La secte des Assassins : une stratégie du meurtre politique
α' και β' μέρος
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Par Arthur Deveaux-
-Moncel
Publié le 09/12/2021 • modifié le 10/12/2021 • Durée de lecture : 6 minutes
(Nizari Ismailism :
representation of Hassan-i Sabbah, founder of Hashishin sect, ordering to two
of his followers to kill themselves, Alamut, Persia 1094-1096) Gravure tiree de
"Les mysteres de la Franc-maconnerie" de Leo Taxil (1854-1907), 1887
Collection privee ©Isadora/Leemage.
Leemage via AFP
« Frères, lorsque l’heure du triomphe arrivera
avec, pour compagne, la bonne fortune dans ce monde comme dans l’autre, alors
un seul guerrier à pied pourra frapper de terreur un roi, posséderait-il plus
de 100 000 hommes à cheval » [1].
En 1090, Hasan-i Sabbâh prend possession du château
d’Alamut en Perse, et crée une secte ismaélienne connue sous le nom des
Assassins, qui perdurera jusqu’à environ 1260, après que le conquérant mongol
Hûlâgû ait négocié la réédition de Rukn al-Dîn et se soit emparé de l’ensemble
des châteaux.
La secte nourrit par la suite de nombreux fantasmes,
en partie véhiculés par Marco Paulo qui ramène en Europe nombre de légendes sur
les jardins d’Alamût, où le « Vieux de la Montagne » donnerait un
avant-goût du paradis à ses fidèles avant de leur donner pour ordre une
exécution. « Il avait fait enclore, en une vallée, entre deux montagnes,
le plus grand et le plus beau jardin qu’on vît jamais ; plein de tous les
fruits du monde. Il y avait là les plus belles maisons et les plus beaux palais
qu’on eût jamais vus, tout dorés et décorés de belles peintures. Il y avait des
canaux qui transportaient du vin, du lait, du miel et de l’eau. Et c’était
plein de dames et de damoiselles les plus belles du monde, qui savaient jouer
de tous les instruments, chanter à merveille et si bien danser que c’était un
délice de les voir. Et leur faisait croire, le Vieil, que ce jardin était le
Paradis. Et pour ce l’avait-il fait de la manière que Mahomet dit que sera le
Paradis, beaux jardins pleins de canaux de vin, de lait, de miel et d’eau et
pleins de belles femmes aux délices de chacun. Et pour les sarrasins
de ces contrées, c’était vraiment le Paradis » [2]. Par ailleurs, l’étymologie même du mot Assassins
est longtemps restée source de contes et légendes. Ainsi, le 19 mai 1809,
Sylvestre de Sacy rapporte que l’étymologie d’Assassin provient de l’arabe
ḥachîch, désignant le chanvre indien. Les dirigeants de la secte auraient donc
recours à l’usage de psychotropes pour motiver les Assassins. Si cette théorie
est très populaire, elle semble inexacte aux spécialistes pour qui
l’explication « la plus plausible est qu’il s’agissait d’une expression de
mépris, d’un jugement moqueur sur les croyances effrénées et le comportement
excessif des sectaires » [3].
Loin d’être des fous toxicomanes, comme les sources
seldjoukides de l’époque ont pu les présenter - ce qui donne un aperçu de la
difficulté de trouver des sources primaires fiables - la méthode des Assassins
repose sur l’obéissance, le dévouement à la cause jusqu’au martyr ainsi qu’à
des techniques de guerres asymétriques, dont l’assassinat politique.
Aussi, nous nous demanderons dans quelle mesure les
méthodes des Assassins leur ont permis d’influencer l’équilibre géopolitique
régional du golfe Arabo-Persique du XIème au XIIIème siècle. Répondre à cette
question nécessite de se pencher sur les deux grands piliers de la secte. D’une
part une idéologie inspirant les fidèles et encourageant les martyrs (I),
d’autre part une organisation capable de planifier la terreur comme arme
politique (II).
