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Ο Roger Arnaldez, περίφημος ειδικός της αραβικής φιλοσοφίας, ήταν από τους πρώτους που ενθάρρυνε το συγγραφέα να ασχοληθεί με το θέμα στο διδακτορικό του, εν ο πολύ γνωστός και εξαιρετικός ισλαμολόγος Gilles Kepel έχει γράψει την εισαγωγή του έργου.
Alfred Morabia, « Le Ğihâd dans l’Islam médiéval »
Par Cécile Lauras
Publié le 11/12/2020 • modifié le 11/12/2020 • Durée de lecture : 8 minutes
Foisonnant
dans l’actualité, le « jihad » fait couler beaucoup d’encre depuis
quelques années dans un Occident meurtri par les menaces terroristes
islamistes. Derrière cette sur-médiatisation, le jihad, communément traduit par
« guerre sainte », reste un phénomène relativement méconnu. Soutenue
en 1974 à l’Université Paris I, la thèse d’Alfred Morabia est une référence en
la matière. Les éditions Alfred Michel tirent un ouvrage de ses recherches en
1993 : « Le Ğihâd dans l’Islam médiéval ». Il explique comment
la doctrine du jihad s’est progressivement élaborée dans les premiers siècles
de l’Islam. Ce travail est le fruit du dépouillage de nombreuses sources en
langue arabe, rendues ainsi accessibles en français.
La
réédition de ce livre pionnier en 2013, préfacée par l’islamologue Gilles
Kepel, témoigne d’un regain d’intérêt pour une notion remise au goût du jour
par l’actualité. Chargé émotionnellement et idéologiquement, le phénomène déroute
l’Occident, « victime » du jihad. Morabia revient aux textes sur
lesquels se basent certains groupes considérés terroristes pour légitimer leurs
actions aujourd’hui. En 2020, la notion de jihad semble nécessaire pour
appréhender les relations entre Occident et Orient. Cette lecture permet
justement de dépasser l’horizon médiatique pour rendre intelligible le jihad,
pour en tirer sa genèse historique et théorique. En outre, c’est en
contextualisant les recherches de Morabia que leur valeur s’en dégage : il
y a cinquante ans, les études sur l’Islam se faisaient beaucoup plus rares, le
jihad n’avait pas retenu l’attention des chercheurs. Nous pouvons nous demander
en quoi le travail de Morabia est pionnier au prisme de la géopolitique
contemporaine. Dans une première partie, nous présenterons les recherches de
Morabia et en soulignerons la pertinence. Dans une seconde partie, nous
mettrons son travail en perspective à l’aide de thèses d’islamologues
contemporains.
I. La genèse du
jihad
Multiforme,
le phénomène du jihad fait l’objet d’interprétations diverses selon l’époque et
la région. Morabia explique qu’« une notion comme celle du gihâd est
colorée par tout un ensemble d’éléments ressortissant aux faits historiques,
aux relations sociales, aux comportements individuels et collectifs, à la
conjoncture internationale, au contexte géographique, aux influences
culturelles et doctrinales… » (p. 15). L’auteur remonte aux racines
historiques, sociales, géographiques, spirituelles pour expliquer le jihad dans
une perspective évolutive, dessinant ainsi « sa nature essentielle et […]
ses diverses formes » [1].
Morabia souligne la nécessité de recontextualiser la notion de jihad, de
l’aborder dans une perspective évolutive. Bien qu’un retour dans le passé soit
nécessaire pour expliquer le présent, une vigilance est requise pour éviter les
anachronismes. Sa doctrine étant presque figée depuis des siècles, on ne peut
pas analyser la notion de jihad à l’aune des valeurs du XXIème siècle. La
« guerre sainte » pose d’évidents problèmes moraux pour
une « communauté internationale » qui se veut régie par des
principes humanistes.
