L’ETHNIE MINORITAIRE TOUBOU EN
LIBYE (1/3)
ARTICLE PUBLIÉ LE 02/03/2020
Par Asma Saïd
A cheval entre la Libye, le Tchad et le Niger,
l’ethnie semi-nomade des Toubous a connu sous Kadhafi un traitement particulier
du fait de son statut de minorité non-arabe. L’ancien Guide de la
révolution libyenne instrumentalisera leur statut de minorité pour asseoir ses
ambitions stratégiques. Il saura en ce sens habilement attiser le racisme de la
société à l’encontre des membres de cette ethnie qu’il utilisera dans un sens
ou dans un autre en fonction des impératifs de son agenda politique régional.
Dans cette perspective, les Toubous se verront attribuer puis retirer la
nationalité libyenne et ciblés par les mesures discriminatoires du gouvernement
dans un pays où l’arabité de la population sera longtemps promue comme un
critère d’appartenance à la nation libyenne.
Avant
propos : la tribu constitue l’unité d’organisation de base de la société
libyenne (1). Chaque ethnie est la plupart du temps divisée en sous-ethnies (ou
« branches »), elles-mêmes subdivisées en clans, les tribus, des
groupements de plusieurs familles. Les termes « ethnie », et
« tribu » seront ici utilisés indistinctement dans la mesure où les
diverses publications et les études menées sur les populations que nous
évoquerons ont tendance à les utiliser de la sorte. Il ne nous a par conséquent
pas été permis de dissocier si dans tel cas l’un ou l’autre des termes
constituait une approximation de langage dans le contexte invoqué (2). En tout
état de cause en ce qui concerne le terrain libyen, cette indissociation ne
porte pas atteinte à l’analyse du sujet dès lors que sur celui-ci en
particulier ces deux termes renvoient bien souvent aux mêmes entités.
I. Les Toubous sous
Kadhafi : entre paradoxes et opportunisme
La Libye,
un pays deux fois et demie plus grand que la France métropolitaine, serait
peuplée d’environ 6,9 millions de personnes en 2020. 90% de la population
serait établie le long de la côte méditerranéenne et 12% seraient des
immigrants selon les estimations de 2017 (3). Il y aurait en Libye environ
trente grandes tribus (4). Kadhafi a toujours observé une posture ambivalente
vis-à-vis de celles-ci et noué habilement des alliances tribales pour contrôler
l’ensemble du pays. Il s’appuyait sur certaines tribus qu’il favorisait, et
auxquelles il accordait un accès aux ressources du pays, et en excluait
d’autres, comme les Toubous, faisant application du vieil adage « diviser
pour mieux régner ».
La grande
majorité des Toubous vit au Tchad (dans le nord), et une minorité d’entre eux
dans l’est nigérien et le sud libyen. Les Toubous installés dans le Fezzan
libyen appartiennent, au groupe Teda. Ils sont pour une large partie d’entre
eux répartis entre les grandes oasis du sud que sont Sebha (à l’ouest du pays,
dans le Fezzan) et Koufra (à l’est du pays, dans la Cyrénaïque).
La
Cyrénaïque, la région à l’est de la Libye (frontalière de l’Egypte côté est, et
du Tchad et du Soudan au sud) serait peuplée d’un peu plus d’un million et demi
de personnes (5) avec une forte concentration sur sa partie littorale. Le
Fezzan libyen, la région au sud du pays (frontalière du Tchad et du Niger sur
sa façade sud et de l’Algérie à l’ouest), un territoire presque aussi grand que
la France, serait peuplé de 500 000 à 1 million de personnes (6). Si les
Toubous y représentent une minorité ethnique, leur nombre et leur influence
apparaît néanmoins peu négligeable compte tenu de la prospérité de leurs
commerces et le contrôle qu’ils sont parvenus à s’arroger sur des secteurs de
l’économie régionale.
