CECI N’EST PAS UNE AUTOBIOGRAPHIE, DE HAZEM SAGHIEH, TRADUIT PAR SAMY
DORLIAN
ARTICLE PUBLIÉ LE 03/04/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 03/04/2019
Compte rendu de Claire
Pilidjian
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Ceci-n-est-pas-une-autobiographie-de-Hazem-Saghieh-traduit-par-Samy-Dorlian.html
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Samy Dorlian est
maître de Conférences à Sorbonne Université où il enseigne notamment l’histoire
des idées politiques dans le monde arabe du XIXe au XXIe siècle. D’origine
libanaise, il a écrit sa thèse sur le zaydisme dans le Yémen contemporain ainsi
que plusieurs articles sur l’Algérie contemporaine. En 2019, il publie la
traduction de l’essai autobiographique de Hazem Saghieh, un intellectuel arabe
libanais né en 1951, auteur d’un grand nombre d’articles et d’essais
historiques et politiques. La version arabe de l’ouvrage, Hadihi
layssat sira, paraît en 2007. La traduction de Samy Dorlian, sous le
titre Ceci n’est pas une autobiographie. Les vicissitudes idéologiques
du Proche-Orient arabe à travers le parcours d’un intellectuel libanais (années
1950 – années 1980) (L’Harmattan, Collection Comprendre le
Moyen-Orient, 2019), permet de découvrir cet auteur satiriste au parcours
politique pour le moins surprenant et au style sarcastique savoureux.
Une autobiographie ?
Né
dans une famille chrétienne, Hazem Saghieh passe son enfance auprès de sa
grand-mère dans un village du Nord du Liban, avant de poursuivre son
adolescence avec ses parents à Achrafiyyeh (1) puis d’habiter pour trois ans en
Grande-Bretagne. De retour à Beyrouth, il entame sa carrière de journaliste en
1974 à as-Safîr (2), un quotidien libanais tout juste fondé, et qui se veut
l’espace d’expression de toutes les sensibilités de gauche tout en conservant
un fort accent nationaliste arabe. Il y travaille jusqu’en 1988, « quand
l’accumulation des articles à teneur libérale de Saghieh est de moins en moins
acceptée par as-Safîr (3) » et que le quotidien al-Hayât décide de
l’embaucher. Mais c’est depuis Londres que l’intellectuel libanais écrit ses
articles, car il y vit depuis la fin des années 1980, après avoir quitté
Beyrouth au terme de la guerre civile libanaise, laquelle a éclaté en 1975.
Cette
« autobiographie partielle » a d’abord le mérite de plonger le
lecteur en immersion dans le Liban des années 1950 aux années 1980. Les
premières pages du livre évoquent la grande ruralité du village de la
grand-mère de l’auteur, non sans laisser présager les mutations qu’impliquent
les départs et retours des émigrés libanais en quête de fortune, en Afrique ou
aux Etats-Unis ; d’ailleurs les parents de Hazem Saghieh, comme nous le
rappelle Samy Dorlian, ont vécu jusqu’en 1960 au Sierra Leone, en Afrique de
l’Ouest. L’enfance de l’intellectuel semble ainsi s’être écoulée dans un
mélange de traditions, de superstitions, de croyances, de mythes mêlés à
l’irrésistible modernisation de ce petit village rural.
La riche description
d’Achrafiyyeh, dans l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, fait quant à elle le
récit d’un quartier « folklorique », selon l’auteur, et en pleine
mutation. L’auteur y évoque tant ses premières sorties au cinéma que le
souvenir de son voisin « Monsieur Emile » dont la petite moustache
lui rappelle celle de Franco, ou encore la nouvelle Cadillac de Jamîl, le
coiffeur du quartier, et qui illustre à elle seule que « l’effet des illusions
[à Achrafiyyeh] était plus grand que l’effet de la réalité » : cette
voiture, que le coiffeur « passe de longs moments à nettoyer et à observer
de tous côtés », « ne marche pas », mais « il ne faisait
apparaître aucune désolation qui diminuerait la fierté qu’il en avait et ne
présentait aucune explication justifiant une situation anormale telle que
l’achat d’une voiture qui « ne marchait pas » ».
