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Oum
Kalthoum, voix de l’unité arabe ?
Par Cécile
Lauras
Publié le
08/10/2020 • modifié le 08/10/2020 • Durée de lecture : 13 minutes
A picture dated 1930s shows Egyptian diva
Umm Kulthum. This rare picture along with four letters, were uncovered recently
by Huda al-Tabei, wife of late Egyptian journalist Mohammed al-Tabei, twenty
four years after his death.
AFP
« Tes yeux
me font revivre les jours d’antan, Ils m’ont appris à regretter le passé et ses
blessures » [1]. De Rabat à Riyad, chacun est sensible à ces vers et au rythme
qui les accompagne. Incarnant le patrimoine artistique arabe, Oum Kalthoum
dénote aussi un certain âge d’or de l’Égypte et du Moyen-Orient dans les
consciences collectives. Seule artiste mentionnée dans le livre « Ils ont fait
l’Égypte moderne » [2], la « diva orientale » y apparaît aux côtés de
Bonaparte, Méhémet Ali, Farouk, Nasser ou Moubarak. Pleinement engagée dans la
vie d’un pays en mutation, Oum Kalthoum se décrit avant tout comme « une femme,
une paysanne, une Égyptienne » [3]. Sous la dynastie de Méhémet Ali, l’Égypte
se détache de l’Empire ottoman au début du XIXe siècle puis s’érige en centre
politique et culturel du monde arabe. La région connaît une période
d’effervescence intellectuelle et de modernisation sous influences européennes
jusqu’aux années 1950 : c’est la Nahda, l’essor, la renaissance.
Témoin du
protectorat britannique, de l’émergence du nationalisme, des règnes de Fouad et
Farouk, de la révolution de 1952, c’est sous les mandats de Nasser qu’Oum
Kalthoum s’affirmera dans un rôle politique. Dans quelles mesures la « Première
Dame d’Egypte » contribue-t-elle au nassérisme et symbolise-t-elle une identité
culturelle arabe ? Dans une première partie, nous analyserons en quoi Oum
Kalthoum incarne l’imbrication des mondes politiques et culturels dans l’Egypte
de Nasser. Dans une seconde partie, nous expliquerons comment sa notoriété
transcendera le nassérisme pour consacrer une « voix de l’unité arabe ».
I. Oum
Kalthoum, acteur politique du nassérisme (1952-1970)
Si sa date
de naissance est incertaine, l’« Astre de l’Orient » est né au tournant XXe
siècle dans une famille modeste du delta du Nil. Enfant, Oum Kalthoum apprend à
réciter le Coran avec son père qui est imam. Impressionné par la puissance de
sa voix, il l’intègre à sa troupe pour interpréter des chants religieux à
l’occasion de cérémonies. Pieux mais ouverts, ses parents accepteront qu’elle
chante en public habillée en garçon, puis qu’elle se rende dans la ville
cosmopolite du Caire. Repérée par le poète Ahmad Rami lors d’un de ses
concerts, leur collaboration marquera la musique arabe : la moitié des chansons
qu’elle interprétera sont de lui. Si sa carrière est déjà lancée lorsque le roi
Farouk arrive au pouvoir, elle connait une période prospère avec l’apparition
de la première radio gouvernementale : Oum Kalthoum inaugure « Radio Masr » à
la demande de Farouk. A l’affiche de grands films, la chanteuse s’essaiera au
cinéma en interprétant des personnages défavorisés. Le contrôle étroit
qu’exerce la Grande-Bretagne sur le pays (traité anglo-égyptien de 1936)
conjugué aux excès du roi nourrit un mécontentement grandissant au sein de la population
égyptienne. Lorsqu’elle chante « les revendications ne s’obtiennent pas par des
souhaits mais le monde s’emporte par la lutte » [4], ses concerts apparaissent
comme des manifestations politiques sous fond de nationalisme.
Le 14 mai
1948, David Ben Gourion proclame l’Etat d’Israël. La guerre que lui déclare ses
voisins le lendemain se soldera par une défaite cuisante pour les pays arabes :
c’est la Nakba (le désastre). Seule la brigade qui a résisté au siège de
Falloujah revient en héros en Égypte. Humiliés par un échec qu’ils imputent à
la corruption de la monarchie et à la déficience de la hiérarchie militaire,
certains de ces officiers forment un groupe secret : le Mouvement des Officiers
libres, dont Gamal Abdel-Nasser fait partie. Pendant que ce dernier se trouve à
hôpital, Oum Kalthoum organise une réception en l’honneur de cette brigade pour
« exprimer sa reconnaissance en tant que citoyenne égyptienne, pour leur lutte
et leurs sacrifices » [5].