Si
elle est couramment traduite par « guerre sainte », la notion de
jihad dépasse le cadre de la guerre. Après avoir mis en évidence la difficulté
de définir un terme apparu dans un autre contexte, Morabia privilégie le terme
de « combat sacré » pour évoquer le jihad. En outre, c’est une notion
qui a été forgée à posteriori pour légitimer des combats passés. Entre guerre
et défense de la religion, le jihad prend diverses formes au cours du temps,
que Morabia essaie d’approcher dans leur totalité. Son étude est exhaustive,
bien qu’elle se circonscrive au monde arabo-musulman médiéval. En quatre
parties, Morabia analyse les cinq premiers siècles de l’Islam pour mettre en
exergue les différentes interprétations et significations qu’a pu revêtir le
jihad. Après un retour historique, il présente les fondements du jihad dans les
sources scripturaires. Avec la mort du Prophète, il expose comment la notion
fut théorisée et appliquée, puis intériorisée à l’aide de la notion de
« djihad interne ».
Morabia
dresse d’abord un tableau historique de la notion, partant de l’Arabie
pré-islamique. L’Islam n’est pas apparu ex nihilo, la nouvelle religion s’est
appuyée sur un fond culturel qui lui précède, notamment la langue arabe. De la
même manière, le jihad trouve sa source dans la razzia bédouine qui préexistait
à l’Islam, dans des sociétés valorisant l’effort guerrier. Cette caution divine
donne une légitimité à la violence : l’islam « donnera sa
justification doctrinale au gihâd » (p. 49). Exilé à Médine en 622, le Prophète
asseoit son autorité par les armes et s’établit politiquement dans la région,
le jihad devient alors le fait d’un Etat islamique. La religion sera un facteur
parmi d’autres pour expliquer le phénomène des conquêtes. Sous les premiers
califes, le jihad réalise la suprématie de l’Islam face aux infidèles. Mais
au-delà du sentiment d’unité, la communauté musulmane est hétérogène, des
lignes de fractures existent à l’intérieur même de la umma : un jihad
idéologique entre musulmans apparaît. Si l’Empire abbasside marque l’apogée
territoriale du califat, l’autorité se disperse, conduisant alors à une
dispersion du jihad sur plusieurs fronts. Ce sera face aux croisés que la
ferveur militaire du jihad renaîtra.
Morabia
examine ensuite les fondements scripturaires du jihad. Il s’attarde sur les
relations avec les « gens du Livre », chrétiens et juifs qui étaient
autorisés à pratiquer leur culte en échange d’une taxe. Le Coran appelle à
combattre « l’infidèle », mais sans préciser comment : on n’y
trouve pas de justification des visées expansionnistes de la umma, l’idée de
guerre sainte « dans la voie d’Allah » reste vague. Les Sira, les
actions du prophète, et Hadith, paroles qu’on lui attribue, complètent les
textes coraniques pour former la Tradition biographique. Ces sources, dont la
fiabilité est relative, donnent une justification a postériori de la guerre.
Les références au jihad glissent progressivement de la notion initiale de
« ténacité, d’effort » (signification de la racine g. h. d.) vers une
lutte armée.
C’est
dans les textes juridico-théologiques que la théorie et les modalités sur la
pratique du jihad sont apportées. Dans ces recueils (Siyar) qui exposent le
droit de la paix et de la guerre, se dessine une doctrine du jihad. Avec
l’expansion du califat naît la nécessité de légiférer, l’Islam s’inspire alors
de lois venant d’autres régions, notamment de Rome ; il puise son
inspiration avant, pendant ou après la Révélation. La loi coranique est un
phénomène complexe qui renvoie à des siècles de législation, cette idée
d’emprunt est essentielle pour appréhender l’ensemble de la civilisation
musulmane. Cependant, la formalité des sources scripturaires prend souvent le
dessus sur la diversité des sources du droit, conduisant à figer le droit.
L’auteur analyse également dans cette partie le statut des
« protégés » de l’Islam, ainsi que les discriminations que les
dhimmis subissent.
