LE SHĀHNĀMEH : NOUVELLE
ÉDITION FRANÇAISE
ARTICLE PUBLIÉ LE 06/01/2020
ARTICLE PUBLIÉ LE 06/01/2020
Par Florence Somer Gavage
En 1648, les peintres de la cour
safavide, Muhammad Qasim et Muhummad Yusuf (1), réalisent 148 miniatures d’une
exquise finesse. Réhaussée par la calligraphie en nastaliq de
Mohammad Hakim Hosseini, cette nouvelle version du « Livre des Rois »
a été commandée par Qarajaghay Khan, le gouverneur de Mašad. Commandant en chef
des armées de Abbas Ier de Perse, il fut tué alors qu’il commandait une
compagne contre la rébellion géorgienne. Cette œuvre, pur produit de l’école de
peinture d’Ispahan, est le témoin d’un profond bouleversement de la culture
iranienne et de son expression par l’irruption de l’influence de la culture picturale
et livresque européenne. L’« Atelier du Livre Royal » de Tabriz, dont
étaient issus les célèbres miniaturistes de la fin de l’ère timouride et du
début de l’Empire safavide, Behzād (1450-1535), Soltan Mohammad (1470-1555) et
Aqā Mirāk (1520-1576), est dissous. Les artistes, autrefois organisés au sein
d’une école, travaillent individuellement et puisent à des sources diverses
même pour illustrer la grande épopée des rois de Perse : le Shāhnāmeh finalisé
au début du XIème siècle par l’écrivain-poète Ferdowsi. La version de
Qarajaghay Khan voyage pendant près d’un siècle et arrive entre les mains de
Ahmad Shah Durrani (1722-1772), le fondateur de son empire éponyme dans
l’actuel Afghanistan, puis de son fils Kamran Shah qui offrira cet ouvrage à la
reine Victoria en 1839. Il se trouve aujourd’hui dans la collection royale de la
librairie de château de Windsor.
La nouvelle traduction de
la grande épopée iranienne en vers semi-libres par Pierre Lecoq dans la
collection des Belles Lettres permet au lecteur francophone de découvrir
l’entièreté du voyage offert par le Shāhnāmeh à travers
l’histoire historico-mythique de l’Iran, de la création du monde aux conquêtes
arabes. Elle donne également accès à un fleuron du patrimoine iranien qui,
pendant un millénaire, fut mémorisé, lu, commenté, adapté au théâtre ou qui a
accompagné les lutteurs des Zourkhaneh (2), associant à leurs efforts physiques
la force des héros de l’épopée par la musique du tombak et le chant des poèmes
tirés de cette fresque épique.
Ferdowsi
et son roi
Il aura
fallu entre 25 et 30 ans pour que le poète Abu’l-Qāsem Ferdowsi (3) (940-1019
ou 1025) construise le Shāhnāmeh, puisant à la source de
littératures écrites ou orales disponibles à son époque pour livrer cette œuvre
magistrale au sultan ghaznavide Mahmoud (971-1030) qui lui aurait donné ce
sobriquet d’« homme du paradis » (4). Les sources qui en parlent
s’accordent sur le fait que Ferdowsi vivait à Tūs, l’actuelle Mašad. Pour le
reste, sa vie est mal connue et oscille entre réalité et légende. Entre les
vers du Shāhnāmeh même, Ferdowsi parle de lui. Dans
l’introduction de la guerre menée par Kay Khosro, il nous dit qu’il devient
pauvre à l’âge de 65 ans, lui qui avait vécu sa jeunesse dans l’aisance. Dans
un autre passage, il a 58 ans et a passé sa jeunesse avant que Mahmoud ne monte
sur le trône. Dans l’histoire du règne de Bahram III, il dit qu’il a 53 ans le
1er du mois de Bahman qui tombe un vendredi, or celui-ci ne peut tomber que
l’année 371 Yazdegerdi (soit en 1003) durant la période de sa
vie. A la fin de l’ouvrage, Ferdowsi a 71 ans et met un point final à l’épopée
le 25 du mois d’Esfand de l’année 378 Šamsy soit en 1010 (5). Outre la
tradition orale à laquelle il s’est indéniablement référé ainsi que d’autres
« Livre des Rois » écrits notamment en moyen-perse ou kurde, Ferdowsi
mentionne deux sources auxquelles il puise, écrites pour les princes samanides
du Khorasan : l’oeuvre d’Abū Mansūr Daqīqī qu’il reprend après sa mort et
le Šāh-nāma de Mansūr b. Abd al-Razzāq utilisée également par Daqīqī.
L’épopée
iranienne
La classe
des propriétaires terriens à laquelle appartenait Ferdowsi, les dehqāns,
gardait vivante la tradition et le souvenir des anciens rois de l’époque
pré-islamique, malgré la conversion de la plupart de ses membres à l’Islam.
