lundi 4 janvier 2021

Αλεβίτες στην Τουρκία: ύπαρξη και πολιτική, στόχοι και απαιτήσεις 1923-2020, α', β', γ΄, δ' μέρος (σύνολο)

 La communauté alévie de Turquie : politisation et redéfinition de ses revendications, 1923-2020 (1/4)

Par Emile Bouvier
https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-communaute-alevie-de-Turquie-politisation-et-redefinition-de-ses-3318.html

https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-communaute-alevie-de-Turquie-politisation-et-redefinition-de-ses.html



« Turquie : vers un retour des pogroms anti-Alévis ? » : en novembre 2019, le site d’informations Atlantico titrait ainsi l’un de ses articles [1], dans lequel la situation des Alévis en Turquie faisait l’objet d’un exposé détaillé. De fait, les Alévis apparaissent, aux côtés des Kurdes, comme l’une des minorités subissant en Turquie les discriminations les plus médiatisées - et, partant, les plus connus. Si la position victimaire des Alévis est quasi-systématiquement soulignée par les différents médias traitant du sujet, ces derniers s’interrogent rarement sur l’activisme politique des Alévis et leurs positions vis-à-vis des enjeux identitaires et politiques en Turquie.
L’histoire des Alévis en la matière est pourtant riche et accompagne différents courants politiques ayant durablement marqué la Turquie, à l’instar des 
mouvements révolutionnaires des années 1970-1980.

Le but de cet article consistera donc à étudier la politisation des Alévis et de l’alévisme, de la fondation de la république turque à nos jours. Pour cela, après avoir présenté brièvement les Alévis (première partie), l’étude de la création des revendications communautaires et de leur redéfinition sera privilégiée dans la mesure où elles ont été affectées par les évolutions de la politisation des Alévis, à la fois comme communauté et comme individus. L’interaction entre la communauté alévie et la république turque sera ainsi analysée pour comprendre comment une fraction significative de la population, qui s’est vue niée ses droits et son existence par la république naissante, est aujourd’hui devenue une ardente défenseure du républicanisme (deuxième partie). Ensuite, seront examinés les liens entre les Alévis et l’idéologie d’extrême-gauche, et notamment la création du puissant mouvement hybride identitaire de gauche qui en a découlé (troisième partie). Enfin, cet article évoquera la communauté alévie à l’étranger, les relations entre les jeunes et l’héritage politique de leurs parents, et conclura avec la modernisation de la mobilisation des Alévis aujourd’hui en Turquie (quatrième partie).

A noter que pour les besoins de cet article, l’alévisme sera considéré ici comme une minorité identitaire multiethnique et non transnationale. En effet, au vu de la situation des Alévis, l’identité apparaît comme la meilleure approche pour qualifier l’alévisme dans la mesure où il englobe les notions de culture et, dans une certaine mesure, de religion, qui tendent à la fois à converger et à disparaître. En effet, de nos jours, une proportion significative d’Alévis tend à qualifier l’alévisme comme un « mode de vie », ou même comme une « philosophie » [2].

I. Les Alévis, une minorité transnationale

A. Une minorité religieuse ou ethnique ?

Les Alévis forment une communauté confessionnelle dont les membres vivent principalement en Turquie, dans le sud des Balkans et, depuis les années 1960, en Europe. En tant que minorité, la communauté alévie présente de substantielles difficultés à être définie et, partant, à être catégorisée.



D’un point de vue religieux, les Alévis utilisent des références islamiques et sont caractérisés par l’adoration d’Ali et Hussein. Les Alévis apparaissent au Moyen Âge en Asie centrale et ont agrégé différentes influences provenant du Christianisme et des religions chamaniques préislamiques anatoliennes. Plus tard, l’enseignement de plusieurs grandes figures religieuses - la plus proéminentes étant Haci Veli Bektas au 13ème siècle - résultera en la création de fraternités religieuses et de monastères dédiés - les « tekke » - qui complexifieront le culte Alévi et introduiront une dimension initiatique. Les Alévis en sont ainsi devenus à être considérés comme une « branche chiite hétérodoxe », faisant d’eux une minorité religieuse [3].

Ethniquement, les Alévis sont constitués de plusieurs composantes. Les Arméniens de Turquie sembleraient, dans un premier temps, constituer des pans notables des communautés alévies. En effet, selon le journaliste français Guillaume Perrier [4], qui a enquêté durant plusieurs années sur les violences commises à l’encontre des minorités durant les premières années de la jeune république turque, certains Arméniens se seraient convertis à l’alévisme afin d’échapper aux forces de sécurité turques : fin 2011, durant une enquête sur les massacres de Dersim (Tunceli) perpétrés contre les Arméniens en 1915, Guillaume Perrier a mis en évidence que de nombreux Alévis de Tunceli parlaient arménien. Selon son enquête, un grand nombre d’Arméniens ayant survécu au génocide se serait converti à l’alévisme, qui était considéré comme la moins pire des conversions à l’islam, afin d’éviter davantage de discrimination et de violence étatique [5]. L’alévisme semble par ailleurs avoir été le principal -sinon le seul - culte des janissaires, une unité militaire d’élite de l’Empire ottoman dont les membres étaient composés de Chrétiens recrutés de force durant leur enfance afin de vouer leur vie au sultan [6]. Une large part des Alévis - très difficilement quantifiable toutefois - s’avère également kurde [7], un phénomène dû à la superposition de l’implantation géographique du culte Alévi en Turquie et des zones de peuplement kurde dans le sud-est anatolien ; tous les Alévis ne sont donc pas Kurdes, et tous les Kurdes ne sont donc, encore moins, des Alévis. A cet égard toutefois, et dans une certaine mesure, la communauté alévie peut être considérée comme une minorité multi-ethnique ou, tout du moins, une minorité qui ne se définit pas sur l’appartenance ethnique.

