Venise et empire russe).

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III. Le « siècle des humiliations » ottoman

Trêve temporaire et mobilité territoriale

La conception ottomane de la frontière se matérialise, tant sa référence à l’islam qu’à d’autres fondements, comme « une frontière de fait, fixée de façon provisoire, par un acte unilatéral » [1]. Cette ligne de démarcation n’est en rien le fruit d’un dialogue, d’un compromis entre plusieurs parties avec des engagements réciproques ainsi qu’une reconnaissance internationale. Au fur et à mesure des conquêtes, une structure dualiste se met en place entre un itchil ; ce noyau central lié par la capitale, le continuum de centralisation-homogénéisation et base du budget impérial ; puis l’udj, cette zone périphérique d’expansion caractérisée par un régime spécial dérogatoire, une autonomie locale au service des priorités politico-militaires. Ainsi, ce flou des limites du pouvoir impérial va de pair avec l’idéologie étatique virtuellement universelle. De plus, l’islam, dont l’objectif est la domination mondiale, proscrit toute coexistence pacifique durable et ne laisse la place qu’à des trêves sulh négociées, plus ou moins longues (en moyenne cinq ans), pouvant s’accompagner d’un versement d’argent et dictée uniquement par l’utilité stratégique du Sérail. En d’autres termes, comme le stratège prussien Colmar von der Goltz (1883-1916) le souligne, il ne faut « jamais signer la paix (trêve) quand [on a] le dessous. C’est à ce principe [que l’on doit] l’empire du monde » [2].

Néanmoins, les trêves deviennent de plus en plus longues et témoignent d’une inversion des rapports de force internationaux. Si « les leçons de l’Histoire sont le plus clairement, sans équivoque, enseignées sur les champs de bataille » [3], la prise de conscience collective, sa compréhension et l’application de contre-mesures s’accompagnent d’analyses et d’enseignements. Au XVIe siècle, les avancées chrétiennes sur le dar al-islâm dans la péninsule Ibérique, en Russie, aux Indes ainsi qu’en mer Noire ne sont que périphériques et lointaines, et le premier échec devant Vienne (1529) est perçu par les deux belligérants non pas comme une défaite mais comme un retard dans la marche inexorable de l’Islam.

Traités bilatéraux et fixation territoriale

Le XVIIe siècle ottoman est celui d’un changement de posture par l’adoption de la « défensive stratégique », transformée en « défensive historique ». Selon Goltz, l’Empire rendre dans une « phase de son développement historique où il ne [peut] plus être question pour elle que de se défendre », selon lui « une situation militaire précaire [contraint] un état d’ordinaire agressif à rester passagèrement sur la défensive » [4]. Deux événements viennent amorcer, de manière pragmatique, la nécessité pour la Porte de réformer sa manière de penser le monde.

La signature du traité de Zvitvatorok (1606) consacre la première défaite stratégique « idéologique » pour l’Empire d’une triple manière car, pour la première fois, une trêve est conclue pour vingt ans, dans un no man’s land au milieu du Danube et reconnait le titre de padişah au Kaiser (étymologiquement du latin « César ») Habsbourg, c’est-à-dire une reconnaissance formelle d’égalité impériale et ainsi inaugure la divisio imperi. Ce traité est également synonyme de fixation territoriale, car d’une zone militaire ouverte et indéfinie pour de futures conquêtes, la frontière ottomane en Europe se transforme en une ligne de démarcation négociée et mutuellement reconnue par les belligérants.

Le traité de Karlowitz (1699) est la conséquence juridique directe du deuxième siège de Vienne (1683) présenté comme « une défaite calamiteuse, comme il n’y en eut jamais depuis la naissance de l’Empire » [5] et traduisant le début de la course déclinante du zénith ottoman. Ce traité ferme formellement la frontière ottomane en Europe et apporte deux enseignements stratégiques à l’Empire. Le premier s’apparente à l’apprentissage de la défaite écrasante face à une force militairement supérieure avec des pertes désastreuses en vies humaines et matériels ainsi que la cession d’importants territoires. La seconde se présente comme l’abandon de l’ancienne façon ottomane de penser le monde par l’apprentissage des normes diplomatiques européennes chrétiennes. A cet égard, Topkapi (étymologiquement « la porte des canons ») ne peut plus dicter ses conditions au vaincu et, par l’élément politique, tente d’atténuer les résultats de l’élément militaire et obtenir les meilleures conditions possibles.