Le 23
juillet 1952, les Officiers libres annoncent avoir pris le contrôle de l’Etat
via le communiqué n°1. Renversé par un coup d’Etat militaire, le roi Farouk,
dixième souverain de la dynastie d’origine albanaise, est contraint à
l’abdication puis à l’exil. Pour la première fois depuis l’Antiquité, le pays
est dirigé par des Egyptiens. Les « garçons du peuple » mettent fin à la
monarchie et déclarent la République en 1953. Ils veulent moderniser l’Égypte
en renforçant le secteur public, en développant l’industrie lourde et en
réformant le secteur agricole, mais aussi en luttant contre la corruption, en
réformant l’armée et en œuvrant pour une indépendance effective. Une fois le
général Néguib écarté du pouvoir en 1954, Nasser devient l’homme fort de ce
nouveau régime. Lorsqu’il apprend qu’Oum Kalthoum est interdite d’antenne car
elle chantait pour l’ancien régime, il contacte l’officier chargé de la
radiocommunication pour lui rétorquer : « les pyramides étaient déjà là [du
temps du roi], pourquoi ne vas-tu pas les raser ? » [6].
Le
répertoire musical d’Oum Kalthoum rencontre la rhétorique nassérienne. L’heure
est au patriotisme et la chanteuse témoigne son soutien à la « révolution de
juillet » à Nasser. Dans une Égypte bouillonnante, Oum Kalthoum désire
s’impliquer dans l’évolution de la société égyptienne et de la nation arabe. Si
les chansons d’amour avaient fait sa gloire, elle adresse désormais cette
puissante passion à son pays sur un ton martial. Elle met alors son art au
service de chants révolutionnaires : « Nashid el Gala’ » (« L’hymne de la Liberté
») fait l’honneur de la nation égyptienne tandis que « Asbah ’Andi Bunduqyia »
(« Et maintenant j’ai un fusil ») fait de la cause palestinienne une
responsabilité arabe. A côté des plus grands chanteurs de l’époque, elle
influence des générations entières d’Egyptiens au travers de chansons
patriotiques, les wataniyyat.
Saisissant
rapidement l’emprise de la voix d’Oum Kalthoum, Nasser lui demande d’inaugurer
la radio « Sawt al-Arab » (« La Voix des Arabes »). Lancé en 1953, cet outil
permet au raïs d’asseoir sa stature dans une ferveur populaire dans l’ensemble
du monde arabe. Diffusée dans chaque foyer où l’on parle arabe, la radio
insuffle dans l’âme de millions d’Arabes le rêve de l’unité. Le champ culturel
est le lien privilégié entre le nassérisme et la culture populaire, permettant
au chef d’Etat de répandre un nationalisme arabe par le bas. « Mouvement
intellectuel et politique visant à l’unification des peuples arabes » [7], le
panarabisme apparaît dès XIXe siècle mais connaît son moment de gloire avec
Nasser. L’opposition à l’impérialisme occidental doit permettre de se libérer
de toute tutelle étrangère tandis que la résistance à l’Etat d’Israël doit
permettre de libérer la Palestine.
Pour le
quatrième anniversaire de l’exil de Farouk en juillet 1956, Nasser déclare dans
un discours enflammé avoir signé un décret nationalisant la Compagnie
universelle du canal maritime de Suez. Au regard de la politique égyptienne de
non-alignement, les Etats-Unis ne veulent plus accorder le prêt permettant la
construction du haut barrage d’Assouan. Le canal doit alors fournir les
recettes nécessaires à son financement. Suite à cette annonce, Israël lance une
offensive militaire contre l’Égypte avant que la France et la Grande-Bretagne
n’entrent en guerre à ses côtés, mais les pressions américaines et soviétiques
mettent fin à cette triple intervention. Si cette guerre est un échec militaire
pour l’Égypte, la victoire s’interprète sur le plan diplomatique : après avoir
tenu tête aux Occidentaux, Nasser est adulé dans tout le tiers-monde. L’Égypte
doit regagner sa souveraineté sur son territoire et ses ressources pour
prétendre se hisser en puissance régionale. A la fois fière et enthousiaste,
Oum Kalthoum offre 10 000 livres égyptiennes pour la reconstruction de Port-Saïd.