I. L’ismaélisme : une doctrine pour convertir des hommes et recruter
des martyrs
Le chiisme ismaélien des Assassins s’affranchit
progressivement de toute influence extérieure, jusqu’à constituer une religion
à part entière (A). La doctrine place les martyrs sur un piédestal (B).
A) Un chiisme ismaélien s’affranchissant progressivement
A la mort du Prophète en 632, la question de la
succession divise ses compagnons. Les partisans d’Ali, gendre et cousin de
Mohamed, deviennent les premiers chiites. Après la mort du quatrième imam en
661, les chiites s’affirment indépendants et ne reconnaissent qu’Ali et ses
descendants comme successeurs légitimes de Mohamed. À la mort du sixième imam
après Ali en 765, Ja’far al-Sâdiq, une partie des chiites considère le fils
aîné Ismâ’îl comme légitime, tandis qu’une autre partie reconnait son frère
cadet Mûsâ al-Kâzim comme septième imam : ses disciples sont les chiites
duodécimains. La dynastie des Fatimides qui régna sur l’Afrique du Nord
(909-1048) et sur l’Égypte (969-1171) fait partie des chiites ismaéliens.
Hasan-i Sabbâh nait à Qum, en Perse et se convertit à
l’ismaélisme suite à la rencontre en particulier d‘Abd al-Malik Ibn ‘Aṭṭâch,
chef de la mission ismaélienne en Perse occidentale et en Irak, qui lui
recommande de se rendre au Caire. Avant cela, certaines sources présentent
l’arrivée d’Hasan à la cour du Sultan, au point de devenir un rival du vizir
Niẓâm al-Mulk, qui l’aurait habilement évincé, comme narré dans Samarcande,
d’Amin Maalouf. Finalement reçu au Caire par de hauts dignitaires fatimides le
30 août 1078, il parcourt ensuite la Perse, à partir de 1081, au service de la
mission (da’wa). La secte existe concrètement à partir de 1090, date de la
prise d’Alamut. Si le mouvement reste proche de la dynastie fatimide, les
relations sont rompues à partir de 1094. À la mort du calife fâtimide
al-Mustanṣir, imâm du temps et chef de la foi, en effet, un conflit de
succession divise les deux mouvements ismaéliens. Les ismaéliens de Perse
refusent de reconnaître al-Musta‘lî et lui préfèrent son frère aîné, Nizâr. Après
cette rupture, la communauté ismaélienne de Perse perd le soutien de ses
anciens maîtres du Caire.
L’émancipation de la religion des Assassins nizârites
leur sert à obtenir une obéissance complète des sujets. En effet, comme
l’explique Bernard Lewis « la doctrine ismaélienne est fondée sur le
principe d’autorité absolue. Le croyant n’a aucun libre arbitre ; il doit
suivre le ta‘lîm, c’est-à-dire l’enseignement reconnu. La source
fondamentale de l’autorité était l’imâm ; la source immédiate était son
représentant accrédité » [4]. Un récit rapporté par Guillaume de Tyr témoigne de
l’obéissance totale des Assassins. Alors que le comte Henri de Champagne est
reçu par le « Vieux de la Montagne » en 1198, ce dernier ordonne à
deux de ses hommes de se jeter du haut des remparts afin de lui montrer le
dévouement total des Assassins à la cause.
L’émancipation prend également la forme de lutte
contre la dynastie fâtimide, organisation rivale au sein des ismaéliens. Ainsi,
en 1121, al-Afḍal, vizir et chef des armées, principal responsable de la
dépossession de Nizâr, est assassiné au Caire. Si la rumeur s’en prend
inévitablement aux Assassins, un chroniqueur damascène de l’époque la qualifie
« d’affirmation en l’air et d’absurdité sans fondement ». Puis, en
1130, dix Assassins tuent le calife fâtimide al-‘Amîr.
