« LA CHOUETTE
AVEUGLE », RETOUR SUR LA VIE DE L’ÉCRIVAIN IRANIEN SADEGH HEDAYAT
(1903-1951)
ARTICLE PUBLIÉ LE 30/12/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 30/12/2019
Par Florence Somer Gavage
L’écrivain iranien Sadegh Hedayat
(1903-1951), se suicide le 9 avril 1951 dans son appartement parisien situé au
numéro 37 de la rue Championnet, dans le XVIIIème arrondissement. Désespéré par
ce monde absurde et cruel, il laissera derrière lui les seuls écrits qu’il
avait partagés avec son cercle d’amis restreint. Il détruira le reste par les
flammes avant de se laisser tuer par le monoxyde de carbone.
En effet, comme il l’écrit dans cet extrait de La
chouette aveugle, « il est des plaies qui, pareilles à la lèpre,
rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut
s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents
extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la
plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils
partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un
sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau.
Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispensent le vin et la
somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les
effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement,
la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau ».
Sadegh
Hedayat
Hedayat
arrive pour la première fois en France en 1926. Elevé dans une famille de
dignitaires iraniens, la littérature classique persane lui est directement
accessible. En étudiant le français, il fréquente la bibliothèque de l’Alliance
française de Téhéran et tombe amoureux de la littérature française, allemande,
russe et anglaise de son temps. Ses écrits futurs puiseront aux sources de
Maupassant, Sartre, Baudelaire, Kafka, Rilke, Schopenhauer, Schnitzler, Poe,
Woolf, Hesse, Faulkner, Tchékhov ou Dostoïevski. Il traduit en persan La
Métamorphose, comprenant à merveille les sentiments kafkaïens, quelques
nouvelles de Tchékov et Schnitzler et édite les quatrains d’Omar Khayyām
(1048-1131), l’astrologue, mathématicien, philosophe mais aussi poète dont il
se sent, à juste titre, si proche. Habité d’un amour profond pour sa terre
natale, il mélangera ces influences à sa passion pour les religions de l’Iran
ancien, le folklore, la magie populaire, le merveilleux et l’insolite. Ses
personnages, s’ils commencent par exister dans le temps et l’espace ordinaires,
s’en détachent inexorablement, cherchant à échapper, comme celui qui les fait
naître, aux lois impénétrables du monde. Le rêve s’insinue dans la réalité
mais, loin de permettre l’envolée lyrique promise, magnifie ce qu’elle possède
de plus sombre : le sentiment d’être en trop, seul face à la mort et au
néant. Devant le pessimisme existentiel, l’espoir ne sert à rien, ni dans cette
vie, ni dans une autre.
De retour
à Téhéran après son premier séjour français, Hedayat, en esprit libre, partage
avec ses proches et un nombre croissant d’intellectuels iraniens, parfois
autour d’un verre au café Ferdowsi à Téhéran, sa verve poétique, ses visées
philosophiques, sociales, religieuses ou politiques et son refus de la
systématisation. Il trouve Freud ou Marx inspirants mais prévient contre le
danger d’adhérer à une idéologie quelle qu’elle soit. Ni le parti communiste
Toudeh, très actif à l’époque, ni la formalisation de l’esprit humain prônée
par les psychanalystes ne l’émeuvent. Être au monde inclut une implication
personnelle qui ne souffre pas d’être édictée par des dogmes. Cette
indépendance de caractère lui voudra de se fâcher avec tout son
entourage : sa famille composée de dignitaires du régime, ses
connaissances, les milieux gauchistes qui l’avaient pourtant encouragé.
