https://www.lesclesdumoyenorient.com/Sinbdādnāma.html
Article publié le 10/04/2020
Par Florence Somer Gavage
Vers la fin de la 536eme nuit, la conteuse Shéhérazade (1) fait exister le marin Sindbād, d’une voix qu’on
imagine langoureuse, suave, peut-être rehaussée d’une mélodie nocturne jouée au
qanbūs. Pour charmer et ravir son sultan, elle invente l’histoire qui
situe le navigateur dans la ville de Bassorah, sous le règne abbasside du
calife Harūn al-Rashid. Né dans la pauvreté, Sinbād prospérera, d’esprit et de
biens, aux détours de voyages incroyables peuplés d’êtres étranges et de
retentissements inespérés qui seront narrés par la conteuse durant une
vingtaine de nuits où personne, ni le sultan, ni lecteur, n’osera l’inviter à
se taire pour la nuit. Certains pensent que le géographe Ibn Khordādbeh
(820-885) aurait été l’inspirateur du personnage de Sindbād le marin dont les
sept voyages apportent des informations notables concernant le commerce
maritime en vigueur durant cette période et les contours géographiques des
contrées abordées par le navigateur, de la pointe est de l’Afrique jusqu’au sud
de l’Asie. Economiques autant qu’initiatiques, ces voyages font cohabiter
des légendes itinérantes indiennes, persanes ou grecques et l’on décèle des
tendances philosophiques et religieuses propres à diverses communautés dans cette
histoire qu’Antoine Galland et Richard Burton (2) après lui, attribuèrent à
tort au corpus des Mille et Une Nuits. Si l’évocation du nom de ce marin fait
directement penser à ce personnage, l’histoire dont il est question est celle
d’un autre Sindbād dont l’histoire s’est perpétuée dans la tradition iranienne.
Le
livre des sept vizirs
Ce
Sindbād du folklore oriental, qu’il soit marin ou terrien, a éclipsé une
collection d’histoires d’origine moyen-perse intitulée Sindbādnāma,
traduite en arabe aux environs du 8ème siècle puis mise en vers par Abān
al-Lāhiqī alors que la version originale moyen-perse continuait d’exister. A
partir du 10ème siècle, le texte original se perd et subsistent les versions
ornementées et personnelles de différents auteurs, dont Zahīrī al Samarqandī
qui l’a traduit en persan moderne agrémenté de poèmes, de proverbes, de hadiths
et d’éléments coraniques, métamorphosant le texte original en une suite de 34
histoires convenant à la cour de Samarkande qu’il servait. C’est cette version
du 12ème siècle qui nous est parvenue sous le nom de Sinbdādnāma (3) ou
Livre des sept vizirs. Faute de pouvoir mesurer la distance exacte qui le
sépare du livre original en moyen-perse, car Zahīrī ne mentionne pas les ajouts
et les déplacements effectués, nous pouvons isoler des concepts philosophiques
et historiques antérieurs au 10ème siècle, issus du milieu zoroastrien de l’époque sassanide et parmi eux, les mythes
cosmogoniques et cosmologiques.
L’histoire
raconte le destin d’un jeune prince iranien qui, à l’âge de douze ans, est mis
entre les mains de sages, choisis parmi 7 000 philosophes, destinés à le
guider et lui enseigner les qualités requises par sa future tâche de souverain.
Dix ans de tentatives d’apprentissage passent, sans laisser aucune empreinte
sur le prince. Les sept sages vizirs du roi élisent alors Sindbād, le plus
savant d’entre eux, pour éduquer le prince. Il doit l’instruire pendant six
mois, puis le présenter à la cour à une date déterminée par les prescriptions
des astrologues royaux.
Au jour dit,
l’étoile du destin du prince indique qu’il doit se taire pendant sept jours,
sinon il serait en grave danger. Le prince entre dans la cour et le maître,
craignant d’être puni, s’éclipse. Une des concubines préférées du roi, qui est
amoureuse du prince, tente de le conquérir, mais en vain. La belle-mère du
prince, souhaitant l’évincer du pouvoir, l’accuse d’avoir tenté de la violer.
Le prince, voué au silence, est condamné à mort. Sa vie est sauvée par les sept
sages, qui se relaient, avec la femme préférée du roi, pour raconter au
monarque en place des histoires visant à obtenir un sursis d’exécution pendant
sept jours avec des contes moraux tandis que la concubine jalouse raconte
entre-temps des histoires destinées à contrebalancer celles des sages. Le huitième
jour, le prince, qui s’est tu jusqu’alors, parle pour sa propre défense, et la
concubine est reconnue coupable.