Par ailleurs, le 8 août 1164 constitue le parangon de
l’indépendance du culte nizarite des Assassins. Le quatrième Grand Maître,
Hasan, proclame en effet la Résurrection, mettant ainsi fin à la Loi islamique
au cours d’un banquet en plein mois de Ramadan, le dos tourné à La Mecque, le
vin coulant à flots. Le seigneur d’Alamût devient alors « comme le vicaire
de l’imâm et la Preuve Vivante ; en tant que messager de la Résurrection
(qiyâma), il est le Qâ‘im » [5], message qui
sera transmis dans tous les territoires ismaéliens. En sus, les Assassins
jouissent de prédicateurs propres et d’une organisation religieuse hiérarchisée.
Aussi, lorsqu’ils décident de s’implanter dans une région, ils tentent de
convertir la population à leur religion afin de s’assurer de son soutien.
B) Les ressorts religieux et anthropologiques de la figure du martyr
ismaélien
Le martyr est défini dans La 9ème édition du Dictionnaire
de l’Académie française comme une « personne qui a souffert des
tourments ou perdu la vie pour sa foi ou pour une cause à laquelle elle s’est
sacrifiée », le mot martyr apparait en 1050 ap. J.-C. et trouve son
étymologie dans le mot grec martus, signifiant témoin. La première
apparition, au sens clair de « mort entre les mains d’une autorité
séculière hostile » relève du récit de Polycarpe en Asie Mineure
occidentale autour de l’an 150. Les premiers siècles de notre ère voient se
multiplier les martyrs chrétiens au cours de jeux du cirque, donnant une
visibilité certaine à la religion : « Sang des martyrs, semence des
églises » écrit Tertullien au IIIème siècle après J.-C.
D’un point de vue anthropologique, René Girard
perçoit, dans le sacrifice, le fondement de l’ordre social et des
institutions ; le sacrifice est un acte social et c’est la violence qui
constitue le cœur véritable du sacré [6]. Pour Jean Marie Apostolidèse, dans Héroïsme
et victimisation, « les individus qui ordonnent le sacrifie en tirent
un surcroît de prestige et trouvent dans cette cérémonie la source de leur
autorité et de leur domination sur le reste du groupe. La communauté se
constitue à partir des personnes monopolisant d’une façon directe ou indirecte
le sacrifice ». Concernant le chiisme, traditionnellement, les imams sont
de grands martyrs dont la commémoration annuelle fait partie des rites sacrés.
La Laylatoghadre (Nuit du Destin) remémore l’assassinat de
l’imam Ali, tandis que l’Achoura raconte le massacre d’Hussein ibn Ali,
troisième imam chiite, fils d’Ali, et de ses 72 compagnons par le calife
Omeyyade Yazid en 682.
Faire des Assassins des martyrs - le combattant ne
doit pas tenter de s’échapper - s’inscrit dans ces perspectives et poursuit par
ailleurs un double objectif : montrer à l’ennemi la détermination totale
de la secte d’une part et servir d’exemple aux suivants et aux spectateurs
d’autre part. Rachîd al-Dîn et Kâchânî citent les chroniques ismaéliennes
locales d’Alamût dans lesquelles « il existe une liste d’honneur des
assassinats, mentionnant le nom des victimes et celui de leurs pieux
exécuteurs ».
À force de persuasion et de conviction, la secte
dispose donc de personnes prêtent à tuer les ennemis désignés et à mourir pour
la cause. Toutefois, l’impact des Assassins n’aurait pas été le même s’ils
n’avaient soigneusement bâti une organisation capable de frapper les empires en
plein cœur.
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Iran
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Histoire
Publié le 09/12/2021
ARTHUR DEVEAUX- -MONCEL
Arthur Deveaux- -Moncel est étudiant au Magistère de
Relations internationales et Action à l’étranger (MRIAE) de l’Université Paris
1 Panthéon Sorbonne. Ses travaux universitaires sont complétés par différentes
recherches de terrain réalisées en particulier lors d’un échange auprès de
l’Université Saint Joseph (USJ), à Beyrouth.
Notes
[1] W. Ivanow, « An Ismaili poem in praise of Fidawis », in
JBBRAS, XIV, 1938, p. 71.