Alors
qu’il est invité en Ouzbékistan, Hedayat déclare à sa traductrice russe, Madame
Rosenfield :
« Je déteste mon autobiographie autant que les réclames américaines. À qui peut servir ma date de naissance ? S’il s’agit de dresser mon horoscope, ça me regarde. Pourtant, pour ne rien vous cacher, j’ai consulté maintes fois les astrologues et leurs prédictions ne m’ont jamais révélé une seule vérité. Et si cela est destiné au public, il faudrait commencer par lui poser la question, car si je me mets en avant, j’aurais l’air de prêter une grande valeur aux détails imbéciles de ma vie. »
« Je déteste mon autobiographie autant que les réclames américaines. À qui peut servir ma date de naissance ? S’il s’agit de dresser mon horoscope, ça me regarde. Pourtant, pour ne rien vous cacher, j’ai consulté maintes fois les astrologues et leurs prédictions ne m’ont jamais révélé une seule vérité. Et si cela est destiné au public, il faudrait commencer par lui poser la question, car si je me mets en avant, j’aurais l’air de prêter une grande valeur aux détails imbéciles de ma vie. »
N’y
voyons nulle fausse modestie ; Hedayat trouvait son existence
insignifiante dans ce monde où rien, ou presque, ne le mettait délibérément en
joie. Les détails de sa vie n’ont, par ailleurs, pas été collectés par cette
traductrice mais glanés auprès de sa famille, au fil de sa correspondance
notamment par un de ses traducteurs et ami, Maxime Féri Farzaneh, également
écrivain et cinéaste.
La
chouette aveugle
L’auteur
a outrancièrement sublimé le sentiment de solitude existentielle dans ses
essais, ses nouvelles et ses romans dont le plus connu porte le titre de Bouf-é
Kour, la chouette aveugle. Le héros, opiomane, est poursuivi par des hallucinations
émanant, lui semble-t-il, d’une vie antérieure. Incapable de vivre dans son
environnement situé dans le sud de Téhéran, dans l’antique citée de Rey, il
reste dans sa chambre où l’extérieur apparaît dans le hublot d’une fenêtre, à
la fois proche et lointain. Ce personnage est le prolongement de son créateur,
un ravisseur qui se serait emparé de son âme comme Faust l’aurait fait avec
celle de Goethe. Une échappatoire, toutefois, si mince ou illusoire s’invite
parfois : l’instant où apparaît la Beauté comme un vision idéale, mais
très vite éludée par la couleur sombre et la nuit.
L’ici
Bien
qu’il ait détruit une grande partie de sa production littéraire, envolée avec
lui, d’autres titres méritent néanmoins qu’on y attarde sa lecture.
Traduits par Gilbert Lazard : Trois gouttes de sang, Hādji Agha, La Griffe et Lāleh, L’homme qui tua son désir.
Le premier est un recueil de dix nouvelles acerbes, amères et affreusement lucides, critiques de l’Iran de son époque. Des contes qui tournent au cauchemar, insidieusement. Un homme devient fou en trouvant trois gouttes de sang dans son jardin, une mission archéologique reconstitue la recette d’un sortilège découverte dans un sarcophage, une jeune fille épouse un homme violent qui la bat et fini par aimer la douleur infligée par le fouet. En fond sonore, des chants enfantins qui tournent en boucle ; en arrière-plan, des arbres anthropomorphes et des ombres plus libres que les corps qu’elles dessinent. Critique de la société de son temps, les considérations de Sadegh Hedayat sont toujours aussi contemporaines, preuve qu’il avait en partie raison : l’âme humaine, dans ce qu’elle possède d’abnégation, dans son manque de courage et dans son inclinaison au conformisme, même le plus morbide, ne change pas.
Le second, dédié à un homme dont le pèlerinage à La Mecque va effacer toutes les actions douteuses, est une critique virulente et impertinente du pouvoir du clergé musulman sous Reza Shah. Son actualité nous rappelle combien les événements ont tendance à se répéter tant qu’une problématique, qu’elle soit personnelle ou sociale, n’a pas été analysée puis solutionnée en profondeur.
Traduits par Gilbert Lazard : Trois gouttes de sang, Hādji Agha, La Griffe et Lāleh, L’homme qui tua son désir.