L’ethnie
Toubou est divisée en deux grandes communautés :
les Teda (7) :
originaires du massif du Tibesti (un massif qui se situe à l’extrême nord du
Tchad essentiellement, mais une petite portion s’étend au sud libyen), ils
occupent la partie nord de la zone Toubou, celle à cheval entre le sud-ouest
libyen (Fezzan libyen), le nord nigérien et le nord-est tchadien. Alors que les
Toubous circulent dans la région, notamment dans le cadre de leurs activités
commerciales, depuis plusieurs siècles, ils se seraient progressivement installés
dans le Fezzan dans les années 1960 pour travailler sur les chantiers ou les
sites d’exploitation d’hydrocarbures (8). Ils y constituent depuis une minorité
ethnique bien implantée. Leurs relations avec la société libyenne et le pouvoir
libyen, au sein duquel ils ne sont pas véritablement représentés, sont en
revanche relativement difficiles ces cinq dernières décennies.
les Daza ou Dassa (plus au
sud, répartis entre l’est nigérien et le Tchad). Ils disposent, dans la société
tchadienne d’une place très différente de celle des Teda en Libye. En effet,
les Daza tchadiens (ou Goranes) sont au contraire très bien représentés au sein
du gouvernement. Plusieurs responsables politiques appartiennent à cette
ethnie. L’ancien président Hissène Habré par exemple était issu de cette
ethnie. Ce dernier a été renversé par Idriss Deby en 1990, issu de l’ethnie
Zaghawa, mais cela n’a pas pour autant remis fondamentalement en cause la place
de cette ethnie dans la société tchadienne. En somme, les Daza Tchad ne font
pas au Tchad, contrairement aux Teda en Libye, l’objet de discriminations
ethniques particulières (9).
Une
partie importante des Toubous en Libye est originaire du Tchad, qu’ils ont dû
fuir pour la Libye, dans le contexte du conflit qui opposa la Libye et le Tchad
dans les années 1980 devant l’intervention des troupes françaises (de
l’opération Epervier) et tchadiennes. Cette installation sera d’autant plus
facilitée que des réseaux Toubous sont implantés dans le sud libyen depuis
plusieurs siècles du fait de leurs activités commerciales.
Outre la
rhétorique kadhafiste qui visait régulièrement à désigner les peuples
non-arabes comme étrangers, le fait que de nombreux Toubous du sud libyens
soient originaires du Tchad, et qu’ils parlent d’autres langues que l’arabe,
explique entre autres qu’ils soient perçus comme tchadiens, ou simplement comme
des étrangers, et rejetés de ce fait par une partie de la population.
De fait,
le racisme et la xénophobie à l’égard des populations noires ont été tolérés et
même encouragés dans la Libye de Kadhafi à certaines périodes, au gré de
l’actualité politique du pays et des ambitions régionales et continentales de
l’ancien Guide de la révolution libyenne. Les Toubous, comme les Touaregs,
feront particulièrement les frais des déambulations politiques de ce dernier au
niveau régional.
Devant l’échec de sa politique panarabe, qui visait, conformément aux
ambitions nassériennes, l’unification des peuples arabes, le Colonel se
tournera, dans le tournant des années 2000 (10), vers le panafricanisme.
C’est ce dernier courant qui a présidé à la création de l’Organisation de
l’Unité Africaine devenue en 2002 l’Union Africaine, qui visait à unifier les
peuples d’Afrique (11).
Kadhafi
entretiendra de manière astucieuse l’ambiguïté autour du traitement des
populations noires en Libye. Il a ainsi tantôt privilégié les populations
arabes et mis en exergue l’arabité des populations libyennes, tantôt encouragé
ses citoyens à se marier à des femmes noires (12) des pays alentours en vue
d’assurer un mélange des peuples qui lui aurait permis de s’affirmer comme le
leader des « Etats-Unis d’Afrique » (13).
Il y a eu
dans la Libye du Colonel une scission nette dans les politiques d’accueil des
populations étrangères. D’une certaine manière, les Arabes intéressaient la
construction identitaire libyenne quand les Africains, eux, intéressaient le
développement du marché économique libyen dans des secteurs bien définis.
Une des
illustrations du paradoxe de la politique de Kadhafi à l’endroit des
populations noires réside dans sa stratégie et son discours en matière
d’immigration. Après avoir ouvert ses frontières populations noires africaines,
les invitant à venir contribuer au développement économique de la Libye, et
alors qu’il inscrivait dans son livre vert qu’« après l’hégémonie jaune,
puis blanche, viendra l’hégémonie de la race noire » (14), il fera
assassiner des dizaines d’étrangers d’origine subsaharienne et en mettra des
milliers d’autres dans des camps en vue de leur expulsion ; d’autres
seront gravement maltraités.
La
politique panarabe de Kadhafi et sa détermination à arabiser la Libye vaudra
aux populations non arabes, minoritaires, et notamment aux Toubous et aux
Touareg, de se voir régulièrement refuser la reconnaissance de la citoyenneté
libyenne, quoi qu’au gré des circonstances, celle-ci leur sera opportunément
octroyée. Al-Hafiz Mohamed Sheikh, un activiste touareg libyen résumait ainsi
la stratégie politique de Kadhafi à l’égard des minorités non-arabes :
« Arrangez-vous pour que votre chien ait toujours faim pour qu’il vous
suive » (15).
