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Αnappus Salomonis : un trésor sassanide à Paris
Par Florence Somer Gavage
Publié le 07/10/2020 • modifié le 07/10/2020 • Durée de lecture : 8 minutes
Source : Allegra Iafrate, Opus Salomonis : Sorting Out
Solomon’s Scattered Treasure, p. 348.
Dans la culture et l’art islamique, le roi Salomon
représente le modèle du roi juste et sage, celui qui construisit Jérusalem.
C’est aidé par des djinns mâles et femelles et autres créatures du monde
invisible qu’il aurait également préparé une magnifique vaisselle d’or appelée
ensuite « opus Salomonis » au même titre que d’autres objets lui
ayant appartenu ou liés à son temple.
Après un voyage resté énigmatique pendant près de cinq siècles, une coupe,
censée être issue de ce trésor, est décrite dans les chroniques de Saint-Denis
avec pour modèle la représentation du roi monothéiste. « Une très riche
tasse garnie de son pied d’or, qui est la tasse du Sage Roy Salomon, enrichie
de bord de hyacinthes, au-dedans de très beaux grenats et de très belles esmeraudes,
aussi au fond d’un très excellent et grand saphir blanc entaillé, à l’enleveure
par dehors, de la figure au naturel dudit Roy séant en son throsne, avec un
escalier orné de lyons de part et d’autre, à la façon qu’on le voit représenté
dans la Sainte Bible » [1]. En
tant que personnage légendaire et symbolique commun aux trois traditions
monothéistes, Salomon est associé à plusieurs fables et légendes qui ont
traversé les siècles, et son nom attribué à des objets sortant de l’ordinaire,
symboliques ou magiques comme la coupe en cristal de roche, émail et or qui se
trouve depuis 1791 au cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de
France.
Les contes et
l’Histoire
Selon une légende répandue au Moyen Âge, le calife
abbasside Harūn ar-Rašid (786-809) aurait fait don d’une série d’objets
précieux ayant appartenu au roi d’Israël et qui dotaient leur possesseur du
pouvoir et de la légitimité de ce personnage. Sur l’île Serendip, il aurait
donné la table de Salomon ainsi que le rapporte l’histoire du sixième voyage de
Sinbad le marin. La présence de cette table de Salomon à Tolède refait surface
dans les sources chrétiennes à travers le De
rebus Hispanie de Jiménez de Rada en 1240. Dans les sources arabes
relatives à la conquête de Tolède lors de la prise de l’Espagne wisigothique,
on rapporte que Tariq ibn Ziyad découvrit la table du roi Salomon à Tolède,
dans le trésor du roi Rodrigue, et qu’il l’emporta à Damas. La chronique
d’Eginard (v.770-840), quant à elle, fait état des présents diplomatiques
envoyés par le calife Harūn ar-Rašid à la cour de Charlemagne où Eginard se
trouvait. Par contre, la présence de la coupe n’est pas avérée et seule une
légende du XIIIe siècle, qui pourrait cependant être crédible, dit qu’elle fut
léguée par Charles le Chauve (843-877) à l’abbaye de Saint-Denis sous le nom de
« coupe de Salomon » et en tant que reliquat du trésor du roi
d’Israël. L’incroyable voyage de la coupe est toujours sujet à débat et un
détour par Byzance n’est pas impossible si on se réfère à la description qu’Ibn
Zafar (1104-1170) fait du trésor de Constantinople, notamment d’une coupe de
cristal faite d’or, de cuivre et de verre dans laquelle le buste du roi Šapur
était gravé et qui, si elle ne se réfère pas à notre coupe, décrit un objet
similaire. Au vu de cette chronique, Ernest Babelon (1854-1924) mentionne la
coupe originaire de Byzance et ramenée en France suite au sac de Constantinople
en 1204.
Si l’idée d’un transfert culturel entre l’Orient et
l’Occident symbolisée par cet objet diplomatique est certainement à conserver
et investiguer [2], l’attribution
de l’objet au roi biblique pêche par méconnaissance d’un art spécifiquement
iranien.
