PORTRAIT DE ZEINA ABIRACHED, DESSINATRICE ET ÉCRIVAINE LIBANAISE
ARTICLE PUBLIÉ LE 21/02/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 21/02/2019
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Portrait-de-Zeina-Abirached-dessinatrice-et-ecrivaine-libanaise.html
Propos recueillis par
Mathilde Rouxel, à Beyrouth
Zeina Abirached est
une dessinatrice originaire de Beyrouth. Née en 1981 au cœur de la guerre
civile libanaise, elle se lance au tournant des années 2000 dans la bande
dessinée pour raconter son quotidien d’enfant dans les années de guerre. Son
troisième ouvrage, Mourir, partir, revenir – Le jeu des hirondelles fut
sélectionné au festival d’Angoulême et fut traduit en plusieurs langues. Elle
fut par la suite maintes fois primée, notamment pour son ouvrage Le
Piano oriental (2015), récit inspiré de la vie de son ancêtre,
inventeur d’un nouvel instrument de musique dans le Beyrouth des années 1960.
Elle publie cette année en co-écriture avec Mathias Énard son dernier roman
graphique, Prendre refuge.
Quelle a été votre formation ?
Je
suis née à Beyrouth où j’ai grandi et fait mes études. J’étais à l’Académie
Libanaise des Beaux-Arts en formation de graphiste option publicité. À
l’époque, la filière illustration n’était pas aussi développée qu’aujourd’hui.
J’ai fait « pub » par défaut, parce que j’avais envie de travailler
l’image.
Au
moment de mes études, en 2002, j’ai commencé à écrire et dessiner, comme saisie
par une urgence terrible de raconter un souvenir d’enfance dans une ville qui
était en pleine reconstruction. Le Beyrouth de mon enfance était en train de
disparaître et il me semblait qu’on me confisquait la ville une deuxième
fois : elle était déjà détruite au moment de mon enfance et j’ai à peine
eu le temps de m’habituer à sa réalité que déjà, on reconstruisait sans nous
demander notre avis. J’ai commencé à écrire et à dessiner dans un même élan,
pour garder une trace de ce que l’on avait vécu. Au Liban, aucun travail de
mémoire n’a été réalisé après la guerre civile. Dans les écoles, les manuels
scolaires s’arrêtent en 1975, ce qui n’a pas permis de construire une parole ou
un récit de la guerre.
Je
ne m’étais jamais dit que j’allais devenir auteure de bande dessinée – ce
n’était pas prémédité. Lorsque j’ai achevé mon premier récit graphique, il me
semblait tout de même important d’essayer de le publier. À partir du Liban,
j’ai commencé à envoyer des courriers à des éditeurs français qui
m’intéressaient. C’était la première fois que la Poste fonctionnait au
Liban : mes premières lettres étaient adressées à des éditeurs, et les
premières lettres que j’ai reçues étaient des lettres d’éditeurs ! Des
lettres de refus malheureusement, mais je ne me suis pas découragée. Après mon
diplôme, je ne me voyais pas travailler dans la publicité sans essayer de faire
autre chose avant – de la bande dessinée. J’ai donc pris l’avion jusqu’à Paris.
J’avais vingt-trois ans. À l’époque, et jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, sur Air
France et Middle East Airlines, nous n’avons droit qu’à un bagage de
vingt-trois kilos. J’y voyais un symbole – je ne pouvais prendre avec moi qu’un
kilo d’affaires par année vécue au Liban !
Je
me suis installée à Pris sans savoir combien de temps j’allais y rester. J’y
suis aujourd’hui depuis quatorze ans. J’ai trouvé un éditeur, je suis devenue
française, et la bande dessinée est assez rapidement devenue mon métier :
arrivée en 2004, mon premier livre, Beyrouth Catharsis, sortait en 2006.
Pourriez-vous revenir sur votre carrière
d’auteure ?
Mon premier livre, né dans ce
jaillissement de l’urgence et de cet élan très fort qui m’a animée au Liban,
est Beyrouth Catharsis. C’est un tout petit livre d’une trentaine
de pages sur une narration assez simple, sur un jeu de cadrages guidé par une
voix-off, sans dialogues. C’est l’histoire de la rue dans laquelle j’ai grandi,
la rue Youssef Samaani. En arrivant à Paris, j’ai poursuivi l’histoire de cette
rue en resserrant mon cadre sur mon immeuble du 38 rue Youssef Samaani.