C’est
ainsi que pendant ses quarante années de règne, Kadhafi instrumentalisa
opportunément l’accès à la citoyenneté des minorités non-arabes et notamment
des Toubous. Il agitera ce spectre pour les pousser à rejoindre ses rangs dans
les conflits qui l’opposèrent à ses voisins, et notamment au Tchad, ou inversement
pour les punir de leur soutien à des groupes armés ennemis. C’est cette
dynamique qui mènera à ce que certains groupes de Toubous se voient accorder la
nationalité libyenne quand d’autres s’en verront déchus. Cette citoyenneté
ainsi manipulée apparaît très précaire. D’ailleurs à ce jour, un certain nombre
de Toubous, très difficile à estimer, se trouvent être apatrides et ce alors
mêmes que la Libye ratifiait en 1989 la convention de New York sur la réduction
des cas d’apatridie (16).
Notes :
(1) Le Monde « Quel rôle jouent les tribus ? » 24 février 2011.
(2) Pour aller plus loin dans la compréhension des distinctions étymologiques et historiques de ces termes, une note en format pdf de l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) « Science du sujet et de la société », une subdivision de l’Université Paul Valéry de Montpellier, intitulée « A propos des mots « ETHNIE » et « TRIBU » » fournit un éclairage intéressant.
(3) Selon les estimations tirées du World Factbook de la CIA.
(4) D’après Hocine Chougui, doctorant en science politique à l’IEP de Lyon http://www.ism-france.org/analyses/La-composition-ethnique-des-tribus-libyennes-article-16702
(5) Chiffres issus de Populationdata.net « Atlas des populations et pays du monde » qui auraient été évalués autour de 2016-2018.
(6) Rapport d’information sur la Libye présenté par la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale en novembre 2015 (page 84).
(7) « Toubou » serait en fait le nom que les Arabes leur attribuent tandis que les Daza seraient désignés par le terme « Gorane » chez les Arabes comme le souligne le géographe Robert Capot-Rey dans un compte rendu « Recherches ethnographiques sur les Teda-Daza » publié dans les Annales de géographie en 1958.
(8) « Villes du Sahara » (publié en 2003) Première partie, chapitre III « Le Renouveau du carrefour fezzanais », Olivier Pliez, CNRS Edition.
(9) Note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada « Tchad : Information sur le traitement réservé aux membres de l’ethnie gorane (également connue sous le nom de goran, daza, Toubou, dazaga, dazagad) par les autorités depuis les élections d’avril 2016 » - 21 octobre 2016.
(10) Lâché par ses voisins arabes dans l’affaire de l’attentat de Lockerbie de 1988, Kadhafi claque la porte de la Ligue arabe en mars 2003 et multiplie les déclarations d’attention à l’endroit des chefs africains. En 1998, l’OUA avait au contraire appelé les Etats africains à soutenir le Colonel et à ne pas respecter l’embargo aérien décrété par l’ONU sur la Libye. Comme pour remercier les pays africains pour ce soutien, Kadhafi déclarera ouvrir ses portes et son marché du travail aux travailleurs subsahariens.
(11) Le Monde « Mouammar Kadhafi prône la création d’Etats-Unis d’Afrique » 3 juillet 2007.
(12) Libération « Vague de violences racistes en Libye », 3 novembre 2000. A noter d’ailleurs que la loi libyenne sur la citoyenneté prévoit la possibilité pour les femmes non arabes d’être naturalisées libyennes, comme le souligne Bronwen Manby dans « Les lois sur la nationalité en Afrique : une étude comparée » publiée dans Open Society Institute (page 72) ainsi que le rapport de 2015 de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Union Africaine) sur « Le droit à la nationalité en Afrique ».
(13) Ce projet promut par Kadhafi dès la Déclaration de Syrte du 9 septembre 1999 défendant la création de l’Union Africaine (succédant à l’Organisation de l’Unité Africaine, OUA), sera porté par le leader libyen pendant la décennie qui suivra. Kadhafi ambitionnait de doter l’Union Africaine d’un gouvernement, d’une forcée armée propre, d’une monnaie commune, d’un passeport africain entre autres… Toutefois, le modèle qu’il promeut alors, se rapprochant du modèle fédéral américain, rencontre l’opposition de certains Etats africains qui lui préfèrent le modèle européen d’intégration en ce qu’il privilégie le levier économique.