Il fallut attendre le XVIIIe siècle pour que cette
idée soit remise en cause et que l’attribution historique recule de quelques
siècles à la suite du transfert de la coupe au Cabinet des Médailles. Dans la
description qu’il en fait dans son « Catalogue des médailles antiques du
cabinet de Sainte Geneviève » (1780), suite au dépôt de la coupe au
cabinet des antiquités de la Bibliothèque nationale, Antoine Mongez (1747-1835)
voit dans le pseudo-Salomon un « roi Parthe de la dynastie des
Sassanides ». Suite à ces considérations, d’autres se sont penchés sur le
cas de la coupe et l’histoire de son voyage jusqu’à Paris. Adrien Prévost de
Longpérier (1816-1882) attribue formellement la coupe au souverain sassanide
Xusrō Anushirvān (531-579). Il faut avouer que l’inscription en moyen-perse sur
le pied de la coupe aurait pu mettre les chercheurs plus tôt sur la voie s’ils
avaient été à même de la déchiffrer.
Une facture
persane
Entourée d’un cadre d’or, faite d’une plaque de
cristal de roche dont le centre est gravé, la représentation du roi est
entourée par des verres rouge rubis, blanc et vert émeraude structurés en
rosace. Cette disposition et cette technique sont caractéristiques du
savoir-faire iranien tel qu’il apparaît entre le cinquième et le septième
siècle.
En 1992, Jean Harmatta (1917-2004) lit sur la coupe
les inscriptions suivantes :
Ligne 1. Le poids d’or est de 107 staters.
Une telle inscription semble exclure l’origine byzantine de la coupe ornée.
Elle donnerait le poids d’or de la coupe seule, sans ses ornements de ronds et
losanges de cristal, de grenat et de verre vert dont il est impossible de la
départir. Un starter correspondant à 16,2gr., le poids de la coupe serait de
1733,4 grammes d’or.
Lignes 2 et 3. Ādur Burzēn
Harmatta l’identifie comme un des trois feux principaux de l’Empire sassanide
dont le sanctuaire « était situé sur le mont Rēvand au nord-est de Nēvšāpūr »
et qui était un lieu de pèlerinage zoroastrien connu.
La 6ème inscription, en écriture hephthalite cursive [3], indiquerait
que la coupe est dès lors devenue la propriété d’un chef turc et la 7ème
inscription, arabe de style koufique, indique la basmala.
Ces différentes inscriptions permettraient de
reconstituer le périple de la coupe depuis l’époque sassanide jusqu’à nous.
Réalisée pour le roi sassanide Xusrō Ier (531-579), la coupe échoit aux rois de
la dynastie jusqu’au dernier, Yazdegerd III (624-651), destitué par les troupes
arabes puis assassiné par le turc Tirek tarxān à Merv. Ses trésors sont alors
acheminés vers la principauté hephtalite de Badhghēs et la coupe est attribuée
au commandant Irk Ir (d’où l’inscription). Mais l’occupation arabe du début du
VIIIe siècle préfigure le prochain voyage de la coupe qui est alors emportée à la
cour califale avant que, quelques années plus tard, Harūn ar Rašīd en fasse don
à Charlemagne.
Nouvelle datation
Si elle suit le raisonnement d’Harmatta concernant le
périple de la coupe à travers les siècles, une dizaine d’années plus tard, Inès
Villela-Petit propose une nouvelle datation de la coupe et recule encore son
âge de près d’un siècle. Selon elle, le souverain représenté n’est pas Khosrow
Ier mais son père, Kavadh Ier (488-530), qui dépossédé du pouvoir par son frère
Zamasp, revint sur le trône à l’aide des Hephtalites à la cour desquels il
s’était réfugié [4].
Deux éléments concourent à cette remise en
question : d’une part, l’association entre la coupe et l’exemplaire
numismatique unique visible au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg
attribué par l’épigraphie sassanide balbutiante du XIXème siècle à Khosro Ier
pour être ensuite restituée à Khosro II quelques années plus tard sans pour
autant changer l’attribution de notre coupe au premier. D’autre part, outre les
indices épigraphiques, pour dater une monnaie sassanide et retrouver le nom du
roi à l’effigie duquel elle fut frappée, il convient de se concentrer sur la
personnalisation de ses attributs de royauté et notamment sur la couronne de
règne que le roi reçoit lors de son intronisation, laquelle a lieu, comme il se
doit, le premier jour de l’an, à l’équinoxe de printemps. Cette détermination
est également particulièrement précieuse pour déterminer quel souverain est
représenté sur une peinture rupestre ou sur de la vaisselle d’apparat.