Littérature
et théologie
Initialement,
le thème central de ces histoires semble mettre en garde le lecteur contre
l’intelligence, l’astuce et le manque de loyauté des femmes. L’historien
Yaʿqūbī (m.897) décrivait le texte comme le makr al-nisā’ (la
malveillance des femmes). Mais dans la version de Zahīrī, seules huit histoires
se centrent sur la personnalité des femmes et quatre d’entre elles mettent en
exergue leur piété et leur fiabilité. De toute évidence, l’intérêt premier de
ce texte questionne un spectre bien plus large qu’une mise en garde misogyne.
Le Grand Vizir Sindbād de Mansura est au centre du récit, son narrateur et le
porte-parole de son principe moral et politique. L’histoire dit que son action
sauve la dynastie des Samanides (819-999) d’une rébellion éminente et de
l’effondrement, ce qui le propulse au centre du cercle vertueux qui mêle
pouvoir temporel et prédictions divines, royauté et religion, les dieux
s’exprimant par l’entremise du mouvement des astres dans le ciel habité par les
constellations zodiacales.
Ce conte
moral et politique persan suit, comme une série d’œuvres littéraires qui lui
sont contemporaines, un schéma particulier inspiré d’une cosmologie proprement
iranienne.
Mythe
cosmologique Zurvaniste
Cette
secte zoroastrienne pense que le temps (Zurvan) est un dieu infini. Placé au
sommet de la hiérarchie divine, il est celui qui engendra, dans un moment
d’hésitation sur la nécessité d’offrir des sacrifices, deux jumeaux
antagonistes. Le premier, Ohrmazd, le principe du bien, vivant dans le domaine
de la lumière éternelle, créa le mēnōg, le stade immatériel du monde. Le
second, Ahriman, le principe du mal, plongé dans l’obscurité, séparé de son
frère par une barrière réputée infranchissable car gardée par la divinité de la
vacuité Vāyu, ne créa rien. Pourtant, après 3000 ans de règne sans
partage d’Ohrmazd, Ahriman et ses généraux démoniaques trouvèrent la brèche pour
entrer dans le monde immatériel et polluer la création ohrmazdienne. Ohrmazd
propose à Ahriman un combat limité à 9000 ans et crée le gētīg, le monde
matériel, dans lequel il enferme Ahriman le temps que durera ce combat (4) pour
lui donner un terrain d’affrontement sans que les puissances maléfiques
puissent entacher le monde mēnōgien. Ohrmazd crée également les sept Amesha
Spenta, les immortels bienfaisants, auxquels il confie la garde de ce monde
terrestre. Shahrēvar, la bonne souveraineté, prend la forme du ciel de
métal qui entoure la terre ; Hordād, la perfection spirituelle, est
l’eau qui remplit la moitié inférieure du globe terrestre ; Spandārmand,
la dévotion sacrée est la terre ; Amurdād, l’immortalité, est le
noumène des plantes ; Vahman, la bonne pensée, est l’origine des
animaux, Ardvahist ; la meilleure rectitude, est le feu.
Mais
après 3000 ans, Ahriman réussit à creuser un trou dans la limite terrestre et
pollue le mēnōg, les eaux, les plantes, tue le bœuf primordial et
Gayōmard. Il noie le feu sacré dans la fumée, étend son être obscur sur le
monde entier dont il prend la gouvernance pour 3000 ans à son tour. Ohrmazd
parvient à sauver les graines des plantes et les prototypes de sa création
qu’il cache dans une des planètes, le temps de ce long hiver (zemestān) en
attendant le moment où, armant ses créatures, il reviendra sur terre pour
engager le combat final avec les soldats d’Ahriman. Pour permettre ce retour
des forces ohrmazdiennes, il faut neutraliser le pouvoir d’Ahriman. Dans la tradition
iranienne reprise par le Shahnāmeh, un jeune roi issu de la dynastie mythique
des Pishdadides, Ferēdūn, réussit à enchaîner Ahriman, qui a pris la
forme du démon Zahhāk, dans le mont Damāvand. Le retour des êtres lumineux dans
ce combat inaugure l’état de mélange (gumēzišn) des forces du bien et du mal.
C’est dans ce monde que nous vivons aujourd’hui en attendant la fin des temps,
l’apparition des sauveurs et la rénovation du cycle chiliastique de 12 000
ans.
