Liban : le risque d’effondrement
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Liban-le-risque-d-effondrement.html
Par Ines Gil
Publié le 17/12/2020 • modifié le 17/12/2020 • Durée de lecture : 6 minutes
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Lebanese
parliament building in Nejmeh Square at night, Beirut, Lebanon.
Alan
Graf / Cultura Creative / Cultura Creative via AFP
« Pour
moi, le Liban, c’est le Titanic sans l’orchestre » [1]. La formule du ministre français
des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian dans un entretien au Figaro est
cinglante, mais elle frappe par sa justesse implacable. A mesure que les mois
passent, le Liban s’enfonce un peu plus dans les abîmes d’une crise
multidimensionnelle terrible.
La difficile reconstruction de Beyrouth
Quatre mois après
l’explosion du port de Beyrouth, l’Union européenne, les Nations unies et la
Banque mondiale ont dévoilé un plan d’aide pour le Liban : « 2,5
milliards de dollars sur dix-huit mois » [2]. Ce soutien pour venir en aide aux
victimes de l’explosion et reconstruire la capitale libanaise est massif. Mais
il n’est pas certain de voir le jour, car il n’est pas sans conditions :
le Liban doit d’abord engager des « réformes » et mener une
« enquête transparente » [3] sur l’explosion. Or, le pays
en est encore loin. L’inertie prime au sommet de l’Etat libanais.
Symbole de l’immobilisme
des autorités libanaises : la reconstruction de la capitale. Depuis le 4
août dernier [4], dans les quartiers détruits,
l’Etat est absent. L’essentiel des travaux réalisés jusqu’à aujourd’hui, ainsi
que l’aide aux victimes, ont été pris en charge par la société civile libanaise
et par l’aide internationale.
A ce jour, le Liban est
donc dans une situation dramatique, mais le scénario catastrophe n’a pas encore
eu lieu. Au lendemain de l’explosion, la destruction du port et des silos de
blé (d’une capacité de 120 000 tonnes) faisait craindre des difficultés
majeures d’approvisionnement et de stockage en matière alimentaire. Mais
« les importations alimentaires n’ont connu qu’une baisse de 3% » [5] grâce aux subventions sur le
dollar à l’importation. Malgré la destruction du port, l’activité portuaire a
en parti repris à Beyrouth [6], dès les premières semaines suivant
l’explosion. Les activités qui ne pouvaient pas être prises en charge par la
capitale ont été reportées sur les autres ports du pays (principalement Tripoli
- second port du Liban - mais aussi Saida et Tyr). Le Liban survit donc, tant
bien que mal. Mais le pire est à craindre dans les mois à venir.
Risque d’effondrement et de famine
Les réserves en dollars
s’épuisant, la Banque centrale du Liban a annoncé la fin prochaine des
subventions généralisées sur l’alimentaire, les médicaments et le carburant.
Cette décision « engendrerait des pénuries et une augmentation des taux
d’inflation alimentaire (…), 100% voire près de 200% pour certaines
denrées » [7]. Seul un recensement des
populations les plus précaires et des aides ciblées [8] pourraient amortir la portée
de la crise alimentaire et éviter la famine dans une partie du pays.
Le gouvernement libanais
a pris des mesures très limitées pour faire face à l’insécurité alimentaire.
Entre octobre 2019 et octobre 2020, les prix de l’alimentaire ont
dramatiquement augmenté de 376% [9]. Au total, 25% des Libanais et 40%
des Syriens (ils constituent une part importante de la population avec plus
d’un million de réfugiés) sont dans une situation d’extrême pauvreté (ils ne
s’alimentent pas tous les jours).
Pour éviter le naufrage
total, le Liban a multiplié les demandes afin d’obtenir une aide
internationale. Mais la bonne volonté des bailleurs de fonds internationaux se
heurte à l’absence de réformes de la classe dirigeante et à la puissante Banque
centrale du Liban (BDL) [10]. Fin novembre, la firme Alvarez
& Marsal, qui avait été mandatée par le ministère libanais des Finances
pour réaliser l’audit de l’institution bancaire, a abandonné sa mission. En
cause : la BDL refuse de lui ouvrir ses comptes, invoquant la loi sur le
secret bancaire de 1956 [11]. Sans cet audit, pas d’aide
internationale possible. Et sans aide internationale, le Liban va continuer sa
chute. Pour la chercheuse Dorothée Schmid, spécialiste de l’économie politique
dans la région moyen-orientale, « ce qui est inquiétant, c’est la possibilité
d’un effondrement total de l’Etat libanais avec l’interférence extrêmement
forte d’acteurs importants. » Pour elle, arrivé à un certain point de
non-retour « l’Etat libanais ne pourra pas se reconstruire, comme ce qu’on
a vu en Irak ou en Syrie » [12].
L’initiative française : un échec ?
Portée personnellement
par le Emmanuel Macron après l’explosion du port de Beyrouth, l’initiative
française a suscité des espoirs immenses au Liban. Le président Macron avait
pris soin d’intégrer tous les partis traditionnels libanais, y compris le
controversé Hezbollah [13], malgré les critiques de Washington
et de Tel-Aviv. L’exécutif français considère que la formation représente une
partie non négligeable de la société libanaise et constitue une composante
essentielle de la vie politique du pays. Son intégration aux discussions
renforçait, selon l’Elysée, les chances de réussite.
Mais quatre mois après
l’explosion et plusieurs conférences, l’appel de Paris à former un gouvernement
et à entamer des réformes s’est heurté à un mur. Selon Anne Gadel, spécialiste
du Moyen-Orient, consultante pour plusieurs think tank dont l’Institut
Montaigne, « les raisons du blocage sont en premier lieu à chercher en
interne au Liban : les élites politiques en place sont les ex chefs de
guerre transformés en leaders confessionnels au lendemain de la guerre
civile ». Selon elle, « toute tentative de réforme du système
économique et en particulier bancaire signifie l’effondrement d’une manne
exploitée par ces mêmes leaders ».
Mais les blocages sont
aussi la résultante des tensions entre Washington et Téhéran, qui se
répercutent fortement au Liban : « c’est la malédiction de l’Etat
tampon chère à George Corm » affirme Anne Gadel. Selon la consultante,
« la politique de pression maximale exercée par les Etats-Unis notamment
par la prise de sanctions contre Gibran Bassil - gendre du Président, ancien
ministre, et président du Courant patriotique libre [14] (CPL) accusé d’être trop
proche du Hezbollah - mine les possibilités de débloquer la situation ».
Retour de Saad Hariri
Fin octobre 2019, Saad
Hariri (Courant du futur) avait démissionné de son poste de Premier ministre
sous la pression des manifestants du mouvement révolutionnaire (Thawra). Un an
plus tard [15], le chef de file de la communauté
sunnite [16] fait son retour « en
héro » pour former un gouvernement. Un coup dur pour les manifestants de
la Thawra, qui plaident depuis plus d’un an pour le renouvèlement de la classe
politique. Ce retour montre la capacité des partis traditionnels à s’accrocher
au pouvoir ainsi que la persistance du clientélisme dans le pays, malgré le
désaveu d’une partie des Libanais envers leurs dirigeants.
De retour aux affaires,
le leader du Courant du futur s’était présenté comme « l’unique et
dernière chance » [17] de sauver le pays en crise.
Mais un mois plus tard, le businessman héritier d’un empire familial n’est
toujours pas parvenu à former un gouvernement. En toile de fond : les
rivalités entre d’une part Saad Hariri et d’autre part le président libanais
Michel Aoun et Gebran Bassil sur la répartition des portefeuilles entre les
partis politiques. Le bloc Aoun demande une minorité de blocage au sein du
nouveau gouvernement, contre l’avis de S. Hariri, sans doute marqué par la
chute de son premier gouvernement il y a 10 ans. En janvier 2011, le
gouvernement Hariri I avait été renversé en raison d’une minorité de blocage. A
l’époque, le président Michel Sleiman avait donné au Hezbollah et au CPL le
tiers requis pour faire tomber le gouvernement, sous fond de querelle autour du
Tribunal international pour le Liban (TSL) (le Hezbollah a été tenu pour
responsable de l’assassinat de Rafiq Hariri, le père de Saad Hariri, survenu le
14 février 2005).
Alors que la troisième
visite du président français Emmanuel Macron approche (elle devait avoir lieu
le 22 et 23 décembre prochain, mais « non maintenue » [18] car le président français a
été diagnostiqué positif au Covid-19 ce jeudi 17 décembre), chaque bloc se
renvoie la responsabilité dans l’incapacité à former un gouvernement [19]. Signe que malgré l’urgence absolue
de la situation libanaise, les rivalités internes de clocher persistent et se
renforcent au risque de donner aux négociations une dimension de plus en plus
communautaire. Cette crise politique n’est pas exceptionnelle : les
gouvernements mettent souvent des mois à se former au Liban. Mais elle
intervient dans un contexte de crise économique majeure et montre donc
l’irresponsabilité de la classe politique libanaise.
