Entretien avec Jean-Charles Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Ibn Ḥawqal : un cartographe sur la route
Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
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Publié le 14/12/2021 • modifié le 14/12/2021 • Durée de lecture : 9 minutes
Mappemonde d’Ibn Ḥawqal, Istanbul, Topkapı Saray A. 3012
Les voyages sont la nourriture des yeux, de l’âme et la promesse de
l’accomplissement de l’homme curieux du monde que fut Ibn Ḥawqal. Là où il passe,
nous lisons le monde qui l’entoure telle une caméra en mouvement, à l’affût des
détails et des impressions générales à la fois. Conseiller des princes,
observateur des marchands et des ports, allant de bateau en caravane, de désert
en île luxuriante, ce voyageur est poussé par le désir de connaître l’autre et
ses coutumes, les activités du quotidien et les appartenances religieuses.
Inlassablement, le long d’une vie dont on ne reconstitue le puzzle que dans ses
observations du monde musulman du Xème siècle, il cherchera à donner à voir une
succession de cultures, de langues, d’histoires et de pratiques diverses ;
autant de représentations du réel qu’il fera tenir sur des cartes.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement
et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes
médiévales, Jean-Charles Ducène se lance sur les traces, souvent minces, de ce
géographe qui sillonne le monde pour en peindre et définir les contours.
Que sait-on de la vie
et des voyages de ce géographe ?
A vrai dire, peu de choses hormis ce qu’il nous dit dans son traité de
géographie. Il est sans doute originaire du nord de l’Iraq, de Nisibe,
aujourd’hui Nusaybin en Turquie. Il passa probablement sa jeunesse en
Mésopotamie car il était à Madaïn en 932 et déjà à Bagdad en 937. Sa manière
d’écrire, sa culture témoignent d’une excellente formation acquise dans la
capitale du califat car il part pour son exploration du monde musulman de
Bagdad en mai 943 – sans doute âgé de vingt-cinq à trente ans –. On le retrouve
dans l’actuelle Tunisie, à Mahdiya, en 947, il est en Andalus de 948 à 951, où
il rencontre le médecin de confession juive et ministre du calife omeyyade ‘Abd
al-Rahman III, Hasday ibn Shaprout (m. vers 970). Il renseigne Ibn Ḥawqal sur
les populations européennes d’au-delà des Pyrénées. Notre voyageur est ensuite
à nouveau au Maroc, à Sijilmasa en 951. Il continue vers le sud pour atteindre
la Mauritanie actuelle en 952-953. Il repasse alors en Egypte et on le retrouve
en Arménie et en Azerbaïdjan vers 955. En 961, il relate être à Bassora puis
donne des informations sur le Fārs. Dans la décennie qui suit, il est déjà en
Transoxiane, à Boukhara, dans l’entourage du prince ghaznévide Ibrāhīm ibn
Alptakin (m. 965), chez qui il récolte des informations sur les Turcs. Et il
rédige une première version de son ouvrage qu’il dédie au seigneur d’Alep, Sayf
al-Dawla (m. 967). Il reprend par la suite manifestement ses voyages puisqu’il
traverse l’Iran en des circonstances inconnues pour être au Khwārezm – aujourd’hui
au nord-ouest de l’Ouzbékistan – en 969. Il n’y reste pas car la même
année, il est en Iraq, visitant Nisibe, Mossoul, Wassit, Koufa et finalement le
Khouzistan où il y subit la sécheresse d’un fleuve qui l’oblige à achever son
trajet à pied. Vers 970-971, il se dirige derechef vers le Maghreb en passant
par l’Egypte. En 973, il est à Palerme mais il avoue être en Sicile depuis déjà
un an à cette date. Il déclare avoir vu tous les volcans de l’île. Il doit être
repassé par l’Egypte car il prend note d’événements qui s’y déroulent vers
cette époque. Un an plus tard, en 974, selon Ibn Khaldūn, il participe à une mission diplomatique pour l’émir hamdanide de Mossoul,
Abū Taġlib, auprès du chambellan de l’émir Bouyide ‘Izz al-Dawla. La critique
interne a montré par ailleurs que l’ouvrage a été terminé en 988. De manière
incidente, sans que l’on puisse toujours dater ses séjours, ses observations
attestent qu’il est le premier géographe voyageur à avoir pérégriné de
l’Andalus à l’ouest jusqu’à l’est de l’Iran, en passant tant par les régions
centrales comme l’Egypte ou l’Iraq, que les régions périphériques comme la
Transcaucasie – il séjourne à Tbilisi. Il est cependant douteux qu’il soit allé
au nord de l’Inde.