Cet ouvrage est un livre-objet qui se déplie en trois parties – pour les trois
étages de l’immeuble –, chaque étage se dépliant également en deux. Il n’y a
pas de sens de lecture imposé. L’idée était de créer ainsi des liens entre les
personnages, à la manière dont se vivent les immeubles à Beyrouth, où tout le
monde se connaît, circule, partage. À nouveau, c’est un texte et non des
dialogues qui dirigent le récit.
Les premiers dialogues arrivent avec Le
Jeu des hirondelles, un ouvrage de 200 pages publié en 2007, mon premier
vrai roman graphique. Le cadre se resserre encore plus : nous sommes là
dans l’entrée du premier étage du 38 rue Youssef Samaani. Dans cette entrée se
retrouvent tous les voisins de l’immeuble, mon frère et moi. Cette nuit-là, mes
parents sont chez ma grand-mère, à deux pas de nous mais coincés par les
bombardements. Dans ce livre, je décris le huis clos imposé par la guerre, et
qui réunit tous ces voisins. Je raconte ce qu’ils se disent, les rituels mis en
place pour faire passer le temps et diminuer la tension de l’attente. Ce sont
des tranches de vie, la guerre racontée à partir du quotidien : on ne sait
rien, politiquement parlant, des conflits qui sévissent à l’extérieur – la
guerre est racontée en creux et reste perpétuellement hors champ.
L’année suivante, toujours chez
Cambourakis, je publiais Je me souviens Beyrouth, qui est un peu
une suite imprévue que j’ai eu envie d’écrire après ma lecture de Je me
souviens de Georges Perec. À la fin de son livre, Perec laisse quatre
pages blanches pour que le lecteur puisse écrire à son tour. Je me suis prise
au jeu, et je me suis rendue compte très vite que ces quatre pages vierges ne
suffiraient pas ! J’ai décidé d’en faire quelque chose. Il s’agit donc
d’une succession d’histoires plus ou moins courtes, qui commencent toutes par
« Je me souviens ». Je raconte là aussi la mémoire de Beyrouth et des
souvenirs de guerre civile, mais aussi des choses plus générationnelles, comme
Goldorak, la marathonienne des années 1980 Florence Griffith-Joyner (elle avait
de très longs ongles colorés), mais aussi l’emballage des Kit-Kat, les
cassettes audio et toute une réalité qui appartient à une génération précise
qui est la mienne. Je montre aussi des choses plus vastes, plus historique,
concernant la guerre et d’autres choses. Les souvenirs se développent aussi
selon une progression dans le temps – je suis petite au début du livre, et le
dernier souvenir date de 2006, lors de cette guerre de 33 jours à laquelle j’ai
assisté depuis Paris, puisque j’étais dans l’incapacité de renter.
J’ai ensuite publié un livre pour
enfant, Mouton, dont le dessin manifeste une petite incursion de la
couleur, alors que je travaille en général en noir et blanc. C’est le dernier
ouvrage publié chez Cambourakis ; j’ai ensuite changé d’éditeur pour
travailler avec Casterman. Je laissais derrière moi ce travail de mémoire sur
les années 1980 que j’avais construit avec mes livres précédents, pour entrer
dans une nouvelle phase de mon travail. J’ai publié en 2015 Le Piano
oriental, qui est une évocation de la double culture, du bilinguisme, ainsi
qu’une réflexion sur le sentiment provoqué par le fait de vivre dans un pays
dans lequel on n’est pas né. Le livre se développe sur un double récit :
un récit autobiographique et un récit inspiré par la vie de mon arrière-grand-père,
que je n’ai pas connu. La scène se passe toujours à Beyrouth, mais dans le
Liban des années 1950, celui de l’âge d’or que les générations nées dans la
guerre sont nostalgiques de ne pas avoir vécu.
Mon dernier ouvrage, qui vient de sortir,
est aussi une première fois : j’ai collaboré avec Mathias Énard pour Prendre
refuge. Avec ce livre, je quitte l’autobiographie et le Liban ; il
s’agit d’une fiction qui décrit deux histoires d’amour juxtaposées, l’une qui
se déroule à Bâmyân en Afghanistan en 1939 et l’autre de nos jours à Berlin
entre une jeune réfugiée syrienne qui vient d’Alep et un jeune berlinois qui ne
sait rien de l’Orient. Ce sont toujours des thèmes qui me sont familiers – le
lien entre l’Orient et l’Occident, la langue maternelle, l’identité, l’exil…
Mon expérience de l’exil m’a beaucoup servi à raconter l’histoire de Nayla,
cette jeune syrienne. La grande nouveauté de ce travail est dans la
co-écriture, qui m’a poussé à dessiner des choses que je n’avais jamais
dessinées jusque-là. J’ai un univers généralement plutôt urbain, fait de
cartes, d’architectures et de motifs ; ce roman m’a offert à portée de
main la montagne afghane, la roche, les bouddhas d’une part, et la ville de
Berlin d’autre part, que je connais bien mais qui me déporte un peu de mes
lieux habituels.