(14) Livre vert, IIIe partie, 8ème section. Partie publiée en 1979.
(15) Revue The New Humanitarian « Les minorités libyennes revendiquent leurs droits », 24 mai 2012.
(16) Essai « Les enjeux du chaos libyen » par Archibald Gallet et publié dans la revue Politique Etrangère 2015/2 (été) « La Russie, une puissance faible ? Climat : avant la Conférence de Paris », disponible sur Cairn Info.
(1) Le Monde « Quel rôle jouent les tribus ? » 24 février 2011.
(2) Pour aller plus loin dans la compréhension des distinctions étymologiques et historiques de ces termes, une note en format pdf de l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) « Science du sujet et de la société », une subdivision de l’Université Paul Valéry de Montpellier, intitulée « A propos des mots « ETHNIE » et « TRIBU » » fournit un éclairage intéressant.
(3) Selon les estimations tirées du World Factbook de la CIA.
(4) D’après Hocine Chougui, doctorant en science politique à l’IEP de Lyon http://www.ism-france.org/analyses/La-composition-ethnique-des-tribus-libyennes-article-16702
(5) Chiffres issus de Populationdata.net « Atlas des populations et pays du monde » qui auraient été évalués autour de 2016-2018.
(6) Rapport d’information sur la Libye présenté par la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale en novembre 2015 (page 84).
(7) « Toubou » serait en fait le nom que les Arabes leur attribuent tandis que les Daza seraient désignés par le terme « Gorane » chez les Arabes comme le souligne le géographe Robert Capot-Rey dans un compte rendu « Recherches ethnographiques sur les Teda-Daza » publié dans les Annales de géographie en 1958.
(8) « Villes du Sahara » (publié en 2003) Première partie, chapitre III « Le Renouveau du carrefour fezzanais », Olivier Pliez, CNRS Edition.
(9) Note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada « Tchad : Information sur le traitement réservé aux membres de l’ethnie gorane (également connue sous le nom de goran, daza, Toubou, dazaga, dazagad) par les autorités depuis les élections d’avril 2016 » - 21 octobre 2016.
(10) Lâché par ses voisins arabes dans l’affaire de l’attentat de Lockerbie de 1988, Kadhafi claque la porte de la Ligue arabe en mars 2003 et multiplie les déclarations d’attention à l’endroit des chefs africains. En 1998, l’OUA avait au contraire appelé les Etats africains à soutenir le Colonel et à ne pas respecter l’embargo aérien décrété par l’ONU sur la Libye. Comme pour remercier les pays africains pour ce soutien, Kadhafi déclarera ouvrir ses portes et son marché du travail aux travailleurs subsahariens.
(11) Le Monde « Mouammar Kadhafi prône la création d’Etats-Unis d’Afrique » 3 juillet 2007.
(12) Libération « Vague de violences racistes en Libye », 3 novembre 2000. A noter d’ailleurs que la loi libyenne sur la citoyenneté prévoit la possibilité pour les femmes non arabes d’être naturalisées libyennes, comme le souligne Bronwen Manby dans « Les lois sur la nationalité en Afrique : une étude comparée » publiée dans Open Society Institute (page 72) ainsi que le rapport de 2015 de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Union Africaine) sur « Le droit à la nationalité en Afrique ».
(13) Ce projet promut par Kadhafi dès la Déclaration de Syrte du 9 septembre 1999 défendant la création de l’Union Africaine (succédant à l’Organisation de l’Unité Africaine, OUA), sera porté par le leader libyen pendant la décennie qui suivra. Kadhafi ambitionnait de doter l’Union Africaine d’un gouvernement, d’une forcée armée propre, d’une monnaie commune, d’un passeport africain entre autres… Toutefois, le modèle qu’il promeut alors, se rapprochant du modèle fédéral américain, rencontre l’opposition de certains Etats africains qui lui préfèrent le modèle européen d’intégration en ce qu’il privilégie le levier économique.
(14) Livre vert, IIIe partie, 8ème section. Partie publiée en 1979.
(15) Revue The New Humanitarian « Les minorités libyennes revendiquent leurs droits », 24 mai 2012.
(16) Essai « Les enjeux du chaos libyen » par Archibald Gallet et publié dans la revue Politique Etrangère 2015/2 (été) « La Russie, une puissance faible ? Climat : avant la Conférence de Paris », disponible sur Cairn Info.
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