Dans le cas présent, le souverain représenté sur la
coupe porte une couronne murale composée d’un diadème, symbole du pouvoir
conféré par Ahura Mazda. Au-dessus, une couronne faite de deux demi-merlons à
gradins de trois degrés, propre à l’iconographie sassanide. Au centre de la
couronne, un croissant de lune couché représentant la divinité Mah (la Lune)
vient se placer sous le korymbos, ce
chignon en boule caractéristique des souverains sassanides, et transforme ce
dernier en motif astral. La couronne du cristal superpose au-dessus un
croissant plus grand auquel se rattachent les rubans ondés, également
caractéristiques du xvarnah des
rois sassanides. Cette effigie discrédite l’attribution à Khosro II, à partir
du règne duquel le croissant et l’étoile remplacent le korymbos. La comparaison avec la
« coupe de Strelka » visible au musée de l’Ermitage permettrait
d’identifier Kavadh Ier. Toutefois l’iconographie d’un roi en majesté est
particulière à un objet d’orfèvrerie précieux, certainement destiné à servir de
présent diplomatique pour étayer la gloire de l’émissaire.
De la coupe des
sept kešvar au Graal
Dans le Šahnāmeh de Ferdowsi, le héros iranien Kay
Xusrō lit, dans la coupe des sept kešvar, les zones habitées de l’écoumène et
découvre, au moment de Norūz, le lieu où se cache Bijen, le fils de Gēv. La
force magique de la coupe se réitère au jour de l’an, le moment du
renouvellement de la création qui advient, selon la tradition zoroastrienne, au
moment exact où la première étoile de Bélier apparaît à l’horizon est.
Pour illustrer l’importance du Xvadāynāmag [5] dans
la littérature du Proche-Orient et de l’Asie centrale au Moyen Âge et dans les
autres traditions culturelles et religieuses, on peut notamment trouver un
syncrétisme opéré entre les héros iraniens et les personnages bibliques. Kay Us
sera associé à Nimrod et Kay Xusrō à Salomon, ce qui a peut-être occasionné la
nomenclature hasardeuse de la coupe. Le fait que le palais de Xusrō 1er à
Ganjak ait reçu le nom de Taxt-i Suleiman (trône de Salomon), ajoute également
à l’imbroglio autour de l’identité du personnage siégeant au centre de notre
coupe.
Dans son article consacré à la recherche de l’origine
de cette coupe, Harmatta émet rien de moins que l’hypothèse d’une origine
iranienne de la célèbre légende du Graal qui s’est répandue dans l’Europe
médiévale [6]. Le
conte de Chrestien de Troyes ou celui de Wolfram von Eschenbach seraient tous
deux inspirés de la grande épopée des rois perses, comme les fables de La
Fontaine le sont du Kalila wa Dimna ou du Pañchatantra.
La symbolique de cette coupe, ornée de pierres
précieuses et divisée en six unités auxquelles s’ajoute celle dans laquelle
siège Xusrō, correspond à la vision iranienne du monde divisé en sept kešvars
ou climats sur lesquels règne le maître du monde : le souverain iranien.
Au-delà de son apparence prosaïque, la coupe fait également état de
l’importance donnée à l’astrologie puisqu’y sont représentés le ciel, les sept
planètes, chacune gouvernant un climat, et la bande zodiacale.
Chrestien de Troyes nous dit que le Graal, coupe
miraculeuse ayant le pouvoir de procurer de la nourriture et de prolonger la
vie, est fait d’or et de pierres précieuses scintillantes et que ses pouvoirs
se renouvellent le Vendredi Saint. La coupe de Xusrō a des caractéristiques
analogues et possède des pouvoirs tout aussi magiques, qui se renouvellent au
jour sacré de Norūz. En outre, la forteresse de Kangdēz entourée de montagnes
qui abrite la coupe aurait pu servir de modèle à la description de la
forteresse des Anjou.