B. Un cœur anatolien et balkanique historique

Du point de vue territorial, les Alévis n’apparaissent pas comme étant rattachés à un territoire en particulier, bien que les communautés alévies actuelles aient des origines géographiques précises, en Anatolie centrale notamment, dans les Balkans, en Azerbaïdjan et dans le nord de la Syrie. En raison de l’influence alévie, autrefois très importante, les traces de ce culte sont notables dans la quasi-totalité du Moyen-Orient et de l’Europe de l’Est [8]. Aujourd’hui, la présence alévie se remarque principalement dans trois environnements distincts.

Le premier pourrait être considéré comme le cœur historique de l’alévisme : l’Anatolie centrale, en particulier la région de Dersim, et la région des Balkans, notamment au Kosovo où de nombreux tekke sont toujours debouts - et utilisés. Deuxièmement, représentant environ entre 20 et 25% de la population turque, les Alévis ont logiquement suivi la courbe démographique de la population turque [9] : l’urbanisation de la Turquie a par exemple conduit à l’édification de périphéries pauvres peuplées par des populations historiquement exclues [10]. En conséquence, certains quartiers des grandes villes turques tendent à être proportionnellement plus peuplés d’Alévis que de Turcs. Les quartiers de Gazi et Okmeydanı à Istanbul en sont des exemples particulièrement éloquents [11]. Cette dynamique est également une conséquence du phénomène de « hemşehri » (les Turcs émigrant à l’étranger tendent à se rendre dans des pays/villes où un grand nombre de leurs compatriotes est déjà présent [12]) qui influence l’émigration turque en direction des centres urbains, en Turquie comme à l’étranger [13]. Ce phénomène a également affecté la troisième répartition spatiale de la communauté alévie : l’Europe, où les Alévis d’origine turque sont très présents, suivant les dynamiques migratoires turques [14].

Ainsi, les Alévis apparaissent comme une minorité transnationale dont l’implémentation tend à s’étendre à des zones où l’alévisme n’était historiquement pas présent, suivant le schéma migratoire des Turcs. Cette présentation faite, la question du rapport qu’entretiennent les Alévis vis-à-vis de l’Etat turc va être abordée en deuxième partie de cet article.

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Publié le 28/12/2020

   


EMILE BOUVIER

Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.

Voir toutes ses publications 


Notes

[1https://www.atlantico.fr/decryptage/3583782/turquie--vers-un-retour-des-pogroms-anti-alevis--memoire-histoire-repression-erdogan

[2A cet égard, voir la lettre écrite par Saymettin Ozden, Président de la fédération des syndications Alévis de Belgique au Ministère belge de la Justice le 20 août 2013 : « l’alévisme est une synthèse de différentes civilisations et de cultures ; c’est un système de croyances et de traditions plus ou moins anciennes, une philosophie et un mode de vie avant tout » in Alain Servantie, « Les Alévis en Belgique. En quête d’une reconnaissance au-delà de l’islam », Anatoli [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 01 août 2016, 2017. DOI : 10.4000/anatoli.303

[3Benoît Fliche, « Chapitre 5 / « Narcissisme de la petite différence » et intolérances religieuses. Le cas des Alévis et des sunnites en Anatolie centrale », in Gilles Dorronsoro et al., Identités et politique, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2014 (), p. 145-174.

[4Boris Adjemian, « Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide », Études arméniennes contemporaines, 1 | 2013, 123-128.

[5https://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/21/le-reveil-des-armeniens-de-turquie_1621129_3214.html

[6Altan Gökalp, « Une minorité chiite en Anatolie : les Alevî », in Annales, Economie, Sociétés, Civilisations. 35e année, N. 3-4, 1980, p.748-763.

[7Van Bruinessen, Martin. "Aslini inkar eden haramzadedir” : The Debate on the Ethnic Identity of the Kurdish Alevis." In Syncretistic Religious Communities in the Near East. Collected Papers of the International Symposium" Alevism in Turkey and Comparable Syncretistic Religious Communities in the Near East in the Past and Present. Berlin, vol. 76. 1995.

[8Trowbridge, Stephen van Rensselaer. "The Alevis, or deifiers of Ali." The Harvard theological review (1909) : 340-353.

[9Erwan Kerivel, La Vérité est dans l’Homme, Les Alévis de Turquie, 4e édition enrichie, Calameo, 196 p.

[10Qui, aujourd’hui, ne sont plus des périphéries en raison de l’urbanisation galopante en Turquie depuis environ une quarantaine d’années.

[11Karaosmanoğlu, Kerem. "Beyond essentialism : negotiating Alevi identity in urban Turkey." Identities 20, no. 5 (2013) : 580-597.

[12Aksaz, Elif. L’émigration turque en France : 50 ans de travaux de recherche en France et en Turquie. Institut français d’études anatoliennes, 2015.

[13Hakan Yücel : “Les jeunes Alévis du quartier de Gazi (Istanbul) et les associations de hemsehri : identifications croisées », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 2, 2005, mis en ligne le 4 mars 2015.

[14Çelik, Ayşe Betül. "Alevis, Kurds and Hemşehris : Alevi Kurdish revival in the nineties." (2003) : 141-158.

 

La communauté alévie de Turquie : politisation et redéfinition de ses revendications, 1923-2020 (2/4)

Par Emile Bouvier
Publié le 31/12/2020 • modifié le 02/01/2021 • Durée de lecture : 11 minutes

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An Alevi woman prays in the women’s part of the mosque in Hacibektash, 15 August 2005.