Cette tradition épique remonte à l’Antiquité et un certain nombre de passage de
l’histoire des rois achéménides se trouvent dans l’Avesta. Néanmoins, le genre
et la connaissance de la lignée des anciens rois s’est perdue avec la venue au
pouvoir des Séleucides et l’hellénisation d’un Iran alors déraciné, coupé de
son passé. Le genre épique sera de nouveau en vogue à l’époque Arsacide et sera
revivifié, exacerbé même, par les Sassanides qui y voient une légitimité les
rapprochant directement de l’Empire achéménide et de ses rois. Implantés dans
le Fārs, sur la même terre que leurs illustres prédécesseurs, leurs rois et
leurs héros sont les dignes héritiers de Jamšid, Feridoun, Manoutcher, Key
Qobād, Key Kāous ou Key Khosrow. De Šapour à Yazdegerd III, les valeurs
d’intégrité, de bravoure, de fidélité font la renommée des rois. Les sentiments
trop humains, la jalousie, l’envie, la lâcheté et la peur les rapprochent du
lecteur. La complexité de l’existence est reconnue, mise à nu, décortiquée,
aidant à l’acceptation de ses faiblesses et à affronter la vie avec force. Que
ce soit à l’époque sassanide ou samanide, l’engouement pour l’épopée va de pair
avec l’importance puis la renaissance de la religion zoroastrienne. Le Xwadāg
Nāmag moyen perse qui a inspiré le Shāhnāmeh est
pétri d’une spiritualité mazdéenne. Les choix moraux et les devoirs des héros
en sont tous imprégnés. Au-delà de ces épopées, la littérature moyen-perse et
pehlevi (religieuse zoroastrienne) écrite après le IXème siècle se fait le
relai de l’histoire des rois d’Iran et l’intègre dans sa composition.
L’œuvre
après le poète
A partir
du XVIIème siècle, le nom de Ferdowsi circule dans les milieux lettrés
occidentaux en compagnie de ceux de Hafez et de Sa’di. Le Shāhnāmeh est
introduit auprès des lecteurs anglophones par Sir William Jones (1746-1794) qui
comparait Ferdowsi à Homère. Jones avait dressé un plan pour monter une
adaptation théâtrale de l’histoire de Rostam et Sohrāb dans le style d’une
tragédie grecque. Un tel arrangement ne sera réalisé que bien des années plus
tard. La première traduction substantielle en anglais a été préparée par Joseph
Champion (1750-1813 ?). Seul le premier volume de cette traduction sera
publié à Calcutta en 1785 car Champion ne sera plus apte, en raison d’une
dépression nerveuse, à faire paraître le reste de sa traduction. La version de
James Atkinson (1780-1852) après lui commencera également avec le premier roi
mytique Kayumart, laissant de côté l’introduction sur la création du monde. S’en
suivra une longue série de traduction et d’adaptation du Shāhnāmeh en
anglais jusqu’à la très acclamée traduction en prose de Dick Davis entre 1998
et 2006, publiée en deux éditions. La première édition en trois volumes séparés
est illustrée par des reproductions de peintures miniatures persanes provenant
de différents manuscrits. Le premier volume (sorti en 1998) couvre le début de
l’épopée, comprenant environ un quart de l’ensemble. Le deuxième volume (2000)
se concentre sur le thème des relations père-fils, qui dominent le milieu de
l’épopée, depuis l’histoire de Siāvoš jusqu’à la mort de Rostam. Le troisième
volume (2004) est consacré à l’histoire de l’Iran depuis Alexandre le Grand
(356-323 avant J.-C.) jusqu’à la fin de la dynastie sassanide (224-650 après
J.-C.). La deuxième édition (2006) fournit le texte complet de sa traduction,
mais les illustrations des manuscrits ont été remplacées par des illustrations
lithographiées. Du côté francophone, les traducteurs n’ont pas été aussi
prolixes et après une traduction en prose de Jules Molle en 1871, près de 150
ans après, la traduction de Pierre Lecocq en vers est un événement en soi.
L’ouvrage
de 1000 ans est toujours aussi vivant et reste le témoin non seulement de
l’épopée des souverains mais aussi celle de notre être intérieur. Après avoir
fédéré les Iraniens autour de leur langue, le persan, qui n’était auparavant
qu’un dialecte du Khorasan, les vers en motaqâreh du Shāhnāmeh induisent
un effet cathartique et libératoire individuel dont la magie opère toujours
aujourd’hui.
Il est
regrettable que le travail précis et titanesque (plus de 1700 pages) accompli
par Pierre Lecoq n’ait pas eu plus de retentissement littéraire. Traduire
l’entièreté de l’histoire des rois de l’Iran Zamin - la terre d’Iran - et
donner à comprendre au lecteur francophone le développement subtil de l’âme
d’une Nation, entre patriotisme, courage, cruauté, trahison, fidélité et amour
impossible, est une entreprise, non seulement extrêmement courageuse, mais
aussi, en cette période trouble où la culture iranienne est injustement
menacée, résolument humaniste.
Notes :
(1) Le nom de ces peintres n’apparaît pas nommément mais en comparant les peintures avec celles du Rashida Shānāmeh, conservé au Palais du Golestan à Téhéran, on peut supposer qu’il s’agit des mêmes artistes.
