CINÉMA. Le festival de Djeddah, vitrine et écran pour la nouvelle Arabie
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Trois ans après l’ouverture des premières salles de cinéma dans le royaume,
l’Arabie saoudite a accueilli, avec un retard dû à la pandémie, la première
édition de son festival de cinéma, le Red Sea International Film Festival, du 6
au 15 décembre à Djeddah. Reportage.
Les deux actrices saoudiennes Mila Al-Zahrani (g.) et Fay Fouad (d.) et le président du festival Mohamed Al-Turki sur le tapis rouge lors de la cérémonie d’ouverture
Ammar Abd Rabbo/Red Sea International Film Festival/AFP
Soirée d’ouverture et tapis rouge : le Red Sea International Film
Festival de Djeddah se veut à la hauteur des standards des grands festivals
mondiaux. Sous les projecteurs, des stars régionales et occidentales défilent,
des acteurs et actrices qui n’ont pas toujours de film à présenter ou de
rencontre à animer (Nelly Karim, Vincent Cassel, Hilary Swank), ou encore les
top models de la célèbre marque de lingerie Victoria’s Secret. On ne compte pas
les robes de soirée aux épaules nues ou aux décolletés plongeants. Tout est
fait pour attirer les projecteurs et les flashs des médias du monde entier. On
en oublierait presque la mauvaise organisation qui fait commencer la cérémonie
avec plus d’une heure de retard.
Ce spectacle est d’autant plus
inhabituel pour celles et ceux qui ont grandi dans le royaume, bien avant
l’ouverture amorcée par le prince héritier Mohamed Ben Salman, dit MBS. Un
invité saoudien commente, le lendemain de la cérémonie, avec un sourire
narquois :
Ce sont les
mêmes qui nous ont dit pendant quarante ans : ‟C’est illicite” qui
viennent du jour au lendemain nous dire : ‟Allez-y, c’est permis”. Avec
des changements aussi rapides, on devrait assurer à toute la société un suivi
psychologique !
« LES VAGUES DU
CHANGEMENT »
Or, c’est justement le mélange
entre « modernité » et « tradition » que la communication
du festival veut mettre en avant. D’abord avec une affiche qui montre quatre
femmes, toutes non voilées — autant dire qu’elles sont très peu représentatives
des Saoudiennes —, accompagnées du slogan de cette première
édition : « Waves of change », les vagues du
changement.
Ce « changement »
est incontestablement le leitmotiv de toutes les interventions publiques qui
ont eu lieu pendant le festival. « Djeddah ghir » (Djeddah,
c’est différent), dit l’actrice saoudienne et co-maîtresse de la cérémonie
d’ouverture Fatma Al-Banawi, en reprenant le célèbre slogan de cette ville
portuaire qui s’est toujours démarquée de la capitale Riyad. « Elle
l’a toujours été, et elle l’est encore plus aujourd’hui ! ». De
l’ancien temps pourtant, il n’est question que par allusions. Haïfa Al-Mansour,
première réalisatrice saoudienne et mondialement connue pour son film Wadjda, reçoit un prix d’honneur lors de la cérémonie d’ouverture. Au
pupitre, émue, elle se rappelle que, plus jeune, voir un film au cinéma était
un rêve, avant d’évoquer pudiquement le temps où « les femmes et
les arts n’étaient pas le centre [de l’intérêt des autorités], et
maintenant, nous le sommes ». Jack Lang, directeur de l’Institut
du monde arabe (IMA) qui a accueilli en 2020 une exposition sur le site
nabatéen d’Al-Ula, invité et honoré également par le festival, ne tarit pas
d’éloges sur la « révolution culturelle » conduite
par le ministre de la culture, le prince Badr Ben Abdallah Ben Farhane. Sur la
scène du Gala Theatre, l’ancien ministre français de la culture se dit « impressionné » par
ce « moment historique ».
Ouverture et nationalisme
(visant à mettre en avant une identité saoudienne qui ne se réduit pas à
l’identité islamique du pays) étant les deux mantras du régime, le festival se
déroule dans Al-Balad, le vieux Djeddah, à l’entrée duquel, il n’y a pas si
longtemps, avaient lieu les exécutions publiques. La vieille ville est inscrite
depuis 2014 au patrimoine mondial de l’Unesco, après avoir été en partie vidée
des travailleurs immigrés qui s’y étaient installés. Abritant désormais une
fresque du célèbre artiste franco-tunisien El Seed, Al-Balad fait l’objet d’un
programme de restauration placé sous l’égide de MBS. Les boiseries et les
moucharabiés des maisons rappellent le passé ottoman de la ville et la
connectent architecturalement au reste du monde arabe. Quatre salles de cinéma
en préfabriqué ont été installées pour l’occasion sur les places, et une
cinquième, quelques dizaines de mètres plus loin, en dehors de la vieille
ville, est dédiée au tapis rouge. Les nombreux invités du festival :
beaucoup de professionnels, mais également un grand nombre de journalistes
arabes et internationaux ont même droit à une visite guidée — en anglais — pour
mettre en valeur ce patrimoine et les sensibiliser à cette nouvelle ère
saoudienne. Revenant sur les étymologies possibles du nom de la ville, le guide
évoque sa proximité avec le mot jaddah, grand-mère en arabe,
qui ferait référence à Ève1, « notre grand-mère à tous, car tous les humains sont frères,
n’est-ce pas ? », demande-t-il avec un sourire bienveillant.