AFP PHOTO / TARIK TINAZAY

Lire la partie 1

I. L’alévisme et l’Etat turc : de la persécution au républicanisme

A. L’Etat turc et les Alévis : de la répression active à la négation passive

A travers l’histoire, les Alévis ont connu une persécution quasi-systématique par le pouvoir central ottoman. Pendant le XIXème siècle, et alors que l’Empire commençait à s’effondrer, une vision de l’Etat combinant la modernisation et l’unification autour du nationalisme turc et de l’islam sunnite a commencé à émerger, suivant les idées d’intellectuels comme Ziya Gökalp [1]. Bien que les Jeunes-Turcs et le CUP (Comité union et progrès) aient échoué à éviter la chute de l’Empire, les idées qu’ils promouvaient ont néanmoins notablement marqué les futurs leaders de la république. Cependant, certaines communautés alévies comme l’ordre des Bektasi ont soutenu l’établissement de la république. Dans une certaine mesure, la promesse d’un sécularisme était perçue comme celle d’une amélioration de leur situation, comme un rempart contre les violences religieuses. Les Alévis seront toutefois très vite affectés par du « sécularisme positif ». En effet, en 1925, une loi est adoptée par le Parlement turc et supprime les confréries [2], détruisant ainsi, à dessein, un puissant vecteur d’organisation sociale et une large part des ressources culturelles et religieuses des Alévis. La marginalisation de l’alévisme est également rendue visible par le refus d’intégrer les Alévis à la république naissante, tant parmi les religions officiellement reconnues par l’Etat que par le Directorat des affaires religieuses (la « Diyanet ») lui-même.

L’expression la plus violente de la volonté républicaine d’assimiler les Alévis coûte que coûte sera toutefois la répression étatique de la province de Dersim entre 1935 et 1938. Connue pour être une province rebelle depuis l’Empire ottoman, la jeune république a exprimé très tôt son désir de mettre fin à l’irrédentisme de Dersim (la décision était semble-t-il prise dès 1926, selon H.L. Kieser [3]). Au milieu des années 1930, plusieurs révoltes de Kurdes zazas (et donc, en grande partie, alévies) ont été conduites par différents chefs tribaux, à la suite de plusieurs autres soulèvements irrédentistes qui se produisent durant les premières années de la république (révolte de Sheikh Saïd par exemple, ou encore l’insurrection de Koçgiri) ; les relations entre l’Etat central turc et les tribus kurdes connaitront donc, dès les premières années de la république, de fortes tensions.

Au-delà de ces relations dégradées, la raison immédiate du soulèvement de Dersim a trouvé ses racines dans la résistance incarnée par les élites locales face à la « Loi sur la relocalisation », une loi votée le 13 juin 1934 s’inscrivant dans un large plan d’ingénierie sociale conçu par Ankara visant à installer des populations qui lui soient loyales dans des provinces connues pour ne pas l’être, ou qu’Ankara n’estimait pas dignes de confiance [4]. Face à la résistance rencontrée en réaction à cette loi dans la région de Dersim, Ankara a lancé de vastes opérations militaires dans le courant de l’année 1934 afin d’imposer la discipline par la force aux habitants de la région. Les estimations du nombre de victimes sont particulièrement approximatives et davantage encore compliquées à vérifier ; selon les autorités turques, 13 000 personnes auraient trouvé la mort, tandis que des sources militantes évoquent quant à elles le nombre de 80 000 [5]. Le nom de la région sera par ailleurs changé, passant de « Dersim » à « Tunceli », signifiant en turc « la main de bronze ».

Ces deux types de violence (déni de l’Etat et répression armée) dont les Alévis ont souffert, cependant, ne doivent pas être considérés comme une volonté de la part des autorités de faire disparaître spécifiquement l’alévisme ; en effet, il s’agit davantage d’une répression des Alévis au nom de l’unification et de la centralisation. De fait, bien d’autres minorités et cultes (yézidis, zoroastriens…) et cultures (kurdes, lazes…) ont été niées et leurs revendications identitaires combattues par la république. Ainsi, l’action d’Ankara s’est davantage apparentée à un centralisme universel particulièrement résolu, plutôt qu’à une politique spécifiquement anti-alévie.

Cependant, au cours de ce processus, la situation des Alévis a dérivé d’un statut de composante d’un Empire à celui d’une minorité niée et exclue au sein d’une république. Une preuve que ces deux types de violences ont contribué à fonder la structure revendicative de la minorité alévie tient au fait qu’aujourd’hui encore, les Alévis demandent à l’Etat turc la reconnaissance du massacre de Dersim et leur reconnaissance par la Diyanet [6] - ce que les autorités leur refusent toujours, en tous cas en partie.

En générant des inégalités entre les Alévis et les sunnites tout en clamant être universaliste, l’Etat turc a ainsi créé un paradoxe qui a été utilisé par les Alévis comme un vecteur de leurs revendications. Les Alévis ont en conséquence récemment obtenu les premiers signes de reconnaissance de leur histoire et de leurs particularismes : dans un discours de 2011, le Premier ministre turc de l’époque, Recep Taryyip Erdogan, présentait ainsi ses excuses pour les événements de Dersim au nom de l’Etat [7] ; désormais, l’alévisme est étudié dans les écoles turques - bien que, comme le relève la chercheuse Elise Masscard, l’alévisme est introduit et présenté auprès des écoliers d’un point de vue sunnite [8].

Par ailleurs, résultat direct de l’urbanisation et de la libéralisation politique que connait la Turquie depuis maintenant une trentaine d’années, l’alévisme est redevenu une revendication identitaire, mais essentiellement à travers le cadre universaliste : les Alévis tendent ainsi à privilégier le cadre légal prévu par les autorités turques, en essayant notamment de créer des partis politiques - sans succès toutefois [9]. De leur côté, les revendications kurdes pour la reconnaissance de leur identité ont dérivé vers une certaine forme de nationalisme [10]. Cependant, si un volet nationaliste devait être relevé au sein du discours Alévi, il s’inscrirait dans celui du nationalisme turc et du républicanisme : en effet, l’un des arguments avancés par les Alévis pour revendiquer leur pleine appartenance à la communauté turque - et certainement éviter, par la même occasion, d’être davantage perçu comme des menaces à l’intégrité de l’Etat - a été d’assurer avec force leur identité turque en remettant au goût du jour d’anciens mythes faisant d’eux la véritable population anatolienne originelle [11].