Écrite à
l’occasion de cette guerre, la chanson patriotique « Walah Zaman ya Silahi » («
Oh mon arme, cela fait longtemps ») d’Oum Kalthoum deviendra l’hymne officiel
de la République arabe unie en 1958. Le coup d’Etat à Damas de 1961 sonne la fin
de l’éphémère union entre la Syrie et l’Égypte, mais cette dernière garde
officiellement ce nom jusqu’en 1971, et la chanson reste l’hymne national
égyptien tout au long de la décennie. En 1964, Nasser réussit finalement à
convaincre la chanteuse Oum Kalthoum et le compositeur Mohammed Abdelwahab, les
deux rivaux, à travailler main dans la main. Fruit de cette rencontre, « Enta
Omri », (« Tu es ma vie »), est certainement leur plus grand succès respectif.
Abdelwahab introduit dans cette chanson d’amour une touche moderne à l’aide
d’une guitare électrique. Ce pari gagné consacre la popularité des deux
prodiges et ouvre la voie à une collaboration qui donnera neuf autres chansons.
La prise du
canal de Suez ouvre une ère de splendeur pour l’Égypte. Si la vie nocturne
cairote est bouillonnante, le gouvernement exerce un contrôle étroit sur des
secteurs artistiques et littéraires florissants. Conscient de l’importance des
divertissements populaires pour le moral du peuple et le rayonnement de
l’Égypte, Nasser donne un nouveau souffle au cinéma et à la musique. Il se sert
en retour de ces outils de soft power pour s’imposer aux oreilles et au cœur
des Arabes. De plus en plus autoritaire, le régime s’appuie sur les artistes
pour porter ses idées. S’il a impulsé la production de chefs d’œuvre, Nasser
fait un usage propagandiste du cinéma dans les années 1950. Renommé dans le
monde entier, le septième art égyptien constitue le support idéal d’un régime
qui commande des œuvres de circonstances pour faire l’éloge de sa politique.
Depuis la
fin du XIXe siècle, l’Égypte domine le monde arabe sur les plans artistique et
idéologique. L’appareil de production culturel et les ambitions géopolitiques
étant fortement imbriqués, le phénomène Nasser est indissociable de cet environnement
artistique. Le raïs s’appuie sur le pouvoir de fascination d’Oum Kalthoum pour
s’imposer comme leader du monde arabe. De son coté, El-Sett (la Dame) rayonne
dans ce nouveau régime, elle devient la voix de son pays, la « première dame
d’Égypte ». Plutôt qu’une quelconque instrumentalisation, c’est leur connivence
intellectuelle et leur lien affectif qui les poussent à s’aider mutuellement.
Tous deux idolâtrés à travers la « nation arabe », leur relation personnelle
est alimentée par une compréhension et une admiration réciproque. S’ils
partagent leurs origines modestes, un goût pour l’authenticité, un souci des
démunis, c’est surtout l’amour inconditionnel de l’Égypte qui les rapproche.
Rêvant de grandeur pour leur pays, ils vont dans la même direction : replacer
l’Egypte au centre du monde arabe, et le monde arabe au centre des
civilisations.
II. Oum
Kalthoum, incarnation d’une certaine arabité ?
Le 5 juin
1967, l’aviation égyptienne est détruite au sol en six heures. En cinq jours,
Israël prend le Sinaï, la bande de Gaza, le Golan, la Cisjordanie et
Jérusalem-est. La politique agressive de Nasser envers son voisin hébreu a
tourné en humiliation. Véritable tournant, la guerre des Six-Jours marque le
début d’une forme de désenchantement du projet panarabe. Oum Kalthoum chante un
hommage à Nasser, alors qu’il annonce sa démission le 9 juin : « Relève-toi et
écoute mon cœur, car je suis le peuple. Reste, tu es la digue protectrice.
Reste, tu es le seul espoir qui reste… » [8]. Le président reviendra sur sa
décision face aux scènes de liesse de la « rue arabe ». Mais à partir de la
défaite de 1967, les chansons de « l’Astre de l’Orient » seront plus nostalgiques
que combatives.