« NOUS SOMMES LA
GÉNÉRATION EN OR »
Ce serait en effet faire
preuve d’une profonde mauvaise foi que de dire que le changement ne saute pas
aux yeux. Après le prix de formule 1 qui a notamment accueilli les
concerts de Justin Bieber et David Guetta, la tenue même de ce festival,
inimaginable il n’y a pas si longtemps, en est la preuve. Dans les rues, cela
fait déjà un moment qu’il n’y a plus de tenue vestimentaire imposée pour les
femmes. Si beaucoup portent encore le niqab, il n’est pas rare d’en croiser qui
portent un voile formel qui cache à peine la moitié de leurs cheveux, et
leur abaya devient davantage une cape, ouverte sur une tenue
pantalon sneakers. Il faut dire que la moutaoua’a, la police des
mœurs qui veillait jusque-là à la pudeur des Saoudiennes, a vu ses prérogatives
très limitées depuis 2016. Plus récent et plus frappant encore est le paysage
qu’offre la rue le vendredi à l’heure de la grande prière hebdomadaire :
l’appel du muezzin ne perturbe en rien la vie des passants, dont beaucoup
continuent à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était (d’autres bien
sûr, pratiquants, se dirigent vers la mosquée). Une scène impensable il y a à
peine quelques mois, où toute activité devait impérativement cesser le temps de
la prière.
La présence de Saoudiens
(acteurs, producteurs, réalisateurs) au festival est une conséquence directe de
cette ouverture inespérée. Beaucoup viennent de domaines complètement étrangers
à celui du cinéma et s’offrent ainsi une deuxième vie. La maîtresse de
cérémonie elle-même, Fatma Al-Banawi, a commencé sa carrière d’actrice il y a
cinq ans. Tous sont conscients de l’effort que les autorités consacrent au
développement de la culture et de l’industrie du divertissement, tant elles
sont désireuses de consacrer le tournant saoudien vers l’ère moderne, davantage
que le changement de modèle économique. Et ils sont bien décidés à en
profiter. « Nous sommes la génération en or », dit
Ghadir Al-Fadani, diplômée en nutrition et travaillant dans une boîte de
production, entre Djeddah et Riyad. Les projets qu’accueille le Red Sea Souk
Project Market — pléonasme malheureux — ne la démentent pas. Cette partie du
festival, accessible exclusivement aux professionnels et aux journalistes,
permet de placer désormais l’Arabie saoudite dans le paysage des financeurs de
la culture et du cinéma arabes, domaine où s’illustre déjà, avec un succès
certain, son voisin le Qatar, à travers le Doha Film Institute. Au Market, on
apprend que la parisienne École de l’image Gobelins signera début 2022 une
convention avec la MBC Academy (branche du mastodonte saoudien MBC,
Middle East Broadcasting), pour accueillir des étudiants saoudiens.
FEMMES FORTES OU “PURPLEWASHING” ?
Bien que cette vague profite
beaucoup à la jeunesse saoudienne — la moins politisée du
monde arabe —, certains ne sont pas
dupes de ce changement imposé par le haut. Durant tout le festival, les femmes
sont constamment mises en avant, notamment les Saoudiennes. Le président du
festival Mohamed Al-Turki parlera de ces « femmes fortes, ces
femmes remarquables » lors la présentation de Boulough ou Becoming,
une série de cinq courts-métrages signés par cinq réalisatrices saoudiennes,
avant d’appeler ces dernières sur scène. « Tu connais le greenwashing ? »
demande Assil avec un sourire malicieux. Eh bien là c’est du women
washing ! » On appelle cela le « purplewashing »,
c’est-à-dire les stratégies politiques ou marketing mises en place pour
blanchir l’image d’un pays ou d’une institution à travers la promotion des
femmes. Le royaume en a en effet besoin, non seulement pour faire oublier les
scandales des dernières années, de l’assassinat du
journaliste Jamal Khashoggi jusqu’à la guerre au Yémen, mais aussi pour mieux faire écran à l’autoritarisme galopant du prince
héritier MBS, ainsi qu’aux arrestations et aux disparitions d’opposants
politiques qui continuent dans le royaume.
Assil a 26 ans.