B. La république comme bouclier pour les Alévis contre l’islamisme et la menace d’extrême-droite : comment les Alévis « blancs » et « noirs » ont-ils embrassé le républicanisme ?

L’opposition entre l’alévisme et le culte orthodoxe sunnite a généré des tensions au-delà de la répression de la communauté alévie par le pouvoir ottoman. Aujourd’hui encore, les tensions entre les communautés sont visibles au sein de la société turque. Par exemple, les mariages mixtes sont toujours considérés comme rares - et surtout, fortement désapprouvés - tandis que les Alévis sont parfois considérés comme des « gavur » (non-croyants) et victimes de stéréotypes récurrents [12]. De ces tensions ont résulté des événements dramatiques ces dernières décennies, les plus célèbres étant les pogroms anti-Alévis des années 1970 et les massacres de Maras (1978), Çorum (1980) et Sivas (1993) perpétrés par des activistes d’extrême-droite clamant leur identité islamique [13].

La mémoire de ces traumatismes est toujours présente dans la société et nourrit l’idée que des actions violentes à l’encontre des Alévis au nom d’une conception exclusive de la « turcité » et de l’islam sunnite est toujours possible. Par exemple, durant le Ramadan 2012, une famille alévie à Malatya a été prise pour cible par des émeutiers après que des membres de la communauté alévie aient demandé au « davulcu » [14] de ne pas les réveiller aussi tôt le matin, les Alévis ne jeûnant pas pendant le Ramadan. Des deux côtés, les références aux pogroms anti-Alévis ont été mobilisées ; tout en jetant des pierres sur les maisons abritant les Alévis, les assaillants criaient « on va vous brûler comme on l’a fait à Sivas ! » [15]. Le cortège d’une manifestation alévie organisée à Istanbul en réaction à ces événements scandait quant à elle « Malatya ne sera pas Sivas ! » [16].

De manière générale, la dialectique entre les résurgences de l’islam politique et l’appareil d’Etat séculier a structuré la vie politique turque depuis la fondation de la république. Dans cette confrontation, il est généralement accepté que les Alévis ont fait le choix d’embrasser les idéaux républicains ; cependant, ce phénomène doit être nuancé. Comme Elise Massicard l’a démontré au travers de ses travaux de recherche en 2005, près de la moitié des villages alévis du district rural de Sorgun (province de Yozgat) par exemple votait pour des partis de droite conservatrice, tandis que l’autre moitié votait pour le CHP, le Parti républicain du peuple, principal parti « de gauche » turc (bien qu’il soit compliqué d’appliquer à la vie politique turque les mêmes grilles d’analyses que celles du monde politique français) [17]. Ainsi, il est possible d’identifier un vote « Alévi noir [18] » au moins au sein des communautés rurales alévies entre 1965 et 1995.

De nos jours, le vote CHP tend même à disparaitre comme le montrent les scores extrêmement bas obtenus par le parti dans cette circonscription ces dernières années (7,4% des suffrages lors des élections législatives de novembre 2015 par exemple [19]) ; cet affaiblissement du CHP dans la région pourrait être dû à l’urbanisation des Alévis soutenant le CHP ; comme Benoit Fliche le montrait en 2014, les Alévis ruraux qui ont été victimes d’agressions ou de discriminations en raison de leur activisme supposé au profit de la gauche turque dans les années 1970-1980 ont émigré dans des métropoles turques ou en Europe [20]. Ce phénomène montre combien les communautés alévies ont été prises en otage par la polarisation politique imposée par la confrontation entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche en Turquie, ces derniers promouvant tous deux l’idée que les Alévis étaient en faveur de la gauche [21].

En effet, d’une certaine façon, cette affirmation a eu un effet auto-réalisateur dans la mesure où elle a conforté l’idée que la république s’avérait être une protection pour les Alévis. Le coup d’Etat de 1980, qui a mis fin à la guerre civile entre les groupes armés de gauche et de droite, a eu deux effets immédiats : premièrement, il a décimé la gauche en Turquie et, deuxièmement, a conduit à l’interdiction de tous les partis politiques turcs. Comme Benoit Fliche l’expose, les Alévis ruraux s’avéraient doublement victimes des affrontements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite ayant conduit au putsch ; l’Etat apparaît ainsi comme un protecteur effectif pour les Alévis [22]. Ceci pourrait être l’une des raisons expliquant pourquoi même les « Alévis noirs » ont perçu l’Etat et l’armée comme une protection, tant que ces derniers luttaient avec succès contre tous les types d’extrémisme.

Pour résumer, Elise Massicard offre une analyse pragmatique du républicanisme alévi. Selon elle, pour les Alévis, « l’Etat républicain est perçu comme le pourvoyeur d’une protection imparfaite mais nécessaire contre les initiatives prises par une majorité sunnite » [23]. En effet, la république s’avère une protectrice très imparfaite pour les Alévis, quelles qu’aient pu être leurs adhésions politiques. Pour les Alévis de gauche, le putsch de 1980 a permis à l’Etat de lancer une répression féroce à leur encontre et de neutraliser leurs leaders ; pour les Alévis « républicains-séculaires », la république est la garante de leur existence à travers son sécularisme offensif, bien que ce paradigme tende à s’effacer depuis le durcissement de l’AKP (Parti de la justice et du développement) dans les années 2007-2008 [24]. Enfin, pour les « Alévis-noirs » qui parvenaient à se contenter du conservatisme étatique, l’essor de l’islamisme « à la turque » comme idéologie d’Etat est devenu une menace croissante.