Influence
de la cosmogonie zurvanite dans le Sindbādnāma
Yakī būd yakī nabūd, ghayr az khodā īch kas
nabūd. (« L’un était, il n’y avait personne, personne d’autre que Dieu
n’était » (5)). Cette phrase qui introduit le Sindbādnāma et une
grande partie des contes persans est influencée par la vision du début des
temps où Zurvan préexistait à toute chose.
Les mêmes
contes persans continuent ensuite par la formule de salutation « be-nām-e
khodāvand-e jān o kherad » (6), dans la continuité de la seconde phase
ontologique où de l’Un (khodāvand), naissent simultanément la conscience
divine et l’âme universelle (la Conscience divine, kherad) et la Psyché
(l’Âme universelle, jān).
Enfin,
avant que ne soit proprement développé le thème que l’auteur souhaite aborder,
un chapitre cosmogonique figure souvent en préambule. Cette première partie
rappelle la genèse du monde ; la prééminence du principe premier, la
construction de l’intellect universel, des âmes universelles, des étoiles, des
quatre éléments, des minéraux, des plantes, des animaux etc… suivant un schéma
néoplatonicien auquel sont intégrés les éléments caractérisant l’antique
religion iranienne.
Les
éléments de cette rivalité mythique sont présents dans les sept contes du Sinbdādnāma
que racontent les sages pour justifier de la légitimité et de l’élection du
jeune prince, liant la souveraineté juste à la prophétie.
Chaque
personnage du conte est étroitement associé à un protagoniste de l’histoire du
monde.
Le roi,
d’un âge indéterminé, est l’avatar de Zurvan. Le début de cette histoire
s’inspire de l’état initial du monde qui commence alors qu’il engendre le
Prince, destiné selon les astrologues royaux, à renverser l’adversité et
ramener la justice dans le monde. Au même moment, il s’allie à la concubine
néfaste qui répand le doute et l’obscurité. Les années d’instruction du jeune
prétendant au trône qui ne donnent apparemment pas de fruit sont à mettre en
relation avec le temps nécessaire pour la construction du monde gētīg
afin de constituer une arène pour le combat à venir. Alors que les choses sont
mises en place, l’instruction et son application peuvent commencer. Une
première phase d’observation nécessaire réduit le principe au silence et laisse
les sept sages le défendre alors qu’il assiste au débat et comprend comment y
mettre fin.
L’assemblée
des sept sages pourrait représenter les sept Amesha Spentas mais si tel est
bien le cas, Sindbād, le plus sage d’entre eux, devrait être associé à Ohrmazd,
le dieu créateur, ce qui est impossible. Ce problème de rapprochements explique
que dans certaines versions de l’histoire, les sages soient au nombre de 6.
Dans la version de Zahīrī, les sages ne sont pas la représentation des
immortels bienfaisants mais sont liés aux sept planètes, suivant une tradition
mésopotamienne. Pour apporter leurs soutiens au prince, elles se positionnent
dans le ciel afin de faire ressortir leurs bienfaits. La Lune apporte
sagacité ; Mercure la contemplation et l’intellect ; le Soleil, la
lumière ; Vénus la splendeur et la célébrité ; Mars la capacité de
gouvernance et de fédération ; Saturne la détermination ; Jupiter la
chance et le xwarrah qui sied au dirigeant juste.
La
concubine jalouse est l’avatar d’Ahriman qui est battu au moment auspicieux
déterminé par les astres. Quant au prince promis au brillant avenir après avoir
triomphé des dangers, il est l’incarnation du roi Fereydūn, souvent appelé
Frēdōn, né pour défier et combattre Ahriman, transformé en Zahhak, avec l’aide
d’Ohrmazd dans le Šahnāmēh de Ferdowsi.
Migration
et pollinisation
Après sa
longue traversée linguistique du moyen-perse vers le sanskrit, l’arabe, le
persan, le syriaque et le grec, le Sinbdādnāma était connu sous le nom
de livre de Sindibād, et a été traduit du grec au latin au 12eme siècle par
Joannes de Alta Silva, un moine de l’abbaye de Haute-Seille près de Toul, qui
lui donne le titre de Dolopathos. En 1210, un trouvère nommé Herbers le
requalifie de Li Romans di Dolopathos. Parallèlement paraît une autre
version française, Li Romans des sept sages, qui sera basée sur un autre
original latin, tout comme des versions allemandes, anglaises et espagnoles qui
prennent chacune pour modèle une version latine différente du texte, donnant à
voir des variantes symboliques de croyances, culture et temporalité d’écriture.