Hadihi layssat sira nous
livre cependant peu d’informations concrètes sur le parcours de son auteur.
Comme son titre l’indique – Ceci n’est pas une autobiographie –, le texte ne
prétend pas faire le bilan de la vie de Hazem Saghieh. Le récit s’arrête
d’ailleurs avant qu’il ait atteint la quarantaine (à la fin des années 1980, à
son départ pour Londres), laissant de côté une grande partie de sa vie.
Certains éléments personnels du parcours de l’auteur sont, en outre, plus ou
moins éludés – on apprend ainsi dans les dernières pages qu’il s’est marié,
lorsqu’il évoque le départ de sa femme pour rejoindre sa famille à l’Est lorsque
les bombardements sur Beyrouth s’amplifient. Mais c’est précisément un des
intérêts de l’ouvrage, qui parvient à mêler intimement considérations
politiques et souvenirs personnels – ce que Samy Dorlian analyse dans la riche
présentation qui précède l’ouvrage comme un « angle
anthropologique » : ainsi, « l’autobiographie partielle »
s’ouvre sur un chapitre évoquant un personnage haut en couleurs dans la vie de
Hazem Saghieh, sa grand-mère ; cette dernière permet justement à
l’intellectuel de s’interroger sur certaines questions politiques, à savoir,
ici, le panarabisme. Hazem Saghieh décrit longuement l’engouement prononcé de
sa grand-mère, chrétienne d’Orient, pour les grands récits mythiques arabes,
entre littérature de l’anté-Islam et histoire des débuts de l’Islam. Ces
derniers fondent en partie chez elle son panarabisme, lequel se retrouve
confronté à l’émergence de frontières de plus en plus rigides autour du Liban
dessiné par les Français après la Première Guerre mondiale, dans un contexte,
qui plus est, d’occidentalisation du pays :
« La capitale était
occidentalisation et dépaysement ; brassage et barbarisme. Ma grand-mère
était une forteresse face à ce vent ; à chaque fois qu’il soufflait vers
l’ouest, elle devenait de plus en plus orientale. Avec la « guerre de
14-18 », elle avait ouvert les yeux sur le nouveau monde, récalcitrante et
grincheuse. Alors que […] les éminents hommes politiques du Mont-Liban ainsi
que ses intellectuels rentraient de leurs lieux d’émigration, accueillant favorablement
le mandat français et accédant à des postes importants dans le
« Grand-Liban », ma grand-mère se tenait petite et triste dans les
rangs des défaits par la chute de l’Empire ottoman ».
Les revirements
politiques de Hazem Saghieh comme clé de lecture des « vicissitudes
idéologiques » du Proche-Orient
Ce panarabisme sera
intimement partagé par le jeune Hazem Saghieh dans la première partie de son
existence, avant de connaître de nombreuses « bifurcations »
idéologiques et politiques : car, chrétien de naissance, ce dernier est
tour à tour nationaliste arabe, nationaliste « syrien », marxiste,
puis sympathisant de la révolution iranienne – avant de résolument sortir
« de toute constellation anti-impérialiste, qu’elle soit nationaliste,
marxiste ou islamique ». En introduction de l’ouvrage, Samy Dorlian
note : « A la récurrente question de savoir comment il justifie les
différents changements survenus au cours de son itinéraire politique, Saghieh
répond très souvent que chaque bifurcation était motivée par la volonté d’être
le plus près possible de ce qu’il percevait comme étant la vérité. »
En effet, chacun de ces
revirements politiques – fil rouge de l’ouvrage – est décrit et analysé par
l’auteur dans des chapitres distincts : ainsi, un chapitre est consacré à
ses années « au parti de Nasser », un deuxième à ses quelques mois
qui furent « la honte de [sa vie] : nationaliste
syrien ! » ; il évoque dans un troisième son « chemin vers
le communisme », suivi de son « adieu à la classe ouvrière » qui
le mène pour finir vers Khomeiny, qualifié de « dieu morose ». Chaque
affiliation idéologique et/ou politique fait l’objet d’un récit éclairant
comment l’intellectuel a été séduit par ces idées nouvelles, souvent sous
l’influence de certains de ses proches ; il poursuit, parfois, par les
« rites » ou « cérémonies » qui encadrent l’entrée dans le
parti ; puis il offre un regard autocritique sur ses choix, que permet
précisément la rédaction de l’autobiographie à vingt ou trente ans de là.