Les Alévis ont fait face à ces problématiques pendant une longue période. Toutefois, aujourd’hui, la forte instabilité caractérisant la vie politique turque tend à transformer la république en un Etat de plus en plus dévolu à l’AKP, qui promeut une idéologie redoutée par les Alévis et qui n’assure plus le rôle de bouclier à leur égard [25]. En conséquence, cette dynamique ne peut expliquer le vote CHP des Alévis que comme une position « réactionnaire » et conservatrice. Aujourd’hui, les Alévis ne s’avèrent ainsi plus spécialement partisans de la république au vu de la tournure qu’elle semble prendre, mais apparaissent plutôt comme des sympathisants inquiets du parti d’opposition républicain qu’incarne encore le CHP.

Les revendications d’une majorité d’Alévis aspirant à être des citoyens à part entière et bataillant pour intégrer la Turquie moderne s’articulent avec les tensions à l’œuvre entre l’islam sunnite politique et le sécularisme en Turquie, et ont contribué à accroître le soutien à la république comme un vecteur puissant de revendications des Alévis, quel que soit le parti politique dont ils se sentent proches ou auquel ils sont affiliés. Cependant, l’engagement de certains Alévis au profit de l’extrême-gauche radicale a créé une dynamique différente de politisation et de revendication identitaire, qui sera abordée en troisième partie de cet article.

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Publié le 31/12/2020

   


EMILE BOUVIER

Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.

Voir toutes ses publications 


Notes

[1Parla, Taha. The social and political thought of Ziya Gökalp : 1876-1924. Vol. 35. Brill, 1985.

[2Zarcone, Thierry. Le croissant et le compas : Islam et franc-maçonnerie, de la fascination à la détestation. Dervy, 2016.

[3Hans-LukasK Kiesier, « Dersim Massacre, 1937-1938 », Sciences Po, Violence de masse et Résistance, July 27th 2011.

[4Ülker, Erol. "Assimilation, Security and Geographical Nationalization in Interwar Turkey : The Settlement Law of 1934." European Journal of Turkish Studies. Social Sciences on Contemporary Turkey 7 (2008).

[5Page de présentation d’une conférence à l’Institut Kurde de Paris : « Dersim 1936-1938 », November 27th. 2009 : http://www.institutkurde.org/conferences/dersim-1936-1938/Presentation.html

[6Southeast European and Black Sea Studies Vol. 6, No. 4, December 2006, pp. 445–461 ISSN 1468–3857 (print)/ISSN 1743–9639 (online) © 2006 Taylor & Francis DOI : 10.1080/14683850601016291 Political Participation of Turkey’s Kurds and Alevis : A Challenge for Turkey’s Democratic Consolidation Ioannis N. Grigoriadis.

[7Prime Minister : ‘I apologize for Dersim’”, Bianet.org, http://bianet.org/english/english/134261-prime-minister-i-apologize-for-dersim.

[8Allan Kaval, « Alevis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien », Les Clés du Moyen-Orient, November 8th 2013.

[9Southeast European and Black Sea Studies Vol. 6, No. 4, December 2006, pp. 445–461 ISSN 1468–3857 (print)/ISSN 1743–9639 (online) © 2006 Taylor & Francis DOI : 10.1080/14683850601016291 Political Participation of Turkey’s Kurds and Alevis : A Challenge for Turkey’s Democratic Consolidation Ioannis N. Grigoriadis.

[10Hamit Bozarlsan mentionne la « Kurdistanization » de la société civile kurde dans son livre “Le conflit kurde : lebrasier oublié du Moyen-Orient”, Broché, 2009.

[11Journal of Historical Sociology Vol. 17 No. 4 December 2004 ISSN 0952-1909 Citizen Alevi in Turkey : Beyond Confirmation and Denial GÜRCAN KOÇAN AND AHMET ÖNCÜ.

[12Benoît Fliche, « Chapitre 5 / « Narcissisme de la petite différence » et intolérances religieuses. Le cas des Alévis et des sunnites en Anatolie centrale », in Gilles Dorronsoro et al., Identités et politique, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2014 (), p. 145-174.

[13« La thèse de Benjamin Gourisse (2010) va dans ce sens. Il note que la mobilisation MHP reposait essentiellement sur des éléments religieux. Pour déterminer si quelqu’un était dans le camp ennemi, on le testait sur ses connaissances coraniques, notamment à Kahramanmaras », Ibid.

[14Selon la tradition ottomane, le davulcu est un homme en charge de réveiller très tôt les fidèles en jouant d’un instrument à percussions afin que ces derniers puissent manger avant le début du jeûne, qui commence à l’aube.

[15« Terrifiant ramadan pour les Alévis de Malatya », YOL (routes de Turquie et d’ailleurs), July 31th 2012 : yollar.blog.lemonde.fr.2012/07/31/terrifiant-ramadan-pour-les-alevis-de-malatya/

[16Samet Atken, “Malatya Sivas Olmayacak !”, Bianet.org July 31 2012. http://bianet.org/bianet/ayrimcilik/140031-malatya-sivas-olmayacak

[17Benoît Fliche, « Chapitre 5 / « Narcissisme de la petite différence » et intolérances religieuses. Le cas des Alévis et des sunnites en Anatolie centrale », in Gilles Dorronsoro et al., Identités et politique, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2014, p. 145-174.

[18En Turquie, le concept de Turc « blanc » et « noir » désigne le clivage existant entre les populations urbaines éduquées et souvent occidentalisées (les « blancs ») et les populations rurales, peu éduquées et traditionnelles (les « noirs).

[19https://sonuc.ysk.gov.tr/sorgu

[20Ibid.