Que pouvez-vous dire de votre identité visuelle,
graphique ?
Elle
s’est imposée petit à petit. Le noir et blanc était présent tout de suite.
J’aime l’économie de moyens que ça nécessite : il permet de garder
l’essentiel. J’avais besoin de dénuder mon dessin, de me débarrasser de tout ce
qui n’était pas indispensable à la narration. Je tentais de trouver quelque
chose un peu à l’os, où tout est important dans l’image – le cadrage, les
lignes. Petit à petit, au fur et à mesure des livres, mon dessin s’est étoffé.
J’ai eu d’autres envies, notamment de travailler le motif, le rythme que le
noir et blanc induit, des pleines pages ou au contraire des pages très
découpées, des motifs qui reviennent, des répétitions, et de temps en temps des
choses très abstraites, que permet aussi le noir et blanc. Le noir et blanc
offre un langage qui permet de tricoter des choses très différentes, qui
permettent aussi de transmettre des choses sensorielles, qui ne s’expriment pas
seulement dans les onomatopées mais aussi dans le rapport au dessin, aux
aplats. On ne lit pas de la même façon une page qui est découpée en gaufrier et
une pleine page qui s’offre avec un panorama ou un ciel. Chaque récit apporte
aussi sa nouveauté graphique. C’est en cela que mes livres ne se ressemblent
pas totalement. Ils ont tous quelque
chose de graphiquement propre à eux.
Comment parleriez-vous
de votre engagement, en tant que personne et dans votre travail
d’artiste ?
En tant que personne, je
n’appartiens à aucun mouvement politique et je ne milite pas. J’ai beaucoup de
mal à réagir immédiatement à l’actualité, j’ai besoin de temps avant de me
prononcer. Je fais très peu de dessin de presse. Naturellement, je suis
l’actualité et je m’y intéresse – mais je suis plus intimement et
intellectuellement engagée que de façon active ou visible dans mon dessin. Il
est vrai que dans mes récits – et notamment dans le dernier, Prendre
refuge – la politique est partout présente, même si elle n’est pas
militante ; on parle de la trajectoire d’une femme syrienne en Europe,
avec beaucoup de poésie et énormément de choses en creux, mais le thème reste
engagé. Toutefois, je ne montre jamais les choses de façon frontale :
l’idée est de tourner autour du sujet et de proposer des pistes de lecture avec
de la poésie. Si c’est politique, je fais toujours un petit pas de côté dans la
restitution qui permet la poésie. Même dans mes récits sur la guerre du Liban,
je ne parle à aucun moment du contexte. Ma volonté était de montrer la guerre
en creux, et montrer plutôt ce qu’elle fait à l’intérieur des familles et dans
le quotidien que la violence qu’on a l’habitude de voir dans les médias. La
bande dessinée est à ce titre un art de choix : elle nous permet de jouer
avec les ellipses, le hors-champ, et offrir au lecteur l’espace de comprendre
des choses qui ne sont pas explicitement écrites et dessinées. Il remplit les
blancs. Ensuite, il revient à chaque lecteur d’approfondir s’il le souhaite.
Le noir et blanc joue aussi son rôle à ce
titre. J’écris des récits qui sont engagés dans un territoire, dans une époque
– Le Jeu des hirondelles raconte 1984 à Beyrouth Est, pendant
la guerre – mais qui ont la capacité d’ouvrir sur quelque chose d’un peu
« universel » qui permet de toucher des gens dont ce n’est absolument
pas l’histoire ni la mémoire.
Racontez-moi un souvenir marquant de votre vie
Je
peux vous raconter le jour où j’ai traversé la ligne de démarcation. C’était
après la guerre, ce n’était plus dangereux. Pendant les quinze années du
conflit, la ville nous était confisquée : on ne pouvait pas circuler
librement. Quand j’étais ado, j’ai eu envie de me l’approprier, et je me suis
mise à marcher, d’abord dans un périmètre très étroit autour de la maison, puis
de plus en plus loin. Je me souviens très bien du jour où j’ai traversé la
ligne de démarcation pour aller dans la rue d’en face, que je voyais de ma
fenêtre, mais qui était déjà de l’autre côté. J’ai constaté que la plaque de la
rue indiquait le même nom que ma rue. C’était assez bouleversant. La rue
Youssef Samaani continuait de l’autre côté.
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