L’intérêt de cette
succession de revirements politique est justement dans l’interrogation des
causes qui les ont provoquées par l’auteur lui-même. Certaines sont
subjectives, comme il le souligne ; par exemple, l’attachement ressenti
par Hazem Saghieh envers l’ayatollah Khomeiny ne semble pas tout à fait
étranger au grand puritanisme qui régnait dans la maison et dans le village de
son enfance : « l’imam morose interpella en moi ce qu’une classe
ouvrière (4), qui ne m’était apparue qu’à travers les livres, ne fit
point » ; et plus loin : « avant que le goût austère de
Khomeini à saler la pastèque (5) ne nous unît à lui, un puritanisme rejetant
les chansons et les couleurs nous avait unis, un peu plus de cent ans
auparavant, aux conservateurs anglais […]. Mon grand-père était un victorien de
haut vol. »
La teneur
autobiographique du récit permet en effet d’explorer toute la subjectivité qui
peut motiver l’adhésion à une idéologie politique. Mais, et c’est l’intérêt
historico-politique de l’ouvrage, Hazem Saghieh évoque aussi les causes
objectives de ses évolutions. Ainsi, la défaite du projet de République arabe
unie – qui a uni l’Egypte et la Syrie dans un même Etat de 1958 à 1961, avec
l’ambition d’être rejointe progressivement par d’autres Etats arabes – est en
partie à l’origine du retrait de Hazem Saghieh du nassérisme et de son intérêt
croissant pour le baathisme durant ses années de lycée. Ce baathisme provoquera
d’ailleurs certains ennuis au jeune Hazem Saghieh, bien que, comme il le
reconnaît lui-même avec autodérision, son « baathisme n’allait pas au-delà
des formules bien tournées de Michel Aflaq (6) et de quelques vers de
poème ». Puis, la scission survenue en 1966 au sein du parti Baath,
lorsque les militaires du Baath renversent les partisans d’Aflaq, pousse à
nouveau l’intellectuel du côté du nassérisme. Il intègre alors
« l’Avant-garde », dite « l’Organisation » ou « Parti
de Nasser », sur laquelle il pose désormais un regard critique et même
moqueur. Un nouvel événement historique vient bousculer cette
affiliation : la défaite, en 1967, de l’Égypte contre Israël au cours de
la guerre des Six Jours. C’est ainsi que l’auteur se tourne, à sa grande honte
aujourd’hui, vers le nationalisme syrien, qu’il quittera après moins d’une
année. Il est possible, ainsi, de trouver des causes objectives à ses autres
revirements ; le tournant « obscurantiste » de Khomeiny, qui ne
fut pas long à transparaître, explique par exemple son détachement abrupt de la
révolution islamiste.
L’examen de ces causes
objectives permet de refléter ce que Samy Dorlian appelle les
« vicissitudes idéologiques du Proche-Orient arabe ». Que peut-on
entendre par là ? A la lecture de son ouvrage, sans doute la diversité des
événements et bouleversements politiques qui agitent le Proche-Orient des
années 1950 jusqu’à la guerre civile libanaise, et qui expliquent, ainsi, des
revirements idéologiques aussi brutaux que ceux connus par l’auteur. Et c’est
précisément pour cela que Hadihi layssat sira laisse finalement l’impression
d’une certaine cohérence dans les choix idéologiques de Hazem Saghieh, bien
loin d’apparaître comme un opportuniste prêt à retourner sa veste à toute
occasion.