[21Açikel, Fethi, and Kazim Ateş. "Ambivalent Citizens : The Alevi as the ‘Authentic Self’and the ‘Stigmatized Other’of Turkish nationalism." European societies 13, no. 5 (2011) : 713-733.

[22Ibid.

[23Allan Kaval, « Alevis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien », Les Clés du Moyen-Orient, 8 novembre 2013.

[24Bashirov, Galib, and Caroline Lancaster. "End of moderation : the radicalization of AKP in Turkey." Democratization 25, no. 7 (2018) : 1210-1230.

[25Jongerden, Joost. "Conquering the state and subordinating society under AKP rule : a Kurdish perspective on the development of a new autocracy in Turkey." Journal of Balkan and Near Eastern Studies 21, no. 3 (2019) : 260-273.

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La communauté alévie de Turquie : politisation et redéfinition de ses revendications, 1923-2020 (4/4). Les Alévis aujourd’hui : un renouveau de l’engagement politique par la jeunesse

Par Emile Bouvier
Publié le 12/01/2021 • modifié le 12/01/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

   

Turkish Prime Minister Ahmet Davutoglu meets the representatives of Alevi Culture Associations at Prime Ministry Cankaya Palace in Ankara, Turkey on January 12, 2016.

Hakan Goktepe / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Lire les parties 12 et 3

A. La diaspora alévie européenne et sa mobilisation politique

Aujourd’hui, le phénomène d’immigration turque vers l’Europe a transformé les Alévis en une minorité transnationale [1]. Les Alévis d’Europe ont quitté la Turquie essentiellement pour deux raisons : la migration économique et l’exil politique. A l’étranger, les Alévis turcs ont créé plusieurs organisations qui sont autant d’outils pour le lobbying politique, la perpétuation de la culture politique et l’influence de la vie politique turque [2].

En Europe, le but des organisations alévies est d’être entendues et considérées par les autorités locales. Par exemple, en Allemagne, la reconnaissance de l’alévisme comme une communauté religieuse par certaines autorités locales - au sein des Länder notamment - est perçue comme un moyen de sauvegarder l’identité alévie, qui fait actuellement face, à la fois, à une menace et à un risque : la menace issue des mêmes dynamiques qu’en Turquie (persécutions, etc.) et le risque de dilution de la culture alévie [3] dans sa culture d’accueil.

Ainsi, l’activisme politique est, également en Europe, un combat contre l’assimilation, c’est-à-dire une lutte identitaire. Au sein de ces associations, la commémoration des persécutions et des martyrs est un élément structurel, qui résulte de l’héritage importé par les réfugiés politiques qui, encore maintenant, contrôlent en bonne partie la mobilisation alévie sur le Vieux continent. Cet état de fait continue de définir la mobilisation alévie européenne : « puisque d’anciens activistes du mouvement socialiste turc des années 1970 monopolisent les positions clés au sein des associations alévies, le mouvement alévi n’est pas capable de développer de nouvelles visions pour le futur et continue de regarder dans le passé quand il s’agit de prendre des décisions politiques » [4].

Ainsi, parmi les deuxième et troisième générations, les Alévis tendent à être réduits à des victimes identitaires dans la mesure où leur religion, leur langage et d’autres spécificités culturelles de l’alévisme sont moins mis en avant [5]. D’autre part, la dimension religieuse de l’identité alévie est obscurcie par le fait que les Alévis européens considèrent davantage l’alévisme comme une identité séculariste (un « mode de vie), le vocabulaire religieux utilisé aujourd’hui étant celui de l’islam sunnite et n’utilisant plus les termes alévis dédiés [6].

L’étude de la communauté alévie d’Europe est intéressante pour voir combien la religion peut devenir un autre vecteur de résistance. En effet, les revendications concernant le statut des cemevi (les lieux de rassemblement alévis, pour rappel) sont mélangées aux revendications de la reconnaissance des souffrances alévies en Turquie. Le but n’est pas de promouvoir l’alévisme comme une religion mais de demander à atteindre l’égalité de religion avec le sunnisme : « Le président de la British Alevi Federation, Israfil Erbil, a mis en lumière les demandes de la communauté alévie vis-à-vis de la Turquie comme suit : les cemevi devraient être considérés comme des lieux de cultes, la direction des affaires religieuses (Diyanet) devrait être abolie, le gouvernement turc devrait assumer l’intégralité des massacres d’Alévis, les constructions de mosquées dans les villages alévis devraient être arrêtées, […] les classes religieuses obligatoires qui ont des programmes n’enseignant que la doctrine sunnite devrait être supprimées, l’assimilation des Alévis devrait être stoppée, le sécularisme implémenté réellement » [7]. Dans cette situation, la mobilisation de la diaspora est une façon « d’attirer l’attention de la société britannique sur les développements politiques en Turquie » [8]. Cette dynamique est mélangée avec celle de « l’adaptation institutionnelle », un concept développé par l’anthropologue Sökefield [9] qui montre combien les communautés opprimées sur leur territoire d’origine se sont organisées à l’étranger et ont agrégé des façons de faire « locales » en matière de mobilisation et d’activisme.

Ainsi, dans le cas de la diaspora alévie européenne, la domination des figures classiques des « Alévis rouges » empêche les 2ème et 3ème générations d’émanciper leurs revendications du panthéon des persécutions subies par les activistes alévis de gauche. Le caractère presque sacré de la commémoration des persécutions (ne pas commémorer ces événements peut être considéré comme une forme de blasphème [10]) empêche la jeunesse d’exprimer librement ses aspirations et ne contribue pas à apaiser les tensions au sein des communautés turques à l’étranger [11].