Le premier est un recueil de dix nouvelles acerbes, amères et affreusement lucides, critiques de l’Iran de son époque. Des contes qui tournent au cauchemar, insidieusement. Un homme devient fou en trouvant trois gouttes de sang dans son jardin, une mission archéologique reconstitue la recette d’un sortilège découverte dans un sarcophage, une jeune fille épouse un homme violent qui la bat et fini par aimer la douleur infligée par le fouet. En fond sonore, des chants enfantins qui tournent en boucle ; en arrière-plan, des arbres anthropomorphes et des ombres plus libres que les corps qu’elles dessinent. Critique de la société de son temps, les considérations de Sadegh Hedayat sont toujours aussi contemporaines, preuve qu’il avait en partie raison : l’âme humaine, dans ce qu’elle possède d’abnégation, dans son manque de courage et dans son inclinaison au conformisme, même le plus morbide, ne change pas.
Le second, dédié à un homme dont le pèlerinage à La Mecque va effacer toutes les actions douteuses, est une critique virulente et impertinente du pouvoir du clergé musulman sous Reza Shah. Son actualité nous rappelle combien les événements ont tendance à se répéter tant qu’une problématique, qu’elle soit personnelle ou sociale, n’a pas été analysée puis solutionnée en profondeur.
Maxime
Féri Farzaneh se charge de faire connaître au public francophone les oeuvres
Madame Alavieh, L’eau de jouvence et autres récits ou encore l’étude critique
sur les chants d’Omar Khayyām
Traduite par son ami Roger Lescot et parue en 1953 aux éditions José Corti, La chouette aveugle, saluée par André Breton et Henry Miller, enthousiasmera les Surréalistes, et sera adaptée au cinéma de multiple fois : par Masoud Kimiaï en 1971, par Kioumars Derambakhsh en 1975, en 1987 par Raoul Ruiz et récemment en 2018, par Mazdak Taebi. La notoriété de l’oeuvre et de son auteur seront également salués par des films documentaires rétrospectifs : Le sacré et l’absurde de Ghasem Ebrahimian en 2004, Goftegou ba sayeh (discussion avec une ombre) de Khosrow Sinaï en 2005 et Az shoumareh 37 (du numéro 37) de Mohsen Shahrnazdar et Sam Kalantari en 2009.
Traduite par son ami Roger Lescot et parue en 1953 aux éditions José Corti, La chouette aveugle, saluée par André Breton et Henry Miller, enthousiasmera les Surréalistes, et sera adaptée au cinéma de multiple fois : par Masoud Kimiaï en 1971, par Kioumars Derambakhsh en 1975, en 1987 par Raoul Ruiz et récemment en 2018, par Mazdak Taebi. La notoriété de l’oeuvre et de son auteur seront également salués par des films documentaires rétrospectifs : Le sacré et l’absurde de Ghasem Ebrahimian en 2004, Goftegou ba sayeh (discussion avec une ombre) de Khosrow Sinaï en 2005 et Az shoumareh 37 (du numéro 37) de Mohsen Shahrnazdar et Sam Kalantari en 2009.
Il faut
également mentionner, à côté de l’œuvre littéraire d’Hedayat, sa contribution
aux études philologiques et anthropologiques iraniennes par le biais de
traductions de textes moyen-perse, langue apprise lors de son séjour en Inde
auprès des Parsi de Mumbai, et de travaux sur le folklore iranien.
L’ailleurs
Malgré un
humour grinçant, une vivacité d’esprit et de répliques cinglante, le génial
écrivain ne trouvera pas dans ses écrits l’effet cathartique suffisant pour
supporter la douleur que l’intensité de l’exister fait subir aux êtres
sensibles et trop conscients de leur implication. La traduction des quatrains
d’Omar Khayyam, avec qui il partageait l’amour de la philosophie et du vin, ne
lui aura pas permis de voguer sur l’écume des vagues sans faire naufrage. Après
des années d’errance entre Téhéran et Paris, et poussé à l’exil par son
entourage, il reviendra en novembre 1950 dans la capitale française, écœuré,
disait-il, par la politique de son pays et du pouvoir des mullah surnommés
« tête de choux ». Le rejet de son roman par la critique iranienne, très
peu encline à apprécier ses accents kafkaïens, accentuera l’amertume et le
désamour. Cette fuite aurait pu être salutaire mais pourtant, 5 mois plus tard,
Sadegh Hedayat n’est plus. La dépouille de Sadegh est enterrée à Paris, au
cimetière du père Lachaise, dans le carré musulman de la division 85 alors
qu’il semblerait que l’écrivain se soit converti au bouddhisme. Sa tombe noire,
de forme pyramidale, est protégée par une chouette, à jamais aveugle, elle
aussi.
Quelques
liens :
Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, traduit du persan par Roger Lescot, éditions José Corti, 1953.
- Enterré vivant, traduit du persan par Derayeh Derakhshesh, éditions José Corti ,1986.
- L’Abîme et autres récits, traduit par Derayeh Derakhshesh, éditions José Corti,1987
- Les Chants d’Omar Khayam, édition établie par Sadegh Hedayat, traduit par M.F. Farzaneh et Jean Malaplate, éditions José Corti, 1999
- L’Eau de jouvence et autres récits, traduit par M.F. et Frédéric Farzaneh, éditions José Corti,1996
- Madame Alavieh et autres récits, traduit par M.F. et Frédéric Farzaneh, éditions José Corti,1997
- Trois gouttes de sang, traduit du persan par Gilbert Lazard, Phébus, 1989
- Hâdji Agha, traduit du persan par Gilbert Lazard, Phébus, 1996
- La Griffe, suivi de Lâleh, traduit du persan par Gilbert Lazard, éditions Novetlé, 1996
- L’Homme qui tua son désir, traduit du persan par Christophe Balaÿ, Gilbert Lazard et Dominique Orpillard, Phébus, 1998
Daryush Shayegan, Un romancier de l’entre-deux, La Quinzaine littéraire, 1/15 mai 1988.
https://www.jose-corti.fr/PDF-TEXTES/un-autre-sadegh-hedayat.pdf
http://stuff.jworld.ch/farsi/uzh/literatur/modern/hedayat/jose-corti.fr-titresetrangers-chouette-aveugle.pdf
https://www.unifrance.org/film/8094/la-chouette-aveugle
Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, traduit du persan par Roger Lescot, éditions José Corti, 1953.
- Enterré vivant, traduit du persan par Derayeh Derakhshesh, éditions José Corti ,1986.
- L’Abîme et autres récits, traduit par Derayeh Derakhshesh, éditions José Corti,1987
- Les Chants d’Omar Khayam, édition établie par Sadegh Hedayat, traduit par M.F. Farzaneh et Jean Malaplate, éditions José Corti, 1999
- L’Eau de jouvence et autres récits, traduit par M.F. et Frédéric Farzaneh, éditions José Corti,1996
- Madame Alavieh et autres récits, traduit par M.F. et Frédéric Farzaneh, éditions José Corti,1997
- Trois gouttes de sang, traduit du persan par Gilbert Lazard, Phébus, 1989
- Hâdji Agha, traduit du persan par Gilbert Lazard, Phébus, 1996
- La Griffe, suivi de Lâleh, traduit du persan par Gilbert Lazard, éditions Novetlé, 1996
- L’Homme qui tua son désir, traduit du persan par Christophe Balaÿ, Gilbert Lazard et Dominique Orpillard, Phébus, 1998
Daryush Shayegan, Un romancier de l’entre-deux, La Quinzaine littéraire, 1/15 mai 1988.
https://www.jose-corti.fr/PDF-TEXTES/un-autre-sadegh-hedayat.pdf
http://stuff.jworld.ch/farsi/uzh/literatur/modern/hedayat/jose-corti.fr-titresetrangers-chouette-aveugle.pdf
https://www.unifrance.org/film/8094/la-chouette-aveugle
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