(2) Littéralement : maison de force. Il s’agit d’un gymnase traditionnel iranien dans lequel est pratiqué le Varzeš-e Pahlavani, ensemble de techniques gymniques et de lutte.
(3) Il s’agit d’un nom de plume (takallosa). Nous n’avons pas d’information certaine sur son origine et celle de sa famille.
(4) Ferdos vient du mède pari-daizā via le vieux-perse et désigne d’abord un « mur d’enceinte » délimitant la réserve de chasse puis la « chasse » elle-même. Le paradeisos grec en est un emprunt pour désigner une « résidence royale » où l’on se repose, festoie et chasse. Les juifs d’Alexandrie qui reprennent ce mot dans la traduction de la Bible en grec lui donne un sens de lieu de « félicité », et c’est à partir de cette acception que le mot se répand en Europe. En hébreu, pardēs désigne « le jardin, le parc ». En arabe, il est emprunté en tant que farādis, compris comme un pluriel sur lequel un singulier a été formé en firdaws : « jardin, vallon fertile puis paradis, séjour des bienheureux ». Voir Lecoq, 2019, 15-16.
(5) Sur plus de détails sur la vie de Ferdowsi, voir Lecoq, 2019, 15-19.
(1) Le nom de ces peintres n’apparaît pas nommément mais en comparant les peintures avec celles du Rashida Shānāmeh, conservé au Palais du Golestan à Téhéran, on peut supposer qu’il s’agit des mêmes artistes.
(2) Littéralement : maison de force. Il s’agit d’un gymnase traditionnel iranien dans lequel est pratiqué le Varzeš-e Pahlavani, ensemble de techniques gymniques et de lutte.
(3) Il s’agit d’un nom de plume (takallosa). Nous n’avons pas d’information certaine sur son origine et celle de sa famille.
(4) Ferdos vient du mède pari-daizā via le vieux-perse et désigne d’abord un « mur d’enceinte » délimitant la réserve de chasse puis la « chasse » elle-même. Le paradeisos grec en est un emprunt pour désigner une « résidence royale » où l’on se repose, festoie et chasse. Les juifs d’Alexandrie qui reprennent ce mot dans la traduction de la Bible en grec lui donne un sens de lieu de « félicité », et c’est à partir de cette acception que le mot se répand en Europe. En hébreu, pardēs désigne « le jardin, le parc ». En arabe, il est emprunté en tant que farādis, compris comme un pluriel sur lequel un singulier a été formé en firdaws : « jardin, vallon fertile puis paradis, séjour des bienheureux ». Voir Lecoq, 2019, 15-16.
(5) Sur plus de détails sur la vie de Ferdowsi, voir Lecoq, 2019, 15-19.
Quelques
liens :
Abolqasem Ferdowsi (2006), Shahnameh, The Persian Book of Kings, translated by Dick Davis, Penguin Classics, 2006.
B.W. Robinson, E. Sims, M. Bayani (2007), The Windsor Shahnama of 1648, Azimuth Edition for the Roxburghe Club, 2007.
Ferdowsi, Shânâmeh, Le livre des rois, traduit du persan en vers libres et rimés par Pierre Lecoq, Les Belles Lettres/ Geuthner, Paris, 2019.
Sakisian, A. (1936). The School of Bihzad and the Miniaturists Aqa Mirak and Mir Musavvir. The Burlington Magazine for Connoisseurs, 68(395), 81-85.
Souren Melikian-Chrivani, A., Le chant du monde : l’art de l’Iran safavide 1501-1736, Musée du Louvre Editions/ Somogy Editions d’art, 2007.
http://www.iranicaonline.org/articles/ferdowsi-i
http://www.iranicaonline.org/articles/sah-nama-translations-iii-English
http://www.iranicaonline.org/articles/shah-nama-06-dastan
http://remacle.org/bloodwolf/arabe/firdousi/table.htm
Abolqasem Ferdowsi (2006), Shahnameh, The Persian Book of Kings, translated by Dick Davis, Penguin Classics, 2006.
B.W. Robinson, E. Sims, M. Bayani (2007), The Windsor Shahnama of 1648, Azimuth Edition for the Roxburghe Club, 2007.
Ferdowsi, Shânâmeh, Le livre des rois, traduit du persan en vers libres et rimés par Pierre Lecoq, Les Belles Lettres/ Geuthner, Paris, 2019.
Sakisian, A. (1936). The School of Bihzad and the Miniaturists Aqa Mirak and Mir Musavvir. The Burlington Magazine for Connoisseurs, 68(395), 81-85.
Souren Melikian-Chrivani, A., Le chant du monde : l’art de l’Iran safavide 1501-1736, Musée du Louvre Editions/ Somogy Editions d’art, 2007.
http://www.iranicaonline.org/articles/ferdowsi-i
http://www.iranicaonline.org/articles/sah-nama-translations-iii-English
http://www.iranicaonline.org/articles/shah-nama-06-dastan
http://remacle.org/bloodwolf/arabe/firdousi/table.htm
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