Passionnée par la réalisation et par l’œuvre d’Edward Saïd, elle a abandonné un
parcours en médecine pour rejoindre le monde de la production audiovisuelle. Si
elle reconnaît les efforts gouvernementaux en termes de discrimination positive
pour permettre aux femmes d’entrer sur le marché du travail privé en imposant
des quotas, elle souligne les limites d’une volonté politique à laquelle la
société n’a pas du tout été préparée :
Pour se
donner une image moderne, beaucoup d’entreprises donnent la priorité aux femmes
non voilées ou à peine voilées. Ils jugent davantage sur l’apparence que sur
le CV, et il m’est arrivé plus d’une fois d’assister à des réunions où une
femme était là pour ‟faire cool”, mais elle ne prononce pas un seul mot. Cela
fait aussi que beaucoup de femmes en niqab ont du mal à trouver du travail,
alors qu’elles ont un très bon parcours universitaire.
Un marché du travail
difficilement accessible pour les femmes en voile intégral, voilà qui est pour
le moins paradoxal en Arabie saoudite !
UN FESTIVAL POUR QUI ?
Le décalage entre volonté
politique et réalité sociale est également visible pendant le Red Sea
International Film Festival. Dans les couacs de l’organisation, d’abord,
notamment dus à des changements de dernière minute. C’était le cas pour le
calendrier, mais aussi pour la gestion des invités :
Quand on est
arrivé ici en octobre, on nous a demandé de former les Saoudiens, de les faire
profiter de notre expérience. Mais quinze jours avant le début du festival, on
a été surpris de voir deux boîtes saoudiennes d’événementiels débarquer et
prendre les rênes de l’organisation. La communication est compliquée, même nous
on n’arrive pas à avoir toutes les informations,
regrette une responsable
européenne chargée de l’accueil des invités. De même pour le choix d’une
sixième salle, celle du Red Sea Mall, le nouveau centre commercial de
Djeddah. « Ils veulent montrer leur nouveau bijou », poursuit-elle.
Or, la salle étant à presque une heure d’Al-Balad, les invités du festival ne
s’y aventurent guère. Quant aux Saoudiens qui font leur shopping au Mall,
l’offre de programmation du festival ne correspond pas forcément à leurs
goûts. « On était trente personnes dans la salle pour la
projection, vous imaginez ça ! », raconte, un peu remonté,
le réalisateur et producteur tunisien Néjib Belkadhi, dont le film Communion est
en compétition officielle au festival.
Une question se pose en
effet : à qui s’adresse le festival ? Si le directeur artistique
Edouard Waintrop s’était donné pour mission de montrer au public saoudien des
films qu’il n’a pas l’habitude de voir dans les salles, la réalité sur place ne
correspond pas à cet objectif. De l’aveu de certains participants saoudiens, le
Red Sea International Film Festival n’est pas fait pour le public du pays, bien
qu’il lui soit officiellement ouvert et le prix des billets tout à fait
accessible. Les plus audacieux diront que c’est pour « la vitrine »,
les plus prudents « pour la communauté des réalisateurs et producteurs ».
Sans doute les deux. On est souvent frappé en soirée de voir des jeunes ou des
familles déambuler dans les rues d’Al-Balad et profiter des animations, sans
s’intéresser aux projections, sauf quelques exceptions. Dans les
courts-métrages saoudiens projetés, on devine une nouvelle génération
biberonnée aux feuilletons de Shahid, la plateforme de MBC, sorte de
Netflix saoudien, ou aux mauvais films d’horreur américains. Pourtant, un
cinéma saoudien amateur a fleuri sur YouTube, du temps où l’activité était
interdite, et les cinéphiles des zones frontalières se rendaient à Bahreïn ou
aux Émirats pour goûter au fruit interdit.
Fait notable durant cette
manifestation culturelle, une présence non négligeable de films palestiniens,
dont le dernier film de Hani Abou Assaad, en avant-première arabe, Huda’s
Salon, qui a eu droit au tapis rouge. Le film Farha, premier
long-métrage de la réalisatrice jordanienne Darine Sallam et dont les faits se
déroulent en Palestine au moment de la Nakba a reçu une mention spéciale à la
soirée de clôture. Hani Abou Assaad n’a d’ailleurs pas boudé son plaisir, et a
souligné la symbolique d’un tel choix pour la première édition d’un festival de
cinéma en Arabie saoudite. Une symbolique double puisque Abou Assaad, sa femme
et productrice Amira Diab ainsi que les acteurs du film sont des Palestiniens
de l’intérieur, et une partie d’entre eux n’ont que la nationalité israélienne,
ce qui leur interdit officiellement l’accès à tous les pays arabes qui n’ont
pas normalisé avec Israël. Le recul manifeste du soutien de nombre d’États
arabes à la cause palestinienne a quelque chose en commun avec le changement
vertigineux que connaît le royaume des Al-Saoud : les deux phénomènes
signent, chacun à sa manière, la fin d’une époque.
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