B. De Gazi à Gezi : la mobilisation de la jeunesse alévie aujourd’hui en Turquie

Le renouveau des revendications alévies et leur politisation aujourd’hui semblent nettement venir de Turquie. Contrairement aux autres jeunes alévis nés en Europe, les jeunes alévis de Turquie, à travers leur propre mobilisation, leurs succès et leurs échecs, ont été capables de s’émanciper des revendications dominantes exprimées par la génération de leurs parents ou de leurs grands-parents. En effet, la constitution d’un nouveau panthéon de persécutions a permis à cette génération de construire sa propre légitimité, bien que certaines dynamiques similaires restent observables d’une génération à l’autre.

Les manifestations de Gezi en 2013 ont été les plus larges que la Turquie moderne ait pu connaître dans son histoire et il semble que les Alévis en aient représenté les contingents les plus notables. Un rapport du Directorat général de la sécurité - dont les chiffres sont à prendre avec les précautions d’usage - indiquait ainsi que 78% des manifestants de Gezi étaient Alévis [12]. Que ce chiffre soit juste ou non n’est pas forcément l’enseignement principal de cette information : il montre surtout la perception continue de l’Etat turc à considérer les Alévis comme une menace à la sécurité nationale. Il est intéressant également de constater que sur les neufs manifestants ayant perdu la vie lors du soulèvement de Gezi, huit étaient d’origine alévie [13].

Cependant, les émeutes de Gezi ne se sont pas avérées être un mouvement de gauche classique et, en réalité, les chercheurs et journalistes ne s’entendent toujours pas, aujourd’hui, pour définir précisément ce qu’ont été ces événements. Ce qui est certain en revanche, c’est que Gezi a été une expression de l’émancipation d’une frange de la jeunesse contre les dynamiques politiques et sociales traditionnelles de la Turquie. En effet, les manifestants de Gezi ont refusé d’être affiliés à un quelconque parti et leur composition a rassemblé un camaïeu politique très large, allant du HDP (parti des minorités, des écologistes et des LGBT) au MHP (parti ultra-nationaliste). Ainsi, ce souhait de renouveau exprimé par la jeunesse turque à Gezi s’est traduit par un vote massif en faveur du parti le moins « classique », le HDP (Parti démocratique des peuples) : lors des élections législatives de juin 2015, le HDP a ainsi obtenu 13,12% des voix, une première pour ce parti qui aux précédentes élections législatives, n’obtenait que 5,67% des suffrages [14]. Cette tendance a été suivie par les Alévis d’Europe : « la pression anti-démocratique croissante du Président Recep Tayyip Erdogan a causé toutes les fractions démocratiques des Alévis, et plus particulièrement la Confédération des associations alévies d’Europe, à soutenir et à se joindre, en solidarité, à certaines organisations d’extrême-gauche turque et certaines associations kurdes » [15]. Lors des élections parlementaires du 1er novembre 2015, les votes des Alévis d’Europe ont permis au HDP d’atteindre le seuil des 10% de suffrages nécessaires pour être représenté au Parlement [16].

Pour les « Alévis rouges », une certaine tendance de revendications semble identifiable. En 2014, à Okmeydanı et Gazi, deux quartiers d’Istanbul habités en particulier par des communautés alévies [17], des émeutes se sont produites après qu’un Alévi a perdu la vie lors d’un contrôle de sécurité [18]. Les revendications exprimées alors par la jeunesse se sont montrées être un mélange de rhétorique alévie de gauche classique ; les moyens de mobilisations se sont montrés traditionnels aussi, en faisant notamment référence au DHKP-C dont les symboles et logos étaient omniprésents. Toutefois, quelque chose avait changé dans la mobilisation : l’un des émeutiers interviewé expliquait, par exemple, sa peur du processus de gentrification en cours à Istanbul, une crainte traditionnelle des populations les plus pauvres habitant dans les métropoles développées [19]. Des préoccupations concernant la tragédie de la mine de Soma ont été également été exprimées (ce désastre minier, qui a débuté le 13 mai 2014, a causé la mort de 301 mineurs turcs et s’est entouré d’un vaste scandale politique). Ainsi, on peut identifier les prémices d’une redéfinition moderniste des revendications parmi les jeunes Alévis de gauche, qui est le produit quasi-direct d’une émancipation de la rhétorique perpétuelle de victimisation propre au DHKP-C.

Conclusion

Ainsi, en termes de politisation et de mobilisation politique, trois grandes catégories d’Alévis peuvent être dessinées : les Alévis « noirs », les « rouges » et les républicains (qui, dans une certaine mesure, sont liés politiquement aux Turcs « blancs »).

Le désordre social et politique des années 1980 en Turquie a conduit à la convergence des revendications de ces catégories ou, au moins, de leurs craintes, dans une tendance qui n’a fait que s’accroître jusqu’à nos jours. En effet, le modèle de l’AKP est devenu aujourd’hui un mélange de synthèse turco-islamiste et de libéralisation économique incontrôlée qui affecte négativement chaque catégorie. La rhétorique turco-islamiste croissante devient le nouveau modèle de société concomitamment à l’affaiblissement du modèle kémaliste. Cependant, les nouvelles revendications des Alévis restent difficiles à identifier et peut-être, qu’à cet égard, le conglomérat de revendications politiques des manifestations de Gezi en 2013 porte une large part des nouvelles aspirations et combats à venir des prochaines générations d’Alévis.

Toutefois, la sacralisation des persécutions par les anciennes générations d’Alévis a conduit à la « fossilisation » des revendications des Alévis d’extrême-gauche et des Alévis européens d’origine turque. Aujourd’hui, une jeunesse politisée semble plus encline à intégrer des revendications modernes à son répertoire de revendications plus classiques.