[2] Marco Paulo, Le Devisement du monde, F. Maspero, Paris, 1981, I,
p.116.
[3] Lewis, Bernard. Les Assassins : Terrorisme et politique dans
l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition) (p. 36). Les
Belles Lettres.
[4] Lewis, Bernard. Les Assassins : Terrorisme et politique dans
l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition) (p. 79). Les
Belles Lettres. Édition du Kindle.
[5] Idem (p. 88).
[6] René Girard, La violence et le sacré, 1972.
Δεύτερο μέρος:
II. La mise en place d’une organisation planifiant la
terreur comme arme politique
L’organisation logistique des Assassins repose sur le
contrôle de places fortes permettant d’entrainer des combattants et de résister
face à la puissance d’ennemis militairement supérieurs (A). La méthode d’action
relève d’une technique de guerre asymétrique, signature caractéristique de la
secte : l’assassinat (B).
A) Contrôler des places fortes : base de lancement des
opérations
Les déplacements d’Hasan-i Sabbâh à partir de 1081
visaient, en dehors de la conversion, à trouver un quartier général « une
forteresse éloignée et inaccessible d’où il pourrait avec impunité mener sa
guerre contre l’Empire seldjoukide ». Son choix se porta finalement sur le
château d’Alamût, bâti à plus de 1800 mètres d’altitude, sur la crète d’un
rocher au cœur du massif de l’Elbourz. En 1090, il prit Alamut une fois que ses
fidèles eurent emplit la place et donna 3000 dinars-or en dédommagement au
propriétaire. Plus jamais il ne descendit du rocher jusqu’à sa mort.
Au cœur de zones montagneuses, les Assassins
s’emparent progressivement de places fortes du voisinage dans le district du
Rûdbâr dans un premier temps, puis plus au sud-est dans la région du Kûhistân,
en particulier grâce à Ḥusayn Qâ‘inî, fameux propagandiste. Autres exemples :
prise de Lamasar en 1096, de la forteresse de Girdkûh, ou encore de la
forteresse de Châhdiz, dressée sur une colline à proximité de la grande cité
d’Ispahan, fief du sultan seldjoukide.
Conquérir des places fortes permet de collecter
l’impôt sur les vallées, d’en recueillir les récoltes, de servir de base
d’entrainement - les Assassins étudient notamment la religion, le déguisement,
et l’entrainement armé - ou de planification des opérations, mais également à
résister aux contre-attaques inévitables des puissants ennemis.
Ainsi, en 1092 pour la première fois, les Seldjoukides
tentent de s’opposer par la force à la menace ismaélienne. Le grand sultan
Malik Châh, seigneur suprême des chefs et princes seldjoukides, envoya deux
expéditions, l’une contre Alamût, l’autre contre le Kûhistân. Si toutes deux
sont repoussées, d’autres sièges se succèdent, dont d’importantes campagnes
menées par Muḥammad Tapar, prenant la forteresse d’Ispahan à partir du 2 avril
1107, jusqu’à la capture d’Ibn ‘Aṭṭâch. Par ailleurs, à partir de 1110 et «
pendant huit années consécutives, ses troupes se rendirent au Rûdbâr pour y
détruire les récoltes, et les deux camps se livrèrent bataille. Quand on sut
que Ḥasan et ses hommes manquaient de forces et de vivres, [le sultan Muḥammad],
au début de l’an 511 (1117-1118), nomma à la tête de ses troupes l’atabek
Nuchtegin Chîrgîr et lui ordonna de commencer le siège des châteaux » [1]. En
1118, à la mort du sultan Muhammad à Ispahan, les sièges prennent fin, sans
aboutir.
De même, lorsque les Assassins décident de s’étendre
en Syrie, ils suivent la même méthode qu’en Perse : obtenir des citadelles.