En quoi ses voyages
ont-ils eu un impact sur son œuvre ?
L’auteur a lu un certain nombre de géographes – dont al-Iṣṭakhrī (milieu Xe
s.) – et d’autres savants comme Abū Ḥanifa al-Dinawarī (m. fin IXe s.) et al-Farabī (m. 950) qu’il considère comme un grand philosophe et dialecticien
mais il tient à baser sa connaissance des régions et la représentation qu’il
s’en fait sur son expérience personnelle, d’où la nécessité du voyage. Selon
son propre aveu, sa curiosité était aiguillonnée depuis sa jeunesse par la
diversité des comportements dans les différentes régions du monde musulman et
les modes de subsistance, sans qu’il en dise plus. Il a d’abord interrogé les
voyageurs de passage mais il constate souvent des contradictions entre eux ou
des erreurs. Et il se montre aussi méfiant des informateurs originaires des
différentes régions car partiaux d’après lui. Il décide alors de voyager pour
connaître par lui-même les régions du monde musulman. A la différence
d’al-Iṣṭakhrī, il ajoute des digressions historiques. De la sorte, si pour
l’Orient il est original dans les détails répétant al-Iṣṭakhrī pour les
généralités, il est le premier à donner une description du Maghreb, de
l’Andalus et de la Sicile de visu. Il consacre d’ailleurs à l’île une
monographie, qui n’a pas été conservée.
Dans des entretiens
antérieurs, vous nous avez indiqué que des éléments de la personnalité de
l’auteur pouvaient s’entrevoir dans son œuvre écrite. Qu’en est-il dans ce cas
précis ?
C’est un exercice difficile car le « moi » individuel trouve peu
de place pour s’exprimer dans la littérature arabe avant le XIIe siècle et Ibn
Ḥawqal est avare en réflexions subjectives, quoique lorsqu’il recopie
al-Iṣṭakhrī il passe au « je » là où son prédécesseur préférait le
« nous ». Ce sont ses partis pris, ses indignations ou ses critiques
qui peuvent révéler des parts de sa personnalité. Il considère que les Andalus
sont de piètres militaires et critique le niveau des instituteurs en Sicile. Il
rappelle l’origine ici ou là des savants mu’tazilites, ce qui peut laisser
entendre qu’il n’était pas opposé à cette tendance rationaliste de la pensée
musulmane, d’autant que son œuvre montre une confiance dans le rationnel et
l’effort de la recherche de celui qui veut comprendre. Il relate le destin et
la fin tragique du mystique al-Ḥallaǧ (m. 922) et il récrimine contre les
Qarmates. Son aisance avec les chiffres de l’administration et les régimes
fiscaux peut indiquer une formation préalable dans les bureaux de l’Etat.
Mais Yāqūt (m. 1229) et al-Qazwīnī (m. 1283) l’appellent le « commerçant de Mossoul » et vu
son intérêt pour les informations économiques, qu’il récolte auprès des
collecteurs d’impôts ou en tous cas, auprès de l’administration, il semble
aussi s’y connaître en négoce. Il montre également un intérêt pour les monnaies
locales. On ne le considère plus aujourd’hui comme un propagandiste fatimide,
tout au plus montre-t-il des inclinations politico-religieuses différentes tout
au long de son œuvre. Mais il est certain qu’à partir de 969-970, il fréquente
les cours princières des Hamdanides d’Alep, des Hamdanides de Mossoul, des
Samanides de Boukhara, des Bouyides d’Ispahan et des Farghounides
d’Afghanistan. On a vu qu’il était assez proche de l’émir de Mossoul pour
effectuer une mission diplomatique pour lui. Cette proximité des puissants ne
l’empêche pas d’être critique envers ceux qui auraient une politique qui
détériorerait la prospérité de leurs sujets ou qui se montreraient
prévaricateurs. Enfin, il rapporte avoir été profondément choqué par un
armateur à Bassora qui aurait fait montre envers lui de dédain alors qu’il lui
apportait une lettre avant de s’en excuser, affront qu’il a d’autant plus de
mal à accepter lui qui a été proche de princes.