Lire sur les Clés du Moyen-Orient :
- Alévis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien
- Extrême droite et extrême gauche en Turquie (1970-1983)
- Bektachisme : entre Chamanisme et Laïcité (3/3)
Jeunes-Turcs et révolution de 1908 dans l’Empire ottoman
- L’insurrection de Koçgiri (1920-1921), ou la première esquisse d’un Etat kurde indépendant. Le démantèlement de l’Empire ottoman, une fenêtre d’opportunité pour les mouvements nationalistes kurdes (1/2)

Sitographie :
- The gentrification offensive : repression and resistance in Istanbul (PHOTOS), Your Middle East, 27/10/2014
https://yourmiddleeast.com/2014/10/27/the-gentrification-offensive-repression-and-resistance-in-istanbul-photos/
- Istanbul’s gentrification by force leaves locals feeling overwhelmed and angry, The Guardian, 02/07/2014
https://www.theguardian.com/cities/2014/jul/02/istanbul-gentrification-force-locals-angry-luxury-hotels-turkey
- Turkey election : AKP courts the Alevi minority vote, BBC News, 04/06/2011
https://www.bbc.com/news/world-europe-13605439
- HDP ile ‘yolumuz’ bir, Alevinet, 2015
https://alevinet.com/2015/04/09/hdp-ile-yolumuz-bir/
- HDP ve baraj, T24, 29/01/2015
https://t24.com.tr/yazarlar/bekir-agirdir/hdp-ve-baraj,11154
- Death of Mihrac Ural not yet confirmed : militia, regime, Zaman Alwsl, 01/04/2016
https://en.zamanalwsl.net/news/article/14975
- DHKP-C militanları cenazede polise saldırdı, Sabah, 05/09/2020
https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/05/08/dhkp-c-militanlari-cenazede-polise-saldirdi
- Deniz Gezmis, Hüseyin Inan and Yusuf Aslan , revolutionary leaders, Istanbulstreets, 06/05/2012
https://istanbulstreets.wordpress.com/2012/05/06/deniz-gezmis-huseyin-inan-and-yusuf-aslan-revolutionary-leaders/
- Le réveil des Arméniens de Turquie, Le Monde, 21/12/2011
https://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/21/le-reveil-des-armeniens-de-turquie_1621129_3214.html
- Turquie : vers un retour des pogroms anti-alévis ?, Atlantico, 29/11/2019
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- Massicard, Elise. "Alevi communities in Western Europe : Identity and religious strategies." In Yearbook of Muslims in Europe, Volume 2, pp. 561-591. Brill, 2011.
- Zeynep Arslan, “The Alevi Diaspora : Its emergence as a political actor and its impact on the homeland”, august 2016, © Transnational Press London.
- Kabir Tambar, The Reckoning of Pluralism : Political Belonging and the Demands of History in Turkey, Stanford University Press, 2014.
- Türkan Özkan and Deniz Çoskan-Ece : “Transformation of the Alevi Movement in Diaspora : a Case Study in Munich”, May 30th 2014.
- Tuncay Bilecen, “Political participation in Alevi diaspora in the UK”, October 2016, Bordercrossing.
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- Zeynep Arslan, “The Alevi Diaspora : Its emergence as a political actor and its impact on the homeland”, august 2016, © Transnational Press London.
- YILMAZ, Nail, and Ahmet Kemal Bayram. "Taksim gezı parkı olayları ve bir muhalefet ögesi olarak aleviler." (2016).
- Issa, Tözün, ed. Alevis in Europe : Voices of migration, culture and identity. Routledge, 2016.

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Publié le 12/01/2021

   


EMILE BOUVIER

Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.

Voir toutes ses publications 


Notes

[1] Türkan Özkan and Deniz Çoskan-Ece : “Transformation of the Alevi Movement in Diaspora : a Case Study in Munich”, May 30th 2014.

[2] Massicard, Elise. "Alevi communities in Western Europe : Identity and religious strategies." In Yearbook of Muslims in Europe, Volume 2, pp. 561-591. Brill, 2011.

[3] Ibid.

[4] Zeynep Arslan, “The Alevi Diaspora : Its emergence as a political actor and its impact on the homeland”, august 2016, © Transnational Press London.

[5] Kabir Tambar, The Reckoning of Pluralism : Political Belonging and the Demands of History in Turkey, Stanford University Press, 2014.

[6] Türkan Özkan and Deniz Çoskan-Ece : “Transformation of the Alevi Movement in Diaspora : a Case Study in Munich”, May 30th 2014.

[7] Tuncay Bilecen, “Political participation in Alevi diaspora in the UK”, October 2016, Bordercrossing.

[8] Ibid.

[9] Peters, Michael A., and Ergin Bulut. "Education and Culture." The Routledge Educational Studies Textbook (2010) : 19-29.

[10] Soileau, Mark. "Hızır Pasha Hanged Us : Commemorating Martyrdom in Alevi Tradition." The Muslim World 107, no. 3 (2017) : 549-571.

[11] Zeynep Arslan, “The Alevi Diaspora : Its emergence as a political actor and its impact on the homeland”, august 2016, © Transnational Press London.

[12http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/26/a-istanbul-la-ranc-ur-des-alevis-contre-leur-assimilation-forcee_4340226_3214.html

[13] YILMAZ, Nail, and Ahmet Kemal Bayram. "Taksim gezı parkı olayları ve bir muhalefet ögesi olarak aleviler." (2016).

[14https://t24.com.tr/yazarlar/bekir-agirdir/hdp-ve-baraj,11154

[15https://alevinet.com/2015/04/09/hdp-ile-yolumuz-bir/

[16] Issa, Tözün, ed. Alevis in Europe : Voices of migration, culture and identity. Routledge, 2016.

[17https://www.bbc.com/news/world-europe-13605439

[18https://www.vice.com/en_au/article/police-in-istanbul-have-killed-more-members-of-the-alevi-community

[19] - https://www.theguardian.com/cities/2014/jul/02/istanbul-gentrification-force-locals-angry-luxury-hotels-turkey
- http://www.yourmiddleeast.com/culture/the-gentrification-offensive-repression-and-resistance-in-istanbul-photos_27529

 

 

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