Et sur la question de savoir comment la légende de
cette coupe merveilleuse serait arrivée en Europe, von Eschenbach conte qu’un
certain Flegetanis en était le dépositaire. Harmatta se réfère à la forme
persane « Fālāk dāni », soit celui qui a la connaissance des étoiles,
donc l’astronome/astrologue, pour en expliquer l’origine. Cet individu, issu de
la ligne de Salomon, était le gardien d’une coupe appartenant à un groupe
astrolâtre dont les chrétiens sont les héritiers. Voici cette histoire narrée
par le sage Kyot :
« Il fut un païen (il s’appelait Flegetanis),
Qui a été loué pour la richesse de ses connaissances,
Choisie dans la lignée de Salomon, né de la tribu d’Israël
Un sage connaisseur de la nature, donne du butin du Graal la première trace.
Flegetanis, de la bouche des Gentils, a donné une connaissance sage et sûre du
déclin et de la course des étoiles, lorsque chacune d’elle réapparaît,
Où tout le monde s’enfonce de haut en bas et quand il va faire son mouvement.
Le cycle des étoiles se montre, là où le cours de l’humanité tend.
Flegetanis le païen regardait, ce à quoi il s’est confié timidement,
Des étoiles qui s’allument et courent il tient un profond secret et va le
révéler :
Il y aurait une chose appelée le Graal.
Ainsi parla-t-il, trouvant le nom écrit dans les étoiles clairement.
"Il fut sur terre un troupeau, qui s’est à nouveau envolé vers les étoiles,
Parce que leur pureté les attirait chez eux.
La pierre doit maintenant venir dans le christianisme.
Avec l’élevage et la pure vertu : les bénédictions de l’honneur restent
pour les hommes, consacrées au service du Graal.
Ainsi Flegetanis écrivait-il à propos du Graal » [7].
* Je remercie Samra Azarnouche, titulaire de la chaire
des études zoroastriennes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, d’avoir attiré
mon attention sur l’intérêt de l’histoire de cet objet.
Quelques liens :
Doublet, J., Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys, Paris 1625.
Fischer A.,
“Introduction,” in Western Perspectives on the Mediterranean. Cultural Transfer
in Late Antiquity and the Early Middle Ages, 400–800 AD, ed. A. Fischer
and I. Wood, London : Bloomsbury, 2014.
Harmatta J. La Coupe de Xusrō et l’origine de la légende du Graal. In :
Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome
3, n°1, 1992. pp. 449-460.
Lamm Carl J.,
“Glass and Hard Stone Vessels,” in A Survey of Persian Art from Prehistoric
Times to Present, ed. Arthur Pope, 6 vols. (London :
Oxford University Press, 1938-1958), 3:2592–2606 (2595).
Villela-Petit I., La coupe d’orfèvrerie sassanide du Cabinet des
médailles : nouvelle attribution. In : Revue numismatique, 6e série -
Tome 171, année 2014 pp. 729-745.
http://medaillesetantiques.bnf.fr/w...
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Iran
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Histoire
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Culture
Publié le 07/10/2020
FLORENCE SOMER GAVAGE
Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de
Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans
en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de
télévision Kahkeshan TV où elle
a produit des documentaires culturels en persan. Cette activité lui a également
permis de voyager en Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des
reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du Nord (Maroc,
Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.
Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets de
Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour
pas été rassemblés ni systématiquement étudiés.
Notes
[1] Doublet, J., Histoire de l’abbaye royale de
Saint-Denys, Paris 1625, I, p.342.
[2] Voir Fischer, 2014, ix-xxiv.
[3] Irk : force, souveraineté et ir : homme.
[4] Pour un argumentaire détaillé, voir Villela-Petit,
2014.
[5] Livre des rois écrit en moyen-perse duquel s’inspire
le Šahnāmeh.
[6] Je laisse aux spécialistes le soin de déterminer dans
quelle mesure cette idée est plausible et me contente de rapporter le
raisonnement de Jean Harmatta.
[7] Traduction française du texte repris par K. Pannier
dans son ouvrage édité à Leipzig sans date « Parzival, Höfishes Epos von
Wolfram von Eschenbach ».
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