Traités perpétuels

La dynamique du déclin est lancée et se poursuit avec la conclusion de traités perpétuels (1747 avec l’Autriche, 1739 avec la Russie). Le phénomène de fixation territoriale, observé dans les Balkans face à l’Autriche, se produit également en Ukraine (étymologiquement en russe « la frontière ») face à la Russie, dernier Etat orthodoxe indépendant, et accélère le dépérissement. La trêve de Radzin (1681) consacre l’émergence des revendications moscovites sur l’Ukraine ; le traité de Constantinople (1700) légalise la prise d’Azov par l’Imperator Pierre le Grand quatre plus tôt, la fin du statut d’Etat tributaire et la stabilisation de la frontière sur le Dniepr ; enfin le traité de Küçük Kaynarca (1774) reconnait le statut de padişah au Tsar (étymologiquement en russe « César »), le droit d’intervention russe dans le domaine ottoman mais surtout la perte de la Crimée, très ancienne possession sous suzeraineté ottomane et peuplée de musulmans, ouvrant la voie au dernier rempart la capitale impériale Constantinople, la mer Noire [6].

Le rêve impérial tsariste de la « troisième Rome », Moscou, devant se réaliser au détriment de celui d’Osman, Catherine II souhaite reconquérir « la ville gardée de Dieu », Tsargrad pour les Russes, afin que le dernier Paléologue, « l’Empereur pétrifié » [7] soit réveillé par les cloches de la Sainte Sagesse pour mettre fin à l’Antéchrist, restaurer le pouvoir temporel de l’aigle bicéphale et ainsi réaliser la prophétie de Léon le Sage. En effet, comme le souligne Philotée de Pskov « Deux Rome sont tombées, la troisième est solide et il n’y en aura pas de quatrième » [8]. Par ailleurs, les petits-fils de Catherine II ne s’appelait-il pas Alexandre et Constantin ?

Les défaites militaires, causées par la modification de l’équilibre international due aux inventions et expérimentations européennes, deviennent un cruel révélateur d’impuissance qui pousse les Ottomans à se réinventer. De l’incompréhension de la défaite prend racine le constat d’une indispensable refonte militaire à l’image de l’organisation victorieuse. Kostantiniyye réforme ses perceptions et élabore un « nouvel ordre » (Nizam-i’ Cedid).

Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique. 

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Notes

[1VEINSTEIN G., « La frontière ottomane en Europe jusqu’à la fin du XVIIe siècle », op. cit.

[2GOLTZ C., La Nation armée : organisation militaire et grande tactique moderne, Paris, Hinrichsen et Cie Editeurs, 1884, p. p. 448.

[3LEWIS B., What went Wrong ?, Western Impact and Middle-East Response, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 7-8.

[4GOLTZ C., op. cit., p. 248.

[5Silidar Finkili Mehmet, Tarib (Istanbul 1928), vol. II, p. 87. Cité par LEWIS B., op. cit., p. 17.

[6A cet égard, les fondations des villes d’Odessa (étymologiquement en russe « Odyssée », signifiant Ulysse et racontant son retour vers la terre des origines, Ithaque) et Sébastopol sont significatives. Cette dernière cité (étymologiquement en russe « ville digne de vénération », Sebastos signifiant Auguste) est située non loin de Chersonèse où le prince de Kiev Vladimir se serait converti à l’orthodoxie.

[7En 1472, Ivan III Grand Prince de Moscou épousa Sophie Paléologue, nièce de Constantin XI, dernier Basileus.

[8CARRERE D’ENCAUSSE H., « Le rêve grec de Catherine II » in La Méditerranée d’une rive à l’autre : culture classique et cultures périphériques. Actes du 17ème colloque de la Villa Kérylos, les 20 & 21 octobre 2006.

 

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