PORTRAIT DE JOCELYNE
SAAB
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Portrait-de-Jocelyne-Saab.html
ARTICLE PUBLIÉ LE 08/01/2019
Propos recueillis par Mathilde Rouxel, à Beyrouth.
Article initialement publié le 9 juillet 2015, et actualisé le 8 janvier 2019
Jocelyne Saab, Un dollar par jour, 2016, Des dieux et des hommes (détail)
Jocelyne Saab s’est éteinte hier, le 7 janvier.
Cinéaste et artiste libanaise née en 1948 à Beyrouth, elle s’est toute sa vie
engagée aux côtés des plus démunis, et laisse à sa mort une oeuvre immense et
fondamentale pour l’histoire des hommes et pour celle du cinéma. Pionnière du
"nouveau cinéma libanais" dans les années 1970, elle a créé avec ses
premiers films sur Beyrouth un style documentaire qui lui est particulier,
laissant une grande place à la subjectivité. Après avoir couvert la plupart des
grandes guerres du Moyen-Orient au milieu des années 1970, elle consacre son
attention à la destruction de son pays, le Liban, dans la guerre civile qui l’a
déchiré durant quinze ans (1975-1990). Elle se tourne ensuite vers l’Égypte, où
elle réalise de nombreux documentaires puis un film de fiction, Dunia,
dont l’audace lui valut les menaces les plus lourdes de la part des fondamentalistes
égyptiens qui bloquent le film. Il est censuré en Égypte, et malgré son succès
international, Jocelyne Saab est marquée. Elle se consacre par la suite à l’art
contemporain et à la photographie, et après un bref retour au cinéma avec sa
fiction expérimentale What’s going on ? en 2009, et ses
nombreux projets monumentaux qui n’eurent pas le temps de voir le jour, ne
traversera l’image animé que par le biais de courts films vidéos destinés à
être exposés.
Elle signait le 18 décembre 2018 la publication d’un ouvrage phare, reprenant l’intégralité de son travail à travers quelques images choisies. Zones de guerre fut le premier et seul livre d’art pour cette femme s’exception, qui a aussi bien su trouver sa place dans le milieu du reportage de guerre que dans le monde du cinéma, puis dans le cercle plus fermé des artistes plasticiens.
Nous lui rendons hommage aujourd’hui en proposant à la relecture ce portrait réalisé en 2015 à Beyrouth.
Elle signait le 18 décembre 2018 la publication d’un ouvrage phare, reprenant l’intégralité de son travail à travers quelques images choisies. Zones de guerre fut le premier et seul livre d’art pour cette femme s’exception, qui a aussi bien su trouver sa place dans le milieu du reportage de guerre que dans le monde du cinéma, puis dans le cercle plus fermé des artistes plasticiens.
Nous lui rendons hommage aujourd’hui en proposant à la relecture ce portrait réalisé en 2015 à Beyrouth.
Lire
également : Être journaliste au
Moyen-Orient (1/3) : questionner le reportage de guerre : reportage
avec Jean-Claude Guillebaud et Samuel Forey, et présentation de Jocelyne Saab à
l’occasion de la publication de son ouvrage « Zones de guerre »
Et regarder le reportage vidéo, avec des extraits des films de Jocelyne Saab :
Et regarder le reportage vidéo, avec des extraits des films de Jocelyne Saab :
Quelle est votre
formation universitaire ?
J’ai fait un DES de sciences économiques
que j’ai débuté à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et que j’ai achevé à la
Sorbonne. Mon premier mémoire de recherche était sur le journalisme, le second
sur l’économie du Proche-Orient. J’étais très intéressée par les échanges
économiques dans cette région du monde.
Vous êtes aujourd’hui
artiste et cinéaste. Quelle a été votre carrière au préalable ?
J’ai d’abord été reporter de guerre, puis
cinéaste. Ce qui m’a le plus apporté est l’enrichissement gagné de mes voyages
au Proche-Orient. Cette expérience m’a permis d’apprendre à mieux jauger, mieux
mesurer les situations auxquelles j’étais confrontées. Par la suite, j’ai pu
prendre mon indépendance, faire ce que je voulais et trouver une écriture bien
à moi dans le documentaire, que j’ai imposé autant que j’ai pu quand je n’ai
pas eu à gagner directement ma vie. Cette première période m’a aidée à démarrer
mon travail en indépendante ; la guerre a fait que je suis restée à
Beyrouth, mais une analyse assez juste a fait qu’en 1976, j’ai pensé qu’il
fallait partir. Pas l’exil ; mais rendre compte, ailleurs, d’autres
situations, pour se prouver à soi-même que l’on en est capable, mais aussi pour
se confronter à d’autres réalités. Que ce soit en Égypte, en Libye ou ailleurs,
j’ai rencontré de nombreux chefs d’État. Il y avait peu de femmes à l’époque,
donc j’intéressais en tant que journaliste ces grandes personnalités politiques.
