ENTRETIEN AVEC ADAM BACZKO SUR LA
SITUATION EN AFGHANISTAN À LA SUITE DE LA SIGNATURE DE L’ACCORD DE DOHA :
« L’ACCORD PASSÉ ENTRE WASHINGTON ET LES TALIBANS POUSSE À LA GUERRE
CIVILE »
ARTICLE PUBLIÉ LE 01/04/2020
Propos recueillis par Ines Gil
Le 29 février 2020, un accord de paix a été signé
entre les Talibans et Washington, après deux ans de négociations. Entériné par
le Conseil de Sécurité le 10 mars, il prévoit un retrait des troupes
américaines, en échange de garanties par les Talibans de mener une lutte
anti-terroriste contre l’Organisation Etat islamique (OEI) et Al-Qaïda mais
aussi de l’organisation de négociations avec le gouvernement afghan. Dans le
même temps, le gouvernement de Kaboul apparaît dramatiquement divisé. Le 9 mars
dernier, Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah ont simultanément revendiqué leur
victoire à l’élection présidentielle.
Pour analyser la situation en Afghanistan, Les clés du
Moyen-Orient ont interrogé Adam Baczko. Chercheur au CNRS, rattaché au CERI
(Sciences Po), il mène des recherches sur la formation d’institutions
juridiques par les mouvements armés et les opérateurs internationaux dans des
contextes de conflits armés, avec une attention particulière portée à
l’Afghanistan et la Syrie (1). Sa thèse, conduite à l’EHESS est intitulée La
guerre par le droit : justice, domination et violence en Afghanistan
(2001-2018).
L’accord
signé entre Whasington et les Talibans semble très favorableà ces derniers. Il
a été signé sans le gouvernement de Kaboul (non reconnu par les Talibans),
promet le retrait des troupes américaines (principale exigence talibane) et
demande aux Talibans de continuer la lutte contre des groupes terroristes
rivaux tels que l’OEI. Comment l’expliquez-vous ?
C’est vrai. Cet accord est clairement favorable aux
Talibans, il résonne comme une reddition américaine. Plusieurs aspects
expliquent ce rapport de force :
D’abord, du côté américain, il existe un sentiment de fatigue face
à la guerre civile afghane, la plus longue connue par les Etats-Unis (même plus
longue que la guerre du Vietnam).
Ensuite, le Président Donald Trump a fait du retrait des troupes américaines une promesse de campagne avant la prochaine élection présidentielle (3 novembre 2020). L’agenda de politique intérieure est donc clairement venu influencer l’accord.
Enfin, les Etats-Unis payent le prix de la politique américaine menée pendant de nombreuses années à l’égard des Talibans. Les Américains ont longtemps refusé de négocier, alors qu’ils auraient pu profiter de la position fragile des Talibans. En 2002 par exemple, Mollah Omar (Commandant afghan, fondateur de l’Émirat islamique d’Afghanistan en 1996), a proposé une amnistie, avec la reddition du mouvement contre l’arrêt de l’envoi de Talibans en prison (notamment à Guantanamo). Mais les Etats-Unis ont refusé.
Ensuite, le Président Donald Trump a fait du retrait des troupes américaines une promesse de campagne avant la prochaine élection présidentielle (3 novembre 2020). L’agenda de politique intérieure est donc clairement venu influencer l’accord.
Enfin, les Etats-Unis payent le prix de la politique américaine menée pendant de nombreuses années à l’égard des Talibans. Les Américains ont longtemps refusé de négocier, alors qu’ils auraient pu profiter de la position fragile des Talibans. En 2002 par exemple, Mollah Omar (Commandant afghan, fondateur de l’Émirat islamique d’Afghanistan en 1996), a proposé une amnistie, avec la reddition du mouvement contre l’arrêt de l’envoi de Talibans en prison (notamment à Guantanamo). Mais les Etats-Unis ont refusé.
Depuis, toutes les propositions talibanes ont été
rejetées. C’est seulement en 2017 que le dialogue a fini par s’ouvrir. Or, deux
décennies se sont écoulées, et les Talibans ont enregistré des avancées
considérables sur le terrain entre temps. Les Américains ont fait l’erreur
stratégique d’accepter le dialogue à un moment où les Talibans étaient en
position de force. Durant les négociations à Doha, ils ont accepté les
exigences talibanes, en particulier l’exclusion du gouvernement de Kaboul des
discussions. Avec cet accord, les Etats-Unis ont négocié leur défaite.