Victoire des indépendants : vers un nouveau
Liban ?
Ils ont d’abord raflé 14
sièges sur 30 à l’American University of Beirut (AUB), ont ensuite arraché une
victoire dans des petites universités de la capitale. Et enfin, ils ont conquis
l’Université Saint-Joseph [20]. Cet automne, la vague des partis
indépendants séculiers s’est abattue sur les universités créant l’enthousiasme
chez les Libanais qui avaient participé à la Thawra. Certes, l’enjeu est bien
moindre que pour des élections législatives et ces scrutins étudiants sont loin
de représenter l’ensemble de la population. Mais ces victoires, historiques,
marquent le recul des formations politiques « traditionnelles »
auprès de la jeunesse du Liban [21]. C’est un coup dur pour ces partis
politiques, car les universités sont habituellement un lieu de recrutement et
de formation idéologique pour ces partis, qui captent nombre de leurs nouvelles
recrues durant leurs études.
Un an après l’éclatement
de la Thawra - le mouvement révolutionnaire du 17 octobre 2019 - ces élections
résonnent comme un changement de rapport à la politique dans la jeunesse libanaise
et comme un - léger - signe des modifications sociétales profondes en cours au
Liban.
·
Liban
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Économie
Publié le
17/12/2020
INES GIL
Ines Gil est journaliste freelance
en Israël et Territoires palestiniens.
Elle est diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à
Sciences Po Aix et à l’EJCAM et a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme journaliste freelance et a réalisé
un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth,
Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv,
durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à
l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Notes
[1] https://www.lefigaro.fr/international/le-drian-nous-avons-vecu-une-annee-terrible-mais-nous-avons-tenu-20201213
[2] https://www.leparisien.fr/international/beyrouth-la-reconstruction-de-la-ville-coutera-au-moins-2-5-milliards-de-dollars-04-12-2020-8412465.php
[3] https://www.leparisien.fr/international/beyrouth-la-reconstruction-de-la-ville-coutera-au-moins-2-5-milliards-de-dollars-04-12-2020-8412465.php
[4] Date de
l’explosion du port de Beyrouth.
[5] https://www.choiseul-magazine.fr/2020/12/11/la-securite-alimentaire-en-question-au-liban-anne-gadel/
[6] https://www.lecommercedulevant.com/article/30124-port-de-beyrouth-la-reconstruction-tributaire-de-la-mainmise-politique
[7] https://www.choiseul-magazine.fr/2020/12/11/la-securite-alimentaire-en-question-au-liban-anne-gadel/
[8] https://www.lorientlejour.com/article/1244933/les-subventions-generalisees-touchent-a-leur-fin-et-apres-.html
[9] https://carnegie-mec.org/2020/11/13/lebanon-s-food-insecurity-and-path-toward-agricultural-reform-pub-83224
[10] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/30/la-banque-centrale-du-liban-un-etat-dans-l-etat-opaque-et-intouchable_6061599_3210.html
[11] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/liban-l-aide-internationale-se-heurte-a-la-banque-centrale-20201115
[12] https://www.ifri.org/en/espace-media/videos/lebanon-out-old-what
[13] Reconnu par
Washington et Tel-Aviv comme une organisation terroriste et dont la branche
militaire est considérée comme terroriste par Paris et Bruxelles.
[14] Plus importante
formation chrétienne du Liban.
[15] Le 22 octobre
dernier.
[16] Selon les règles
de répartition du pouvoir au Liban, le Premier ministre doit appartenir à la
communauté sunnite.
[17] https://www.lorientlejour.com/article/1239109/hariri-risque-de-rater-la-derniere-chance-de-sauvetage.html
[18] https://www.lorientlejour.com/article/1245239/emmanuel-macron-positif-au-covid-19.html
[19] https://www.lorientlejour.com/article/1244831/hariri-repond-a-jreissati-aoun-doit-mettre-de-cote-ses-interets-partisans.html
[20] https://www.aljazeera.com/news/2020/11/18/after-student-election-wins-lebanese-prepare-for-bigger
[21] https://www.middleeasteye.net/news/lebanon-elections-student-victory-independents-sweep-sectarian
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