Elles ne m’impressionnaient pas particulièrement, mais elles m’ont permis de
mieux saisir certaines situations. J’ai eu la chance d’avoir pu rendre compte
de certains nœuds de l’histoire, ce qui me donnait une conscience encore plus
forte de ce que je devais donner. J’ai pris ma première leçon de cinéma en
filmant les commandos-suicide ; une image, lorsque les soldats prêtent
serment, a parfois été interprétée comme un salut nazi, et certaines personnes
ont retourné tout le discours de mon film contre moi, en partant de cette
interprétation. On m’en a beaucoup voulu.
J’ai l’impression que toute cette époque
que j’ai vécue annonçait tout ce qui se passe aujourd’hui, et que l’on était
assez aveugle pour ne pas voir que ça allait empirer. J’étais consciente de la
force qui se dégageait de ce que je filmais. J’ai l’impression aussi, en
regardant ma carrière, que j’ai toujours su devancer les autres, que je sentais
ce qui était intéressant et qu’en quittant le groupe de journalistes j’ai pu
rendre compte de ce qui se passait. En 1976 par exemple, alors que tous les
regards étaient tournés sur Beyrouth, je suis partie à dos d’âne au Sud Liban,
avec le sentiment que les Israéliens n’étaient pas prêts de quitter ce
territoire, qu’ils ont occupé durant des dizaines d’années.
Ma carrière est aussi une succession de choix : le choix de
rester à Beyrouth Ouest en 1982, de donner toute mon attention aux films que je
pouvais proposer afin de ne pas mentir sur une cause. Quand j’ai réalisé Le
Sahara n’est pas à vendre en 1977, les images ne me semblaient pas
assez fortes, et je suis repartie tourner à mes frais trois mois au Maroc pour
tourner à nouveau. Il me semblait que je ne pouvais pas parler d’une cause (en
l’occurrence ici celle des Sahraouis et des combattants du Front Polisario)
sans rendre dans l’image la force mon sujet. J’ai souvent été prête à me mettre
en danger pour créer et pour témoigner des grands moments de l’histoire dont je
me trouvais spectatrice. Malgré tout, je crois que ce qui fait la spécificité de
mon parcours est que j’ai toujours voulu rester cohérente et suis toujours
restée prête à me battre pour défendre ce en quoi je croyais, pour montrer et
analyser ce Proche-Orient en pleine mutation qui me passionnait.
Pourtant vint le jour où je me suis lassée, ou plutôt, où mes yeux
se sont lassés ; je ne voyais plus rien – trop de morts, trop de
souffrance. Je suis alors passée à la fiction, à partir de 1985 avec Une
vie suspendue [1]. Je voulais avancer, travailler l’image
autrement. La troisième époque de ma carrière est née lorsqu’on m’a fermé des
portes, notamment avec Dunia [2] en Égypte qui fut censuré. Je me suis
alors tournée vers la photographie [3]. Une nouvelle manière de faire de l’image,
seule, pour ne pas s’arrêter. Je reviens aujourd’hui aux images animées, au
cinéma, à la vidéo.
Pouvez-vous nous parler de votre métier et de votre engagement
aujourd’hui ?
J’ai le
sentiment qu’à chaque fois qu’une situation se répète et que je la vis, de
manière intense, j’ai besoin d’agir, pour réagir face à cette violence
démesurée, inhumaine. Devant tout ça, aujourd’hui, j’ai parfois le sentiment
que mon travail d’artiste n’a plus aucun sens, qu’il faut trouver d’autres
moyens d’exister. Ici, au Liban, c’est comme si les artistes devaient prendre
la place des politiques – on ne peut pas légiférer, mais on peut agir où ils
n’agissent pas, mobiliser l’opinion publique. Mon engagement montre alors à qui
j’appartiens, où je me situe comme être humain dans la ville. Ce sont des
moments qui provoquent l’effritement des individus, aussi bien physiquement que
psychologiquement ; il est important d’essayer de trouver un thème
fédérateur pour réunir la société civile. Ce geste citoyen devient une vraie
action politique, concrète. Mon geste a été celui de la Résistance Culturelle,
deux mots qui résument ce que je veux faire et qui appellent à combattre
l’inertie dans laquelle est plongée le pays.