Quelques
jours après la signature de l’accord avec Washington, les Talibans ont annoncé
qu’ils reprenaient les attaques contre les forces afghanes (mais pas contre les
forces étrangères). Le retour des violences pourrait-il affaiblir
l’accord ?
Quand on voit avec quelle rapidité les Talibans ont
repris les violences, la faiblesse de cet accord saute aux yeux. Ils ont
attaqué les forces afghanes sous prétexte que la libération des 5 000
prisonniers talibans détenus par Kaboul et prévue par l’accord passé avec les
Etats-Unis n’a pas eu lieu. Mais Kaboul n’a même pas signé l’accord, le
gouvernement afghan n’était pas engagé par les promesses de libération de
prisonniers.
En réalité, les Talibans utilisent la question des
prisonniers comme prétexte pour attaquer les forces afghanes. Leur objectifs
est clair : reprendre Kaboul, prisonniers libérés ou non. Les Talibans se
considèrent comme les véritables tenants du pouvoir en Afghanistan. Ils se
voient comme un gouvernement en exil renversé en 2001 par des forces
étrangères.
Cependant, le retour des violences contre les forces
afghanes est peu susceptible de remettre en question l’accord. Tant que les
Talibans n’attaquent pas les troupes étrangères, il est peu probable que
Washington intervienne.
Il est clair que cet accord délégitime et fragilise le
gouvernement de Kaboul, pourtant reconnu par la communauté internationale. Il
pousse d’une certaine façon à la guerre civile. Certes, il y a déjà une guerre
en Afghanistan, mais ce texte favorise le cadrage de la situation afghane comme
un conflit entre deux autorités qui revendiquent le contrôle de l’Etat.
A
Kaboul, les divisions sont criantes et semblent favoriser l’avancée des
Talibans. Ashraf Ghani, le chef de l’Etat sortant, et son rival Abdullah Abdullah,
chef de l’exécutif et n°2 du régime, se disputent la victoire de l’élection
présidentielle. Le 9 mars dernier, chacun a organisé sa propre investiture dans
deux ailes différentes du palais présidentiel. Déjà en 2014 les deux hommes se
disputaient le pouvoir. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Et
qu’est-ce qui les divise ?
Depuis l’intervention internationale en 2001, les
élections chapeautées par les acteurs internationaux ont été marquées par la
multiplication de fraudes. Après 20 ans de présence étrangère, des éléments
basiques, comme la tenue d’un registre électoral, n’existent pas en
Afghanistan.
Déjà en 2009, l’élection de Hamid Karzaï avait
constitué un précédent dangereux. Il est très probable que le président sortant
n’ait pas gagné la présidentielle. La victoire aurait dû revenir à Abdullah
Abdullah. Les fraudes évidentes dénoncées par des milliers d’Afghans dans des
lettres à destination de l’ONU n’y ont rien changé. Les résultats annoncés par
la commission électorale [victoire de Hamid Karzaï] ont été confirmés par les
Nations unies et les pays occidentaux.
Les candidats en ont tiré que, pour gagner les
élections en Afghanistan, il ne faut pas nécessairement remporter le plus de
votes. Il faut avant tout installer un rapport de force, apparaître
incontournable pour obtenir le soutien des Etats-Unis. En 2014 par exemple, les
résultats résultent d’un accord rédigé par John Kerry (Secrétaire d’Etat
américain de l’époque) qui prévoit un partage du pouvoir entre Ashraf Ghani et
Abdullah Abdullah. Aujourd’hui, l’Afghanistan est replongé dans le même
scénario avec les Etats-Unis qui arbitrent entre les deux candidats qui
revendiquent tous deux la victoire. Ces fraudes récurrentes pendant les
élections afghanes et les partages du pouvoir sous la houlette américaine
délégitiment les gouvernements successifs auprès de la population.
Une autre difficulté s’ajoute à cela :
l’ethnicisation de la vie politique afghane. Ashraf Ghani réunit autour de lui
les Pashtun de l’est. Abdullah Abdullah rassemble plutôt les Tajiks du nord. De
leur côté, les représentants de la communauté hazara (confession chiite) ou
ouzbek passent d’un camp à l’autre selon les alliances.
Ces divisions ethniques se retrouvent aussi dans
l’organisation des forces de sécurité, ce qui a pour conséquence de fragiliser
le pays. A la naissance du régime de Kaboul en 2001, un accord informel, mais
bien connu, promettait aux Tajiks du Panchir (région du commandant Massoud), le
contrôle de deux des trois ministères sécuritaires. Ils ont perdu ces avantages
avec la présidence d’Ashraf Ghani, mais le contrôle des forces de sécurité fait
toujours l’objet de négociations entre les communautés. Certes, l’armée afghane
incarne encore l’unité nationale. Mais le ministère de la Défense, de l’Intérieur
et les services secrets souffrent d’un éclatement communautaire évident.
Les
divisions entre Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah risquent-elles de mettre à
mal l’ouverture des négociations avec les Talibans ? Et renforcent-elles
les Talibans ?
Le gros problème du gouvernement de Kaboul est qu’il
se présente divisé face aux Talibans, qui apparaissent au contraire unis. A
chaque fois qu’Ashraf Ghani tente de mettre en place une équipe pour discuter
avec les Talibans, il est contesté par Abdullah Abdullah. Et s’il intègre des
partisans d’Abdullah Abdullah, les divisions internes seront fortes et rendront
les discussions difficiles.
A l’inverse, les Talibans ont les mêmes représentants
depuis le début des négociations avec les Américains à Doha. Au départ, ils
étaient certes peu formés à la diplomatie, mais ils ont gagné en expérience.
Aujourd’hui, ils sont préparés à la négociation et se présentent unis. C’est
d’autant plus positif pour eux qu’ils sont en position de force sur le terrain.
La
population est-elle favorable à l’accord passé avec les Etats-Unis ?
L’avis de la population a peu d’importance
pour les Talibans. Cela ne change rien à la réalité de leur victoire. Ils ne
demandent pas d’élections, car ils savent qu’ils ne remporteraient sûrement pas
de plus de 20% de voix, alors qu’ils contrôlent plus d’un tiers du territoire
afghan.
Le but des Talibans n’est pas de convaincre la population, mais de progresser sur le plan militaire.
Le but des Talibans n’est pas de convaincre la population, mais de progresser sur le plan militaire.
Concernant
l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) : ces dernières années, certains
analystes craignaient que l’Afghanistan ne deviennent un nouveau fief pour le
groupe EI. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’OEI a eu un grand potentiel pour s’implanter en
Afghanistan. Alors que les Talibans se présentent comme un mouvement relativement
conservateur avec une vision nationale, le groupe EI se démarque avec un
discours salafiste internationalisé. Or, de nombreux Afghans sont sensibles aux
formes globalisées de l’islam, comme le salafisme prôné par l’Arabie saoudite.
De plus, les Talibans sont toujours liés à Islamabad, alors que l’OEI prétend
être indépendant. Le groupe Etat islamique a donc un boulevard en Afghanistan.
Par ailleurs, l’agenda confessionnel anti-chiite de
l’Organisation Etat islamique trouve un écho auprès d’une partie de la
population afghane. Cette hostilité contre les chiites a été favorisée par la
confessionnalisation de la vie politique afghane ces dernières années. Les
Talibans sont de leur côté bien plus mesurés sur cette question. Dans les
années 1990, des massacres ont été commis contre la communauté hazara (chiite),
mais les Talibans ont toujours fait des compromis, par exemple en nommant un
ouléma chiite pour gouverner les régions hazaras chiite en 1997. L’OEI a donc
aujourd’hui le monopole d’une « cause sunnite » contre les chiites.
Dans certaines provinces, comme à Ghazni, Wardak, ou dans le nord de Kaboul,
l’OEI peut compter sur le cadrage confessionnel de conflits fonciers entre
nomades pachtounes sunnites et sédentaires hazara chiites. La rhétorique anti-chiite
du groupe EI pourrait un jour justifier des massacres contre la communauté
hazara.
Qu’en
est-il de la position russe ? Moscou avait tenté de jouer un rôle de
médiateur entre les Talibans et Kaboul au début de l’année 2019. Quelle est la
stratégie russe, maintenant que l’accord entre les Américains et les Talibans a
été signé ? Attendre le départ des troupes américaines ?
Les Russes sont avant tout préoccupés par la présence
de l’Organisation Etat islamique en Afghanistan, car ils veulent éviter une extension
du groupe à l’Asie centrale. Moscou a donc fait le choix de se placer du côté
des Talibans, contre l’OEI. Ces dernières années, ils ont armé les Talibans
pour empêcher l’établissement du groupe EI au nord et à l’est de l’Afghanistan.
Par ailleurs, la Russie voit d’un mauvais oeil la
présence militaire de Washington en Asie centrale. Elle a donc accueilli
positivement l’accord, qui prévoit le retrait des troupes américaines.
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