Morabia
explique comment le petit jihad (armé) a paradoxalement pris le pas sur le
grand (intérieur). La religion considère que l’Homme est appelé à lutter contre
ses propres défauts pour s’intégrer dans la communauté des croyants :
c’est le grand jihad, la lutte interne contre le pêché. A côté de cette
dimension qui n’est pas vulgarisée aujourd’hui, le jihad mineur a été remis au gout
du jour. Le petit jihad est la lutte armée contre les ennemis de l’Islam,
qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de la umma. Le jihad interne est
une spiritualisation, une intériorisation du jihad. Au sein du jihad interne,
l’auteur distingue le jihad coercitif (ou défensif), le jihad moral et le jihad
spirituel.
II. Les recherches
de Morabia au prisme de l’actualité
Les
uns après les autres, les prédicateurs vont puiser dans le corpus doctrinal une
légitimité à leurs actions politiques, une justification a posteriori de la
guerre pour mobiliser la communauté musulmane. En 1105, al-Sulami voit dans la
Première Croisade un jihad contre les musulmans. Il déclare que « Le
Coran, la Tradition et l’unanimité des docteurs de la loi, tous sont d’accord […]
que la guerre sainte est un devoir collectif lorsqu’elle est agressive » [2]. Quand les autorités légitimes sont
défaillantes, chaque musulman doit s’engager personnellement dans le combat
pour « protéger la religion », il y a pour lui un devoir d’obligation
personnelle de la guerre sainte. Le monde arabe s’unifie pour faire face aux
croisades, on assiste à une renaissance du jihad.
Notions
proches, on peut établir plusieurs parallèles entre le jihad et les croisades.
Le terme croisade est entré dans le langage courant pour désigner une campagne
militaire religieuse, une lutte entre deux religions. Au-delà de ces
prénotions, les croisades renvoient en réalité à des phénomènes
multiformes (croisades populaires, des seigneurs ou monarchiques) étalés
sur plusieurs siècles, de 1099 jusque 1291. Il y a eu des croisades entre
chrétiens, d’autres contre des groupes considérés hérétiques. En outre, les
croisades ont constitué le point de contact entre deux mondes, elles sont à
l’origine d’un choc culturel positif entre Orient et Occident. Redécouvertes
dans ce contexte, les théories de Saint Augustin délimitent dans la doctrine de
l’Eglise les notions de guerre juste et guerre sainte. La persécution contre
les impies est considérée juste, dans le sens où il s’agit de défaire ses
ennemis par charité pour leur apporter le salut. Cette notion est, tout comme
le jihad, devenue un sujet d’actualité, notamment depuis que Georges W. Bush
déclare l’Amérique « en croisade » après le 11 septembre 2001. Le
monde arabe se voit de nouveau agressé par les croisades, comme l’Occident
subit une réinvention du djihad.
Pionnier
du dialogue islamo-chrétien, le prête maronite Youakim Moubarac (1924-1995)
voit dans le jihad – conçu au temps du Prophète pour concentrer le pouvoir
entre ses mains aux dépens des tribus – une forme de régulation des relations
internationales. L’Islam s’installe alors dans un Etat politique : seule
l’autorité suprême de l’Islam peut déclarer une guerre. L’Etat a le monopole de
la violence légitime, qui est un des attributs de la souveraineté étatique. A
cette époque, on peut considérer le jihad comme une forme
d’institutionnalisation de la guerre. Ainsi, le jihad ne serait pas le fait de
groupes terroristes mais d’un Etat légitime, se rapprochant d’une armée
nationale.
Pendant
des siècles, le califat symbolisait la présence de l’Islam comme acteur du
système international. Entré en guerre aux côtés de l’Allemagne en 1915,
l’Empire ottoman espère unir le monde musulman contre les Alliés : c’est
la dernière fois que le jihad a été proclamé officiellement. Le démembrement de
l’Empire ottoman a entériné la disparition de référence politique, l’autorité
centralisée de l’Islam s’est éclatée avec la création de plusieurs Etats. Avec
le fondamentalisme religieux récent, le mot jihad est resté mais sa
signification a été dévoyée.