L’entreprise sera toutefois plus difficile et il leur faudra presque cinquante
ans pour former un groupe de forteresses dans le Djebl Bahrâ’. Leurs places
feront également l’objet de sièges, par exemple ceux menés par Saladin dans les
années 1170 en particulier celui d’A’zâz. Cependant, en Syrie, l’organisation
compte davantage sur les villes ; en particulier Alep et Damas avec la
complicité des chefs des villes. Cette stratégie se heurte à l’inquiétude de
hauts responsables qui, lorsqu’ils jugent la secte trop puissante, ordonnent le
massacre de ses partisans.
Le sort des Assassins est tellement lié à celui de
leurs citadelles que leur perte sera fatale. Ainsi, lorsque le dernier Grand
Maître Rukn al-Dîn négocie sa reddition auprès d’Hûlâgû il obtient la vie de
ses fidèles en échange du démantèlement progressif de l’ensemble de ses
forteresses. Si à Alamût et Lamasar les commandants refusent de se soumettre,
les places tombent en 1256 et 1258 et Rukn al-Dîn, devenu inutile, est
assassiné. Les Assassins semblent avoir continué d’exister quelques années,
peut-être en louant leurs services aux mamelouks comme l’avancent certaines sources
[2], jusqu’en 1273.
B) Le meurtre politique : recours à des techniques de
guerre asymétrique
« Le meurtre politique suit l’avènement du pouvoir
politique : l’autorité appartient alors à un individu et l’élimination de cet
individu apparaît comme le moyen simple et rapide d’effectuer un changement
politique. » [3]. Ainsi, le tyrannicide était déjà bien connu à l’époque, et
défendu par exemple dans Le livre de Judith. Si les Assassins n’ont donc pas
inventé le meurtre politique, ils l’ont toutefois réalisé à un niveau jamais
atteint alors.
Les victimes des Assassins appartenaient à deux
grandes catégories : d’une part, celle des princes, officiers et ministres ;
d’autre part, celle des cadis et autres dignitaires religieux, ainsi qu’un
groupe intermédiaire composé des préfets des villes. Le premier grand meurtre
de la secte est celui du vizir Niẓâm al-Mulk Tûsî le 16 octobre 1092, assassiné
par un fidâ’i déguisé en soufi qui le frappe avec un couteau. Au total, « la
liste d’honneur des Assassins citée par les chroniques d’Alamût mentionne près
de cinquante assassinats ». Ainsi entre 1101 et 1103, la liste d’honneur
mentionne l’assassinat du mufti d’Ispahan dans l’antique mosquée de la cité,
celui du préfet de Bayhaq et celui du chef des Karrâmiyya, ordre religieux
militant anti-ismaélien, dans la mosquée de Nîchâpûr. En 1108-1109, ils
abattaient ‘Ubayd Allâh al-Khaṭîb, cadi d’Ispahan et farouche adversaire des
ismaéliens.
Une fois leur réputation établit, nombre de
représentants seldjoukides n’osent plus sortir sans être lourdement gardés,
portant côte-de-maille et armure. Cette capacité à être craints leur a souvent
permis de négocier. Par exemple, un récit de Juvaynî témoigne d’une mésaventure
de Sanjar, expliquant en partie sa tolérance à l’égard de l’indépendance
ismaélienne : « Ḥasan-i Ṣabbâḥ envoya des ambassadeurs demander la paix mais
ses offres furent repoussées. Alors, par toutes sortes d’artifices, il acheta
la protection de certains courtisans du sultan ; il soudoya l’un de ses
eunuques moyennant une importante somme d’argent, et lui fit parvenir un
poignard qu’une nuit l’eunuque planta dans le sol à côté du lit où reposait le
sultan, plongé dans un sommeil d’ivrogne. Lorsque le sultan se réveilla et vit
le poignard, il fut saisi de crainte, mais ne sachant qui soupçonner, ordonna
de tenir l’affaire secrète. Ḥasan-i Ṣabbâḥ envoya alors un messager porteur du
message suivant : “N’eussé-je voulu du bien au sultan que cette dague plantée
dans le sol dur eût été enfoncée dans sa douce poitrine.” [4]. De même, Saladin
subit deux tentatives d’assassinat en décembre 1174 ou janvier 1175 lors du
siège d’Alep, puis le 22 mai 1176 alors qu’il assiégeait A’zâz. Si, en août
1176, Saladin commence le siège de Masyâf en représailles, le retrait de ses
troupes intervient rapidement et nous n’avons pas connaissance d’autres actions
ouvertes contre la secte ; certaines sources avancent donc que les deux parties
ont passé un accord [5].