Pour qu’une telle transmission existe, il faut un accord philosophique, dont
celui de donner raison au silence face aux calomnies et laisser la sagesse
prendre la défense des valeurs éthiques et morales du héros, investi depuis sa
naissance d’une tâche civilisatrice.
L’histoire
millénariste de l’Iran s’est transmise à travers l’espace et le temps au fil
des récits qui se sont construits en s’en inspirant et influencé l’histoire des
peuples qui les ont incorporés à leur folklore oral et littéraire. Son voyage
prend aujourd’hui des détours de réécriture étonnants. La saga du
« Seigneur des Anneaux » de J.R.R.Tolkien reprend, elle-aussi, le combat
cosmogonique d’Ohrmazd et d’Ahriman et déguise le jeune roi zoroastrien choisi
par les astres pour vaincre le principe du mal en un petit hobbit, nommé Fredon
comme lui, destiné à combattre le Seigneur du Mordor pour qu’advienne une
nouvelle ère lumineuse et juste, sous la protection du principe du Bien et de
ses généraux, les membres de la communauté de l’anneau.
Lire sur
Les clés du Moyen-Orient :
La publication des Mille et une nuits dans l’Europe de l’orientalisme premier
Jean-Claude Garcin, Pour une relecture historique des Mille et Une Nuits. Essai sur l’édition de Bulâq
Histoire, société et justice dans les Mille et Une Nuits Compte-rendu de lecture du chapitre « Les Mille et Une Nuits » d’Aboubakr Chraïbi, in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle
La publication des Mille et une nuits dans l’Europe de l’orientalisme premier
Jean-Claude Garcin, Pour une relecture historique des Mille et Une Nuits. Essai sur l’édition de Bulâq
Histoire, société et justice dans les Mille et Une Nuits Compte-rendu de lecture du chapitre « Les Mille et Une Nuits » d’Aboubakr Chraïbi, in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle
Notes :
(1) Voir le précédent article « La Muse des Nuits ».
(2) https://archive.org/details/supplementalnigh05burtiala/page/n9/mode/2up
(3) Voir http://titus.uni-frankfurt.de/texte/etca/iran/niran/npers/sindbadx/sindb.htm
(4) Pour trouver un lieu de préservation du monde immatériel, le crée comme terrain d’affrontement et dans le même temps crée les AS. Le monde a été créé comme terrain d’affrontement du bien et du mal.
(5) Le traducteur francophone rendra cette expression par l’idiome « il était une fois », privant le lecteur d’une dimension cosmogonique propre à une synthèse religieuse et philosophique particulière.
(6) Variante sans rime : kherad o jān ; en arabe ’aql wa nafs.
(1) Voir le précédent article « La Muse des Nuits ».
(2) https://archive.org/details/supplementalnigh05burtiala/page/n9/mode/2up
(3) Voir http://titus.uni-frankfurt.de/texte/etca/iran/niran/npers/sindbadx/sindb.htm
(4) Pour trouver un lieu de préservation du monde immatériel, le crée comme terrain d’affrontement et dans le même temps crée les AS. Le monde a été créé comme terrain d’affrontement du bien et du mal.
(5) Le traducteur francophone rendra cette expression par l’idiome « il était une fois », privant le lecteur d’une dimension cosmogonique propre à une synthèse religieuse et philosophique particulière.
(6) Variante sans rime : kherad o jān ; en arabe ’aql wa nafs.
Quelques
liens :
Blakely Speer M., Foehr-Janssens Y., Le roman des sept sages de Rome, Champion classiques, Honoré Champrion, 2017.
Browne E., A Literary History of Persia (1902-1924), Cambridge University Press, 2009.
Bogdanovic D., Zahiri de Samarkand, Le Livre des sept Vizirs (Sendbâdnameh), Paris, Sinbad, 1986.
Zakeri M., Sinbdādnāma : A Zurvanite Cosmogonic Legend ?, in Herzig E., Stewart S.,
Early Islamic Iran, IB Tauris, 2012.
Blakely Speer M., Foehr-Janssens Y., Le roman des sept sages de Rome, Champion classiques, Honoré Champrion, 2017.
Browne E., A Literary History of Persia (1902-1924), Cambridge University Press, 2009.
Bogdanovic D., Zahiri de Samarkand, Le Livre des sept Vizirs (Sendbâdnameh), Paris, Sinbad, 1986.
Zakeri M., Sinbdādnāma : A Zurvanite Cosmogonic Legend ?, in Herzig E., Stewart S.,
Early Islamic Iran, IB Tauris, 2012.
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