Quel est son apport en
tant que cartographe ?
Au IXe siècle la cartographie arabe émerge comme une adaptation de la
cartographie de Ptolémée, c’est-à-dire que le cartographe dessine une carte des
terres émergées en tâchant de réunir le plus de coordonnées en longitude et
latitude. Un siècle plus tard, avec un géographe-voyageur du nom d’al-Isṭakhrī
(qui écrit entre 932 et 961), les choses changent puisque celui-ci décide de
dessiner une série de cartes focalisées chacune sur une province du monde
musulman, le tout précédé d’une mappemonde universelle. Ibn Ḥawqal se situe dans
sa lignée. Il avoue lui-même avoir beaucoup lu avant de se mettre en route et
il connaît manifestement Ptolémée. Mais surtout, il relate avoir rencontré
al-Iṣṭakhrī, qui était plus vieux d’une génération, et que les deux hommes
auraient comparé leurs cartes – ce qui induit qu’Ibn Ḥawqal en avait déjà
dessiné – et qu’al-Iṣṭakhrī aurait confessé que celles de l’Occident musulman
d’Ibn Ḥawqal étaient meilleures que les siennes et qu’il pouvait les corriger.
Nous ne connaissons pas l’opinion d’al-Iṣṭakhrī qui ne parle pas de cette
rencontre et de ce « legs » intellectuel, mais la comparaison des
textes et des cartes des deux auteurs montre qu’Ibn Ḥawqal a un peu enjolivé
l’histoire car il est très dépendant de son prédécesseur dès la première
version de son ouvrage, écrite vers 966, ne serait-ce que pour le plan et les
cartes. Et si, pour les provinces orientales, ce lien est toujours perceptible
dans les versions ultérieures, il est évident qu’Ibn Ḥawqal y ajoute ses
propres observations. Il garde néanmoins de son modèle la structure de son
ouvrage, à savoir une introduction décrivant l’œcoumène (voir illustration),
puis une vingtaine de chapitres, chacun consacré à une province du monde
musulman, chaque fois accompagné d’une carte régionale spécifique. Notons que
pour l’Occident musulman, il est dès l’abord innovateur, et les différentes
versions de ses cartes montrent une volonté constante de révision. Comme il
l’écrit lui-même, le dessin de ses cartes est pensé comme une visualisation des
formes que le texte aurait du mal à décrire en détail sans ambiguïté. Les
localités sont situées relativement les unes par rapport aux autres, parfois le
long de routes qui reprennent les itinéraires du texte. Dans certains cas, il
dessine les montagnes ainsi que les grands fleuves comme le Nil, le Tigre ou
l’Euphrate, en tâchant de reproduire fidèlement les méandres de leurs deltas.
Quels sont les éléments
qui attirent sa curiosité ?
Il témoigne d’une passion pour l’activité des hommes, nous laissant un
véritable portrait dynamique du monde musulman du Xe siècle. Il s’intéresse aux
modes de subsistance des populations, aux productions locales, artisanales et
agricoles, au commerce, aux importations et exportations. Il traite ainsi
régulièrement de la fabrication des textiles et des tissages locaux, des
différentes productions agricoles ou des produits transformés comme le sucre
extrait de la canne à sucre qui se répand alors en Iran. En particulier, il
s’arrête sur le transit des esclaves francs et des eunuques slaves par l’Andalus.
Au nord de l’Iran, il relève l’arrivée ou plutôt l’immixtion des Turcs comme
esclaves, commerçants ou militaires jusqu’au cœur du califat, sans se douter du
rôle qu’ils joueront au siècle suivant. On peut dire qu’il dresse un tableau de
la vie économique ou une géographie des échanges commerciaux puisque c’est la
dynamique des courants commerciaux et de leurs acteurs qu’il dessine par
touches successives, mais il n’oublie pas la géographie politique donnant
parfois l’histoire récente d’une région. Il note de manière plus générale le
climat, le régime des eaux, l’aspect steppique ou verdoyant de la région. Il
est attentif au caractère des populations, à leur aspect physique, à leurs
traits moraux sans montrer trop d’a priori ; en homme de son temps, la distinction
rédhibitoire étant celle entre musulmans – ou apparentés – et infidèles. Sans
que l’on en connaisse la raison, il a accès aux services administratifs qui lui
donnent les montant des impôts foncier. D’un point de vue plus socio-politique,
il note l’appartenance religieuse des populations, de la dynastie qui détient
le pouvoir et l’exercice de celui-ci vis-à-vis de la prospérité générale.