Le festival de films qui est né en 2013 de cette résistance
culturelle (Cultural Resistance International Film Festival [4]) se présente comme une action hors-système,
avec des films difficiles, politiques, ce qui dérange beaucoup. Il a pour but
de déclencher une réflexion, un échange politique, un débat ; je ne pense
pas être faite pour l’administration politique, mais je pense qu’on a un rôle à
jouer en tant qu’artiste dans l’exacerbation de notre métier quand même l’art
commence à être écrasé. Les exemples de l’actualité récente prouvent d’ailleurs
notre force politique : les premières choses auxquelles se sont attaqué
Daesh ont été du patrimoine artistique, parce que c’est le plus visuel, le plus
fédérateur. C’est pour cela qu’à mon sens, c’est à nous, artistes, d’agir
aujourd’hui.
J’ai la
double nationalité, libanaise et française. Je reste néanmoins très fortement
liée à mon pays natal, où il me semble que toute action politique est plus forte
ici qu’en France ; c’est d’abord ici et dans le monde arabe que mon
engagement a été marqué. Il me semble que les gens qui s’engagent de cette
manière pour les problèmes du monde arabe sont plus rares – tout le monde lâche
au bout d’un certain temps.
Les
difficultés auxquelles nous nous confrontons aujourd’hui avec le festival
m’amènent à penser qu’il est peut-être temps de retrouver ma place d’artiste à
part entière. Je suis néanmoins persuadée que ces deux éditions du festival, en
2013 et 2014, ont marqué les esprits, qu’elles se sont profondément inscrites
dans le paysage politique et culturel libanais, et que nous pouvons reprendre
l’événement à tout moment.
Quel est votre plus beau souvenir ?
J’en ai
plusieurs – parce que chaque aventure est exceptionnelle, c’est une intense
tranche de vie qui se découpe à chaque fois. Je pense toutefois que le souvenir
le plus fort date du siège de Beyrouth. J’ai décidé de rester à Beyrouth Ouest
et de résister par l’art, par l’image, alors que j’y ai vécu des moments très
violents, ce qui m’a donné une force et un courage que je ne peux oublier.
Lorsque je dis violent, je songe par exemple à ce moment où nous avons cru
sentir nos corps brûler. C’était au moment où les Israéliens suivaient Arafat
et bombardaient la ville. L’immeuble voisin du nôtre avait explosé. Nous nous
sommes tous retrouvés au sol avec cette impression terrible de brûler. Malgré
cette apothéose de violence, nous sommes restés.
Il y
avait des moments magnifiques de légèreté dans cette violence, et des moments
de bonheur grâce à ce sentiment de solidarité extrêmement fort, inimaginable
que l’on ressentait à cette époque. Faire des images était devenu comme aller
chercher de l’eau pour pouvoir survivre. Comment oublier ça ?
Je pense
que si l’on demande à tous ceux qui ont vécu ici cette période, ils diront que
c’est la plus belle période de leur vie, en raison des choix que l’on a tous
fait, et de l’intensité de ces moments.
Principales
œuvres de Jocelyne Saab : Le Liban dans la Tourmente (1975), Beyrouth,
jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978), Beyrouth, ma ville (1982), Une
vie suspendue (1985), Il était une fois Beyrouth (1996), Dunia (2006), What’s
going on ? (2009).
Lire également :
L’information journalistique comme marque d’engagement politique : la guerre civile au Liban et l’engagement de Jocelyne Saab
Compte rendu du film de Jocelyne Saab, « Un dollar par jour » (2016)
« Jocelyne Saab à contre-courant » : exposition rétrospective au musée MACAM au Liban
L’information journalistique comme marque d’engagement politique : la guerre civile au Liban et l’engagement de Jocelyne Saab
Compte rendu du film de Jocelyne Saab, « Un dollar par jour » (2016)
« Jocelyne Saab à contre-courant » : exposition rétrospective au musée MACAM au Liban
Notes :
[1] Une vie
suspendue fut sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en
1985 sous le titre Adolescente sucre d’amour. Il raconte le quotidien d’une
jeune fille du Sud du Liban exilée à Beyrouth pendant l’occupation du Sud du
Liban par les troupes israéliennes. Avec Hala Bassam, Jacques Weber, Juliette
Berto.
[2] Dunia fut
condamné par les fondamentalistes égyptiens au moment de sa projection au
festival du Caire en 2006. Il traite du sujet – très tabou – de l’excision des
jeunes filles, ainsi que du problème de la liberté de pensée et d’expression en
Égypte. Il s’agit également d’un hommage à la danse et à la poésie d’amour
soufie, disciplines condamnées par les fondamentalistes.
[3] Elle réalise en
2007 la série Sense, Icons and Sensitivity.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire