A L’OCCASION DE L’EXPOSITION « L’ORIENT DES PEINTRES, DU RÊVE À LA
LUMIÈRE » PRÉSENTÉE AU MUSÉE MARMOTTAN (PARIS), RETOUR SUR UN VOYAGE
INITIATIQUE
ARTICLE PUBLIÉ LE 29/03/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 29/03/2019
Par Florence Somer
Gavage
Depuis le 7 mars et
jusqu’au 21 juillet 2019, l’exposition dédiée à « L’Orient des
peintres » est proposée dans l’écrin du musée Marmottan Monet abritant les
collections de Paul Marmottan, dédiées à Napoléon et sa famille. Tout comme les
objets qui jalonnent le musée, les œuvres présentées dans l’exposition
consacrée à « L’Orient des peintres » ont été réunies lors des
campagnes de conquêtes napoléoniennes et s’axent autour de la Méditerranée au
travers de trois fils conducteurs : l’être, la lumière et le paysage.
Dans
un précédent article, nous avons évoqué l’inspiration du voyage vers l’Orient
qui fut à l’œuvre chez les auteurs - poètes, philosophes, écrivains - les plus
influents du 18ème et 19ème siècle en Europe. Comme eux, les peintres se sont
invités au long voyage, dû principalement aux campagnes économiques et
militaires, qu’ont entrepris certains émissaires français, anglais, russes ou
allemands en Orient et en Afrique du Nord (1). Ces peintres avaient lu ou
entendus des louanges concernant la lumière, de l’aube au clair-obscur,
réfléchie par la peau et la terre sans pareille ; ils pouvaient se figurer
que leur palette, leur imagination, leur passion pour le mouvement immobile et
leur amour de l’esthétisme allait s’enrichir sans que le retour au classicisme
figuratif ne leur soit imposé. Ils avaient sans doute, sur les flots qui les
faisaient danser et voyager avant d’avoir atteint le port, mille interrogations
et attentes d’un Orient rêvé. Sans se douter qu’au-delà de leurs rêves, ils
inventeraient l’orientalisme pictural occidental et sa lumière.
Du rêve à la lumière : exposition
Le
parcours de l’exposition a été pensé en sept sections, de la mise en place de
l’idée d’orientalisme pictural pour les premiers penseurs ou figures du
mouvement orientaliste : Ingres, Delacroix et Chassériau ; jusqu’à la
concrétisation de l’alliance de la lumière et de la géométrie, omniprésente
dans les motifs architecturaux des styles arabes et arabo-mauresques, dessinées
par Kandinsky ou Klee. Entre pureté des traits, sensualité des couleurs, des
décors et quêtes oniriques, le visiteur est convié à entrer dans l’imaginaire
des peintres orientalistes, délaissant la réalité tangible au profit de
l’imaginaire et des sens. Gérôme, Landelle, Valloton, Migonney, Bernard, ou
Matisse, entre autres, ces peintres héritiers du classicisme et influencés par
l’impressionnisme, vont, en Orient, découvrir l’émancipation des motifs et une
liberté sans égale quant au rendu de la matière et de la lumière.
Les odalisques d’Ingres
Au
début du 19ème, Ingres va donner à la vision de la femme orientale un tournant
décisif et une grille de lecture qui inspirera ses contemporains et ses
disciples, Delacroix ou Flandrin. Son odalisque, cet idéal de beauté au regard noir et pénétrant, se
présentant nue dans le bain des harems dans lesquels il n’a sans doute jamais
été autorisé à mettre les pieds, devient objet de fantasmes entre idéalisme
classique et exotisme sensuel. Cette odalisque deviendra l’archétype du féminin
oriental reproduite maintes fois, notamment par Flandrin en 1903.
Ne pouvant s’introduire
dans les lieux réservés aux femmes, les peintres vont laisser leur imagination
les dépasser. Théodore Chassériau peindra des « danseuses
marocaines » (1849), selon une scène probablement observée en Algérie dans
le cadre strict d’une école, avec des habits de style ottoman dénudés et de
couleurs vives, entourés de décors géométriques issus d’un syncrétisme mental
rappelant leurs corps en mouvement. D’une certaine façon, l’esprit des peintres
orientalistes opère alors comme un montage vidéo ; placés devant un écran
bleu ou vert, les personnages peuvent être retransposés dans un univers
étranger et fantasque, au gré des envies du réalisateur ou du monteur. L’esprit
de l’élève d’Ingres entrera également en rêve dans le harem pour se figurer une
« femme mauresque sortant du bain au Sérail » (1854), sorte de
mélange entre une Vénus sortant des eaux et une inconnue désirable inaccessible
à laquelle l’imaginaire pallie. Edouar Debat-Ponsan, revenant d’un voyage à
Constantinople, peint, en 1883, « Le massage. Scène de Hammam »,
mettant en valeur, entre la noirceur de peau de la masseuse et la blancheur
quasi diaphane de sa cliente, le bleu des mosaïques d’inspiration ottomane.
Gérôme met en exergue la couleur et la lumière qui lui brûle les yeux au rythme
de ses paysages désertiques ou de ses scènes de rue. Il écrit : « Je
ne cesse de rêver de lumière : je ferme les yeux et je vois des flammes,
des orbes rayonnants, ou bien de vagues réverbérations qui grandissent ».
Le ciel et le sable se confondent, donnant à ressentir la soif au vu de ces
paysages monochromes, liant lumière et émotion.
Un peintre engagé
Gustave Guillamet semble
pousser l’assimilation entre l’Antiquité et l’Orient de ses maîtres et
contemporains par un minimalisme étudié dans son tableau des « femmes
allant puiser l’eau » (1862-1887). Certes sa recherche d’abstraction le
pousse à assimiler le décor, la couleur et les sujets mais c’est avant tout la
misère du peuple algérien qu’il rencontre alors qu’il devait embarquer pour
l’Italie, qui le pousse à peindre ses compositions.
Paul Klee
En se rendant à Kairouan
en 1914, Paul Klee est fasciné par la géométrie de l’architecture épousant le
paysage. Faisant œuvre alchimique, il allie les motifs, la lumière et la
couleur et passe à l’abstraction qui engendra l’émotion du mariage de ces
caractéristiques à la fois sensibles et intelligibles. Il peint son
« Innenarchitektur », aquarelle faite de gouache et craie en réponse
à cette expérience quasi mystique qui accompagnera désormais une grande partie
de son œuvre.
L’idéal de beauté
orientale
Dans la lignée de ces
précurseurs, des peintres s’engouffrent dans la richesse de l’imaginaire et des
motifs orientaux. Qu’importe la méconnaissance relative de l’histoire, de
l’ethnographie, voire le racisme ambiant amenant à transformer le sujet en
« curiosité », lui faisant épouser les motifs architecturaux comme si
ces derniers lui donnaient sens et non l’inverse. Les danses lascives des
belles Orientales rappellent les courbes de colonnes sculptées ou des mucharabieh
dont vous pourrez faire l’expérience en vous promenant dans l’exposition. Voir
sans être vu, susciter, d’un battement de cil, d’une paire d’yeux ou par
l’effluve d’un parfum, l’excitation des sens et de l’imaginaire, voilà un
voyage enivrant partagé par les peintres orientalistes qui convient le
spectateur depuis les siècles auxquels ils appartenaient.
Nonobstant la structure
idéalement pensée de l’exposition, on ne peut s’empêcher d’attendre, même en
filigrane, une critique de cet imaginaire de l’autre qu’a été l’orientalisme,
nourri et encouragé, malgré le talent de ses figurants et de ses compositeurs
artistes, au service d’une pensée coloniale.
Posons la question par
la mise en abîme : quand, il y a quelques siècles à peine, la situation
dominante était inversée, des représentations de peintres iraniens, égyptiens,
syriens ou turcs en mission en Europe auraient-elles aussi, sous le prétexte de
l’immersion complète dans la matière ou la couleur, fait oublier la nécessité
de la réflexion sur la différence du sujet, acteur et architecte de la beauté
idéelle ? Le décor dit « oriental », cette reproduction
nécessairement imparfaite, à l’image de l’état en devenir de l’individu,
encouragé par la beauté mathématique et esthétique de l’architecture, la
captation du jeu de lumière au travers des miroirs et les images suscitées par
la poésie de mots, existe pourtant, a priori, pour permettre la réflexion sur
la pensée et son action.
Note :
(1) Les contrées d’Afrique du nord islamisées sont reprises, pour le besoin de l’article et selon la classification opérée par les commissaires de l’exposition, sous la titulature « Orient » bien que n’en faisant, stricto sensu, pas partie.
(1) Les contrées d’Afrique du nord islamisées sont reprises, pour le besoin de l’article et selon la classification opérée par les commissaires de l’exposition, sous la titulature « Orient » bien que n’en faisant, stricto sensu, pas partie.
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