Ainsi, à l’intérieur du monde musulman, il parle des Zott qui occupaient alors
une partie de la vallée de l’Indus et qu’il a déjà retrouvés en Iran. Il
dénombre et détaille aussi l’emplacement des tribus kurdes. Au sud de l’Iran,
il décrit les pacifiques pasteurs nomades Balouches et au Maghreb, il énumère
les tribus berbères.
Mais son regard se porte aussi sur les régions voisines du monde musulman,
bien entendu l’Europe méditerranéenne et Byzance, mais aussi les Slaves,
comprenons les Varègues. Il relate ainsi une expédition de ceux-ci en mer
Caspienne par la Volga. Il détaille également les tribus turques situées en
Asie centrale et dont les Seldjoukes sortiront une génération plus tard. Ses
voyages lui ont permis d’atteindre aussi les régions frontières de l’empire de
l’islam, où de petites communautés musulmanes marchandes vivent en territoire
« infidèle » - au Nord de la Mauritanie actuelle, au nord du Caucase
- sous forme de petites colonies qui trouvent un modus vivendi pour vivre en
bonne intelligence avec les autorités locales. Notons qu’il regarde aussi le
ciel : il précise les dates de la crue du Nil selon la position des
étoiles dans le zodiaque et donne aussi l’horoscope de certaines villes. Cette
caution astrologique trouve une expression singulière quand il écrit
qu’al-Iṣṭakhrī tira son horoscope en préambule de savoir s’il était un bon
cartographe à qui il pouvait léguer son ouvrage à amender.
Comment son œuvre nous
est-elle parvenue ?
Les manuscrits conservés laissent percevoir quatre versions successives de
son ouvrage, qui témoignent de révisions mais aussi parfois de nouvelles
orientations politiques, puisqu’il peut critiquer un pouvoir dont il faisait
l’éloge précédemment.
Contrairement à d’autres auteurs, Ibn Ḥawqal est lu et cité par les auteurs
ultérieurs tant en Occident musulman qu’en Orient et ceci jusqu’au Yémen.
Ainsi, au XIIe siècle, il est une source importante – tant par son texte que
par ses cartes – pour al-Idrīsī qui travaille en Sicile pour les territoires
orientaux et à la même époque, Yāqūt (m. 1229) le cite abondamment dans son dictionnaire géographique
comme une autorité. Un siècle plus tard, Abū l-Fidā’ (m. 1331) y a recours dans son traité de géographie. A la même
époque, on en retrouve un abrégé dans une anthologie de textes scientifiques
réalisée pour le sultan rassoulide yéménite al-Malik al-Afḍal (m. 1377).
Toujours au Yémen, l’historien ismaélien Idrīs ‘Imād al-Dīn (m. 1468) le cite
fréquemment. Et Ibn Māǧid (m. fin XVe s.), le maître-pilote auteur
d’instructions nautiques pour l’océan Indien, s’y réfère également. A l’autre
extrémité du monde musulman, au XVIe siècle, les premiers géographes ottomans
s’y réfèrent encore.
Quelques lectures :
Benchekroun, Chafik, « Requiem pour Ibn Ḥawqal. Sur l’hypothèse de
l’espion fatimide », Journal Asiatique, 304/2 (2016), pp. 193-211.
Garcin, Jean-Claude, « Ibn Hawqal, l’Orient et le Maghreb », Revue de
l’Occident musulman et de la Méditerranée, 35 (1983), p. 77-81
Ibn Hauqal, Configuration de la terre, Kramers, J. H. et Wiet, G. (tr.), Paris,
1964.
Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman, vol. 1, Paris, 1966.
Publié le 14/12/2021
FLORENCE SOMER
Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de
Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a préalablement travaillé pendant 8 ans
en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de
télévision Kahkeshan TV où elle a produit des documentaires
culturels en persan. Cette activité lui a également permis de voyager en
Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des reportages au
Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du Nord (Maroc, Algérie,
Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.
Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte inédit, les Ahkām
ī Jāmāsp (« Décrets de Jâmâsp ») sur base de manuscrits
persans et arabes qui n’ont, à ce jour pas été rassemblés ni systématiquement
étudiés.
JEAN-CHARLES DUCÈNE
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes
Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les
sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe
et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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