A la rencontre d’un
essayiste sarcastique et satirique
La traduction de cet ouvrage
par Samy Dorlian est la bienvenue dans un contexte où aucune autre œuvre de cet
intellectuel libanais n’a été traduite en français. Et pourtant, comme le
souligne le traducteur dans sa présentation de l’autobiographie, l’essayiste
est l’auteur d’une œuvre extrêmement diverse, qui va de la fiction à l’essai
politique, pour toujours mieux « déconstruire la réalité politique,
sociale, culturelle et intellectuelle du monde arabe contemporain ». Samy
Dorlian est parvenu à rendre fidèlement le style éminemment ironique et
sarcastique de Hazem Saghieh, qui fera sourire plus d’une fois le lecteur de
Ceci n’est pas une autobiographie. Les annotations nombreuses du traducteur
sont d’ailleurs une clé de lecture plus que nécessaire pour le lecteur français
parfois peu familier des abondantes références historiques, politiques, mais
également littéraires et culturelles qui caractérisent la plume de Hazem
Saghieh. On ne peut qu’attendre avec impatience la traduction d’autres œuvres
de cet auteur encore méconnu en France, qui parvient tour à tour à amuser,
provoquer et émouvoir son lecteur – car les derniers mots de Saghieh, évoquant
son départ pour la Grande-Bretagne, sont bien lourds d’émotion :
« Cap sur Londres alors.
Adieu la tombe de ma grand-mère. »
« Cap sur Londres alors.
Adieu la tombe de ma grand-mère. »
Notes :
(1) Quartier chrétien de l’Est de Beyrouth.
(2) En arabe, as-Safîr signifie « l’ambassadeur ».
(3) Toutes les citations sont extraites de l’ouvrage en question (de la présentation faite par Samy Dorlian ou de sa traduction du texte de Hazem Saghieh).
(4) Le « khomeinysme » suit en effet le marxisme dans l’évolution idéologique de l’auteur ; ce dernier n’a pu découvrir le communisme qu’au travers des livres, notamment durant ses années en Grande-Bretagne, et non au contact direct de la classe ouvrière qu’il s’acharne pourtant à défendre dans ses discours sur les classes sociales.
(5) L’auteur rapporte dans un passage précédent une anecdote selon laquelle l’Ayatollah aurait salé une pastèque apportée par des fidèles, sous prétexte que « le goût ne saurait avoir une telle qualité ni exercer une telle séduction ».
(6) L’un des trois fondateurs du Baath syrien, avec le sunnite Salah Eddine Bitar et l’alaouite Zaki al-Arzouz
(1) Quartier chrétien de l’Est de Beyrouth.
(2) En arabe, as-Safîr signifie « l’ambassadeur ».
(3) Toutes les citations sont extraites de l’ouvrage en question (de la présentation faite par Samy Dorlian ou de sa traduction du texte de Hazem Saghieh).
(4) Le « khomeinysme » suit en effet le marxisme dans l’évolution idéologique de l’auteur ; ce dernier n’a pu découvrir le communisme qu’au travers des livres, notamment durant ses années en Grande-Bretagne, et non au contact direct de la classe ouvrière qu’il s’acharne pourtant à défendre dans ses discours sur les classes sociales.
(5) L’auteur rapporte dans un passage précédent une anecdote selon laquelle l’Ayatollah aurait salé une pastèque apportée par des fidèles, sous prétexte que « le goût ne saurait avoir une telle qualité ni exercer une telle séduction ».
(6) L’un des trois fondateurs du Baath syrien, avec le sunnite Salah Eddine Bitar et l’alaouite Zaki al-Arzouz
Hazem Saghieh, Ceci n’est pas une
autobiographie. Les vicissitudes idéologiques du Proche-Orient arabe à travers
le parcours d’un intellectuel libanais (années 1950 – années 1980), traduit
par Samy Dorlian, L’Harmattan, Collection Comprendre le Moyen-Orient, 2019, 169
p.
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