Oum
Kalthoum offre ses bijoux pour renflouer les caisses d’un Etat ruiné et incite
les Egyptiennes à suivre son exemple. Elle engage une tournée nationale pour
remonter le moral du pays : sa voix doit réunir le peuple face à la tragédie et
lui insuffler du courage. Elle décide ensuite de poursuivre sa tournée à
l’étranger et de reverser les bénéfices pour l’effort de guerre. Son concert à
Paris, ville de référence de l’intelligentsia arabe, sera finalement le seul
dans un pays occidental. Elle fait symboliquement don à l’Etat égyptien du
cachet des deux soirées à l’Olympia, qui prennent alors une tournure politique.
Le public est en transe dès sa première chanson, « L’Amour de la nation », dans
laquelle elle évoque Nasser avec ces mots : « Tu es le bien et la lumière/Tu es
la patience face au destin ». Chantée pour la première fois en 1966, la
deuxième chanson de la soirée, « Al-Atlal » (« Les ruines »), acquiert une
valeur allégorique un an après. « Donne-moi ma liberté/Dénoue mes mains » : les
ruines d’un amour incarnent symboliquement les pertes de la guerre des
Six-Jours.
Oum
Kalthoum chante toute sa frustration et son identité arabe lors de ce concert
parisien qui rencontre un grand succès. Ses bijoux et ses tournées auraient rapporté
environ 4 millions de dollars à l’Égypte. Mais le 28 septembre 1970, Nasser
succombe à une crise cardiaque. Apprenant la nouvelle à Moscou, elle annule les
concerts programmés pour rentrer au Caire. El Sett décide d’arrêter de chanter,
elle donne son dernier concert en 1972, malade et fatiguée. Succédant à Nasser
à la présidence, Anouar el-Sadate engage une dénassérisation du pays et Oum
Kalthoum perd son statut privilégié. Son rang de représentante de l’Égypte est
concurrencé par Jihane el-Sadate, qui obtient de son époux le statut inédit de
première dame. Le 3 février 1975, sa propre mort marquera la fin d’une époque,
laissant les Egyptiens orphelins de leurs deux idoles mais aussi de leurs rêves
de grandeur. Les trois millions d’Egyptiens qui accompagnent son cercueil dans
les rues du Caire font écho aux cinq millions qui avaient suivi celui de
Nasser, cinq ans plus tôt, dans une détresse collective. Qu’il soit artistique
ou identitaire, le legs d’Oum Kalthoum dépasse sa mort.
L’immense
héritage qu’Oum Kalthoum laisse à la musique arabe est le fruit d’une grande
intelligence artistique. « La voix de l’Orient » précède les modes, elle sait
ce qui est susceptible de plaire. Si elle devient la muse des meilleurs
compositeurs de l’époque, elle fait preuve d’autorité pour s’affirmer dans un
monde masculin. Perfectionniste, elle prend seule les décisions pour forger ses
chansons mais aussi son personnage. Elle montre une certaine intelligence
stratégique : lunettes noires, chignon serré et mouchoir blanc, ses objets
fétiches sont le support d’un culte qu’elle a elle-même orchestré. Son style
vestimentaire est le signe d’une grande modernité, tout comme l’amour passionné
qu’elle chante dans une société conservatrice.
Longs de
plusieurs heures, ses concerts prennent la forme de rites païens, où
l’assemblée entre en communion dans une ferveur pieuse. Sa relation au public,
faite de mystère, de frustration et de pur plaisir musical, est symbolisée par
le tarab, émotion artistique d’intensité maximale. Grâce à sa capacité
d’improvisation, ses prestations scéniques sont inoubliables. Seule devant
l’assemblée, dans une posture majestueuse, une puissance hypnotisante se dégage
d’un corps qui est pourtant presque immobile. Oum Kalthoum institue un rituel
auquel le monde arabe se plie pendant des années : tous les premiers jeudis du
mois, elle donne rendez-vous à son public à l’occasion d’un grand concert au
Caire, qui attire les foules et est diffusé en direct à la radio dans
l’ensemble du monde arabe.