Les relations des croisés avec les Assassins semblent
avoir été relativement pacifiques, certains Assassins ayant même trouvé refuge
en territoires croisés. Ils firent toutefois deux victimes : vers 1130, le
comte Raymond II de Tripoli, puis, le 28 avril 1192, Conrad de Montferrat, roi
de Jérusalem, est assassiné par des Assassins déguisés en moines chrétiens. Les
sources divergent : pour certains le meurtre aurait été commandité par le roi
d’Angleterre, pour d’autres par Saladin. Enfin, différentes sources affirment
que les rois de France ou d’Angleterre se seraient offerts les services de
l’organisation afin de tenter de s’éliminer mutuellement.
Conclusion
Au terme de notre réflexion, nous pouvons conclure de
prime abord que la méthode des Assassins semble avoir porté ses fruits : en
supprimant des personnalités publiques importantes, ils ont réussi à créer des
luttes de succession affaiblissant la dynastie seldjoukide, ou faisant régner
la terreur parmi leurs ennemis, les obligeant à négocier avec eux. Si leur
méthode fut aussi influente c’est sans doute puisque, comme l’explique Bernard
Lewis « L’élimination physique d’un individu par un Assassin n’était pas
seulement un acte de piété ; elle avait aussi une valeur rituelle, presque
sacramentelle. Il est significatif que, dans tous les assassinats qu’ils
perpétrèrent en Perse comme en Syrie, les Assassins utilisèrent toujours le
poignard, jamais de poison ni de projectiles ; or, dans nombre de cas, il eût
été certainement plus facile et plus sûr de les employer. Par ailleurs,
l’Assassin est presque toujours capturé et en général ne tente pas de
s’échapper ». Autrement dit, la méthode des Assassins semble correspondre aux
théories de René Girard d’après lequel les dimensions du sacrifice humain et du
meurtre rituel seraient les fondements de toute institution humaine ; ceci
expliquerait donc l’engouement que la secte a pu recueillir.
Néanmoins, sur le temps long, il semble que la méthode
des Assassins ait échoué, Bernard Lewis qualifie même leur action d’« échec
total » et avance « ils ne renversèrent pas l’ordre établi ; ils ne réussirent
même pas à tenir une seule ville d’importance. Leurs domaines ne furent jamais
que de petites principautés qui subirent ensuite la conquête et leurs adeptes
ont fini par constituer de modestes et tranquilles communautés de paysans et de
marchands, une secte minoritaire parmi d’autres. ».
Finalement, la méthode des Assassins leur a survécu.
Sans mentionner la kyrielle d’exemples d’assassinats politiques et
d’instrumentalisation de la terreur, des techniques de guérilla maoïste comme
batir el campo utilisées par le Sentier lumineux au Pérou, observent certaines
similitudes avec la prise de forteresses inaccessibles par les Assassins.
Bibliographie :
- AL-DIN Kamâl, Zubda, Ms. Paris, Arabe 1666, fol.
193b suiv.
- BOMATI Yves, HOUCHANG Nahavandi, Iran, une histoire
de 4000 ans, « 12. L’invention du terrorisme politique : Hassan Sabbah et « les
Assassins », p.162-175, 2019.
- IVANOW W.« An Ismaili poem in praise of Fidawis »,
in JBBRAS, XIV, 1938, p. 71.
- JUVANI, p. 212/681 ; Rachîd al-Dîn, p. 126-132 ;
Kâchânî, p. 141 suiv. ; Ibn al-Athîr, anno 511, x, p. 369-70/ix.