Dans
la préface de 2013, Gilles Kepel explique que peu après la thèse de Morabia
soutenue, le palestinien Abdallah Azzam, proche des Frères musulmans, fait
appel à ce concept pour mobiliser les musulmans contre l’Armée rouge en
Afghanistan, initiant alors le jihad contemporain. Si ce combat se fait avec
l’aide des Américains - qui cherchent à endiguer la menace communiste -,
les Etats-Unis deviendront la cible numéro un de ce jihad. Cette violence
semble atteindre son paroxysme avec l’attentat contre les Tours jumelles de New
York en 2001 perpétré par Al-Qaeda. Un an après la réédition du livre de
Morabia, Abou Bakr al-Baghdadi proclame l’Etat islamique en Irak et au Levant
depuis la mosquée Al-Nouri de Mossoul. Incarnation la plus récente de ce
concept, le leader de Daesh a appelé à poursuivre le jihad en août 2018 alors
qu’il était affaibli sur le terrain.
Conclusion
« Enterré,
au dire de certains, on le vit renaitre de ses cendres chaque fois que la Umma
traversa une période de crise, ou dut faire face à l’adversité » [3].
Alfred Moravia semble avoir la prescience des grands enjeux avant même qu’ils
n’effleurent les unes des journaux. Ses conclusions restent d’une pertinence
surprenante cinquante ans après. Le jihad, « arme militante de la Ummà
contre tout ce qui entravait sa marche en avant » (p. 337), est loin
d’être tourné uniquement vers les « Infidèles ». Phénomène varié, le
jihad se caractérise par la croyance en un salut par l’Islam et par un certain
esprit du corps communautaire. La solidarité parmi les membres de la umma et la
recherche de son intérêt conduisent à tourner l’agressivité vers l’Autre.
Notion ambiguë, elle fait écho à l’héritage dual du Prophète, entre tolérance
et tradition guerrière.
Tout au long de son ouvrage, Morabia souligne la malléabilité avec laquelle
l’Islam a contourné ses propres lois pour s’adapter au contexte. Certaines
coutumes préexistantes à l’islamisation d’un territoire ont été qualifiées
d’islamiques a posteriori. Sacralisés, les premiers temps de l’islam sont
érigés en âge d’or, certains continuent d’y aspirer malgré les siècles.
Lire
également :
Alfred Morabia, Le Ğihâd dans l’Islam médiéval, le
« combat sacré » des origines au XII° siècle
Bibliographie :
Morabia Alfred,
Le Gihad dans l’Islam médiéval, bibliothèque de l’Evolution de l’humanité,
Editions Albin Michel, 2013.
Roy Olivier, Le
Djihad et la mort, Editions du Seuil, 2016.
Kepel Gilles,
Terreur dans l’hexagone : Genèse du djihad français, Gallimard 2015.
Burgat François,
Comprendre l’islam politique, éditions la Découverte, 2016.
Ali b. Tahir
al-Sulami, Incitation à la guerre sainte, éd. et trad. D’E Sivan, Journal
asiatique, 1966, p. 215-220.
El Khoury Yara,
Alfred Morabia, « le Gihâd dans l’islam médiéval, le « combat
sacré » des origines au XII° siècle », Les clés du Moyen-Orient,
04/08/2014
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Alfred-Morabia-Le-Gihad-dans-l-Islam-medieval-le-combat-sacre-des-origines-au.html
El Khoury Yara,
Le Liban des croisades à l’empire ottoman, Université Saint Joseph de Beyrouth,
2019.
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Histoire
Publié le 11/12/2020
CÉCILE
LAURAS
Cécile
Lauras est diplômée de l’Institut catholique de Paris et d’IRIS Sup. Après un
stage au service culturel de l’ambassade de France au Liban, elle a étudié l’histoire
et l’arabe classique à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Elle poursuit sa
formation avec le master « Intégration et mutations en Méditerranée et au
Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.
Notes
[1] Arnaldez Roger,
préface de 1993.
[2] Un traité
damasquin sur le djihad, in Ali b. Tahir al-Sulami, Incitation à la guerre
sainte.
[3] Alfred Morabia, https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_1987_num_9_1_1454
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