Si elle
captive son public, Oum Kalthoum atteint toutes les couches de la société grâce
à la radio et la télévision. Dès le début, elle explique à Ahmed Rami qu’elle
veut « une langue comme celle des journaux, comprise par tout le monde, qui ne
soit ni vulgaire ni hermétique » [9]. Alors que le dialecte était réservé aux
chanteurs de variétés, Rami le mêle à la langue littéraire pour lui conférer un
autre statut. Oum Kalthoum rend ainsi accessible un art élitiste, elle va
au-delà de la dichotomie entre musique populaire et musique savante. La « mère
des Arabes » paraît comme investie d’une mission d’éducation : « Grâce à elle,
constate l’écrivain Naguib Mahfouz, les paysans analphabètes récitent des vers
raffinés, les nationalistes glorifient la langue, les mystiques entrent en
transe et les femmes cloîtrées rêvent d’amour galant » [10]. Figure féministe,
elle pousse aussi les femmes, « la moitié de l’humanité », à ôter leur voile et
à affirmer leur liberté dans une société patriarcale.
Oum
Kalthoum déclare elle-même être la « voix du peuple » avec sa chanson « Ana
al-Sha’ab » (« Je suis le peuple »). Elevée au chant religieux, elle connait
une incroyable ascension sociale jusqu’à devenir une faiseuse d’opinion. Bien
qu’elle fréquente la bourgeoise cairote, elle reste engagée pour le peuple en
faisant des dons aux plus démunis ou en finançant la construction d’une mosquée
dans son village d’enfance. Maîtrisant parfaitement son image, elle met en
avant un personnage proche de la terre, humble et pieux. « Par son attachement aux
valeurs nationales, par son engagement auprès des pauvres et des paysans, par
sa réputation irréprochable, par le choix de sa musique et de ses textes, par
sa voix authentique, elle est la personnification même de l’Égypte » [11]. En
incarnant un peuple et l’âme de son pays, la « quatrième pyramide » se
construit en tant qu’image de la nation. Sa longue carrière est indissociable
de l’histoire égyptienne du XXe siècle, elle vit au rythme des soubresauts de
son pays. Son œuvre et son parcours témoignent de l’esprit d’une époque, esprit
qu’elle participe également à forger.
Référence
morale et esthétique, sa voix est aussi un levier pour porter un projet
idéologique. Oum Kalthoum cristallise la fierté retrouvée du peuple égyptien et
arabe. Dans un contexte de nationalisme et de colonisation, elle reflète
l’aspiration à la liberté des Arabes au XXe siècle. Elle dénote aussi leur
aspiration à la modernité, tout en gardant un lien à la tradition. La « mère
des Arabes » contribue à construire un pan de leur identité moderne ; une
identité à la fois respectueuse et transgressive, ni rétrograde ni soumise à
l’Occident. Ancré dans l’héritage mais ouvert aux innovations, ce modèle
oriental se matérialise par un double rejet : refus de la soumission aux
valeurs occidentales et refus d’un traditionalisme passéiste.
Oum
Kalthoum donne à entendre la fierté d’être Arabe. Prêtant son art aux idéaux
panarabistes, elle a unifié les peuples derrière sa voix et la cause qu’elle
porte. Du Maroc à l’Irak, dans les foyers les plus démunis comme dans les plus
aisés, Oum Kalthoum est unanimement qualifiée de plus grande chanteuse arabe,
voire érigée en divinité immuable : « au-dessus d’elle, il n’y a que le Coran
», « elle est notre pain quotidien » [12]. Un adage veut même que les Arabes
soient en désaccord permanent sur tous les sujets, sauf sur elle.
Conclusion
Oum
Kalthoum est une des principales vectrices de la domination du modèle culturel
égyptien au XXe siècle. Nasser a contribué au développement d’un environnement
culturel qui lui donne en retour une envergure de taille : le cinéma et la
musique travaillent à son service. El Sett participe activement à ce régime en
chantant sa politique (chansons patriotiques) et en apportant un soutien
financier direct à l’Etat (dons des recettes de concerts). Leur affinité
permettra de porter mutuellement leur rayonnement. Dans ce contexte, l’aura
d’Oum Kalthoum croît jusqu’à lui conférer le statut d’ambassadrice de son pays
: impliquée dans la vie publique égyptienne, « l’astre de l’Orient » disposera
même d’un passeport diplomatique. Le chant d’Oum Kalthoum est cependant perçu
comme un élément subversif sous la présidence d’Hosni Moubarak (1981-2011)
parce qu’il renvoie à un certain âge d’or. Accompagnant la vague d’espoir et de
fierté qui secoue plusieurs pays arabes en 2011, ses chansons et portraits sont
réhabilités à l’occasion des manifestations des « Printemps arabes ».