- LEWIS Bernard. Les Assassins : Terrorisme et
politique dans l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition).
Les Belles Lettres.
- MAALOUF Amin, Samarcande, 1988.
- MILIMONO Christine, La secte des Assassins XIe-XIIIe
siècle : Des martyrs islamiques à l’époque des croisades : Des
"martyrs" islamiques à l’époque des croisades, L’Harmattan, Paris,
2009.
- PAULO Marco, Le Devisement du monde, F. Maspero,
Paris, 1981, I, p.116.
- GIRARD René, La violence et le sacré, 1972.
Sites internet :
France inter, La marche de l’Histoire, « La secte des
Assassins », mardi 26 juillet 2011 avec Anne-Marie Eddé
https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-26-juillet-2011
France inter, La marche de l’Histoire, « Le mystère
des Assassins », mercredi 17 octobre 2012
https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-17-octobre-2012
France Culture https://www.franceculture.fr/histoire/Assassins-la-secte-derriere-le-mot
IranHistoire
Publié le 10/12/2021
Notes
[2] « Et quand le sultan veut envoyer l’un d’eux pour
assassiner un de ses ennemis, il lui donne le prix de son sang ; et s’il se
sauve après avoir accompli ce qu’on exigeait de lui, cette somme lui appartient
; s’il est tué, elle devient la propriété de ses fils. Les ismaéliens ont des
couteaux empoisonnés avec lesquels ils frappent ceux qu’on leur ordonne de
tuer. Mais quelquefois, leurs stratagèmes ne réussissent pas et ils sont tués à
leur tour. » Ibn Baṭṭûṭa, Voyages, édité et traduit par Ch. Defrémery et B. R.
Sanguinetti, I, Paris, 1853, p. 166-167 ; trad. anglaise par H. A. R. Gibb, The
travels of Ibn Battuta, I, Cambridge, 1958, p. 106.
[3] Lewis, Bernard. Les Assassins : Terrorisme et
politique dans l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition)
(pp. 129-130). Les Belles Lettres. Édition du Kindle.
[4] Juvaynî, p. 213-215/681-682 ; cf. Rachîd al-Dîn,
p. 123 ; Kâchânî, p. 144. Un auteur ismaélien syrien relate l’histoire du
message.
[5] Kamâl al-Dîn relate : « Mon frère (Dieu lui fasse
miséricorde) me raconta que Sinân avait envoyé un messager à Saladin (Dieu lui
fasse miséricorde) lui ordonnant de ne délivrer son message qu’en privé. Saladin
le fit fouiller et, n’ayant rien trouvé de dangereux sur lui, renvoya
l’assemblée à l’exception de quelques-uns et lui demanda de dire son message.
Celui-ci répliqua : “Mon maître m’a commandé de ne le délivrer [qu’en privé].”
Alors Saladin fit partir tout le monde, hormis deux mamelouks, puis déclara :
“Donne-nous ton message.” L’autre répondit : “J’ai reçu l’ordre de ne le
délivrer qu’en privé.” Saladin répliqua : “Ces deux hommes ne me quittent
jamais. Si tu le veux, délivre ton message, sinon, retourne-t’ en.” Alors il
dit : “Pourquoi ne renvoies-tu pas ces deux hommes-là comme tu as renvoyé les
autres ?”, et Saladin répondit : “Je les considère comme mes propres fils ; eux
et moi sommes comme une seule personne.” Le messager se tourna alors vers les
deux mamelouks et leur dit : “Si je vous ordonnais au nom de mon maître de tuer
le sultan que voici, le feriez-vous ?” Ils répondirent qu’ils le feraient et,
tirant leur épée, déclarèrent : “Ordonne ce que tu veux de nous.” Le sultan
Saladin fut stupéfait et le messager partit, les emmenant avec lui. Alors,
Saladin se disposa à faire la paix et à entretenir avec lui des relations
amicales. Dieu est le meilleur juge13. » Kamâl al-Dîn, Zubda, Ms. Paris, Arabe
1666, fol. 193b suiv.
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