Oum
Kalthoum marque profondément l’histoire de l’art arabe et symbolise l’alliance
entre tradition et modernité. Si le panarabisme et le nassérisme meurent avec
Nasser, le symbole de la « quatrième pyramide » résiste au temps : sa mémoire
est toujours vivante de nos jours. Bien qu’ils soient peu familiarisés au
nassérisme, les Egyptiens d’aujourd’hui connaissent tous des chansons qui
comportent des éléments de son idéologie. La musique d’Oum Kalthoum n’est
étrangère à l’oreille d’aucun Arabe : elle transcende les pays et les
catégories sociales et met en exergue une certaine identité arabe. La « voix
des Arabes » a réussi là où la politique a échoué : fédérer le monde arabe.
Véritable légende de son vivant, Oum Kalthoum est aujourd’hui une icône du
monde arabe. Bien plus qu’une « diva orientale », elle représente un objet de
fascination au-delà du Moyen-Orient, comme l’atteste l’exposition que lui a
consacré l’Institut du monde arabe de Paris en 2008 [13].
Bibliographie
:
- Yara el
Khoury, cours universitaire le Moyen-Orient de 1939 à 1970, Université Saint
Joseph, 2019
- Lamia
Ziadé, Ô nuit ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem, Editions
P.O.L, 2015
- Robert
Solé, Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017
-
Collectif, Le monde arabe existe-t-il (encore) ?, Institut du monde arabe,
Editions du Seuil, 2020
- Camille
Renard, OUM KALSOUM, la « Voix des Arabes » (autour de 1900-1975), Une vie, une
œuvre, France culture, 2011,
https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/oum-kalsoum-la-voix-des-arabes-autour-de-1900-1975
- Philippe
Broussard, Oum Kalsoum, une reine d’Egypte à Paris, Le Monde, 2016
https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/07/29/oum-kalsoum-une-reine-d-egypte-a-paris_4976320_4497186.html
- Patrick
Labesse et Véronique Mortaigne, Oum Kalsoum règne encore sur la Méditerranée,
Le Monde, 2012
https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/03/17/oum-kalsoum-regne-encore-sur-la-mediterranee_1671428_3246.html
- Xavier
Villetard, reportage Oum Kalthoum, la voix du Caire, Arte, 2017
https://www.cairn.info/ils-ont-fait-l-egypte-moderne--9782262064235-page-243.htm
- Zoé
Carle, Les étranges métamorphoses de la chanson arabe. D’Oum Kalthoum à Haifa
Wehbe, la musique moyen-orientale, entre commerce et politique, Revue le
Crieur, 2015
https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2015-2-page-102.htm
- Gihan
Abdelhadi, Oum Lalthoum : l’icône féministe du monde arabe, Mon Orient, 2020
https://www.monorient.fr/index.php/2020/04/14/oum-kalthoum-licone-feministe-du-monde-arabe/
-
Anne-Laure Dupont, Nahda, la renaissance arabe, 2009
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685
EgyptePolitiqueHistoire
Publié le
08/10/2020
CÉCILE
LAURAS
Cécile
Lauras est diplômée de l’Institut catholique de Paris et d’IRIS Sup. Après un
stage au service culturel de l’ambassade de France au Liban, elle a étudié
l’histoire et l’arabe classique à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Elle
poursuit sa formation avec le master « Intégration et mutations en Méditerranée
et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.
Notes
[1] Enta
Omri, Oum Kalthoum, traduction https://lyricstranslate.com
[2] Robert
Solé, Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017.
[3]
Institut du monde arabe, https://www.imarabe.org/fr/expositions/oum-kalsoum
[4] ZIADE
Lamia, Ô nuit ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem, Editions
P.O.L, 2015.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Agnès
Levallois, https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53279
[8] Robert
Solé, Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017.
[9] Robert
Solé, Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017.
[10] Naguib
Mahfouz dans Oum Kalsoum, documentaire de Simone Bitton, 1991.
[11] ZIADE
Lamia, Ô nuit ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem, Editions
P.O.L, 2015.
[12] Ibid.
[13]
Institut du monde arabe, https://www.imarabe.org/fr/expositions/oum-kalsoum
https://www.youtube.com/watch?v=sYUqPTpc_R8&ab_channel=EFIMUSIC
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