L’INSURRECTION DE KOÇGIRI (1920-1921), OU LA PREMIÈRE ESQUISSE D’UN ETAT
KURDE INDÉPENDANT. LE DÉMANTÈLEMENT DE L’EMPIRE OTTOMAN, UNE FENÊTRE
D’OPPORTUNITÉ POUR LES MOUVEMENTS NATIONALISTES KURDES (1/2)
ARTICLE PUBLIÉ LE 06/12/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 06/12/2019
Par Emile Bouvier
L’insurrection de
Koçgiri, du nom de la région éponyme au sein de laquelle elle s’est produite,
est un pan peu connu de l’histoire insurrectionnelle kurde. Elle s’inscrit
pourtant dans le cadre du contexte très particulier de l’après-guerre en
Turquie, quelques mois à peine après l’armistice signé entre les Alliés et
l’Empire ottoman le 31 octobre 1918.
Tirant profit du climat d’extrême incertitude politique régnant alors sur le plateau anatolien, et souhaitant initier la création d’un Etat kurde autonome vis-à-vis duquel les grandes puissances se sont montrées réticentes depuis la fin de la guerre, plusieurs tribus kurdes se révoltent et mèneront, pendant un an, une insurrection grâce à laquelle elles contrôleront pendant quatre mois un petit territoire situé à l’ouest de la ville d’Erzincan et à l’est de Sivas, dans les montagnes.
Si l’expérience sera de courte durée en raison de l’intervention des forces turques, les Kurdes, dans le contexte si particulier et déterminant que fut pour eux l’après-guerre (première partie), auront pourtant initié le début d’un cycle de révoltes non plus seulement tribales, mais désormais nationalistes (deuxième partie).
Tirant profit du climat d’extrême incertitude politique régnant alors sur le plateau anatolien, et souhaitant initier la création d’un Etat kurde autonome vis-à-vis duquel les grandes puissances se sont montrées réticentes depuis la fin de la guerre, plusieurs tribus kurdes se révoltent et mèneront, pendant un an, une insurrection grâce à laquelle elles contrôleront pendant quatre mois un petit territoire situé à l’ouest de la ville d’Erzincan et à l’est de Sivas, dans les montagnes.
Si l’expérience sera de courte durée en raison de l’intervention des forces turques, les Kurdes, dans le contexte si particulier et déterminant que fut pour eux l’après-guerre (première partie), auront pourtant initié le début d’un cycle de révoltes non plus seulement tribales, mais désormais nationalistes (deuxième partie).
I. L’après-guerre en
Turquie : une période de profonde instabilité et de luttes de pouvoir
Comme
évoqué en introduction, le contexte de l’après-guerre en Turquie apparaît très
particulier. A partir de l’armistice du 31 octobre 2018 et durant une partie de
l’insurrection de Koçgiri, plusieurs événements déterminants pour l’avenir de
la Turquie vont se succéder. Premièrement, le Congrès de Sivas : en
septembre 1919, Mustafa Kemal, futur Atatürk, le père
de la République turque, créé l’Assemblée de la résistance turque. Celle-ci
vise à s’opposer à ce qui est perçu comme une invasion de la Turquie par les
puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale.
En
effet, malgré la signature de l’armistice de Moudros le 31 octobre
2018, les vainqueurs se partagent l’Empire ottoman défait : tandis que les
Britanniques s’emparent de provinces anciennement ottomanes en Irak, les
Français initient la campagne de Cilicie (1918-1921) en s’appuyant sur ses
forces coloniales et la nouvellement créée « Légion
arménienne » ; les Grecs s’emparent quant à eux d’une partie de la
côte égéenne et notamment d’Izmir, où de nombreux actes seront commis par les
troupes hellènes.
En
mars 1920, les Alliés s’emparent d’Istanbul, prétextant des raisons
sécuritaires et la nécessité de disposer d’un Bosphore sous contrôle. Le 10
août 1920, le traité de Sèvres est conclu entre
les Alliés victorieux et l’Empire ottoman. Par celui-ci, le pouvoir ottoman
renonce officiellement à ses provinces arabes et maghrébines, ainsi qu’à de
larges portions de l’Anatolie et de la Thrace orientale. Comme il sera vu plus
loin, la création d’Etats kurde et arménien indépendants est entérinée.
La signature de ce
traité s’inscrit dans le cadre d’un tiraillement du pouvoir entre deux pôles
politiques : celui du sultan à Istanbul et celui du nationaliste Atatürk
qui, le 23 avril 1920, a inauguré la tenue de la première session de la Grande
Assemblée nationale de Turquie à Ankara.
Autrement dit,
l’insurrection de Koçgiri se produit au moment où le pouvoir est redistribué en
Turquie et fait l’objet d’une véritable lutte de la part des différents
protagonistes (pouvoir califal à Istanbul, Mustafa Kemal à Ankara, puissances
occidentales victorieuses, et nationalistes kurdes et arméniens).
Ainsi, en raison des
nombreux bouleversements politiques propres à cette période de l’après-guerre,
les premiers signes de révolte apparaîtront alors que le gouvernement turc
stambouliote est encore en place. Puis l’insurrection croîtra concomitamment à
la montée en puissance du mouvement de résistance de Mustafa Kemal. Très
rapidement, le pouvoir politique d’Istanbul étant remplacé par celui d’Ankara,
les rebelles kurdes tourneront naturellement leurs griefs et leurs
revendications vers les autorités ankariotes plutôt que stambouliotes.
Ces
changements politiques, et les insurrections qui les ont accompagnées,
s’avéraient naturellement liés à l’évolution de l’actualité sur la scène
internationale, elle aussi en profonde mutation après la Première Guerre
mondiale. Les fameux « quatorze points » du Président
américain Georges Wilson, édictés en 1918 afin de prévenir tout nouveau conflit
mondial provoqué par la « diplomatie secrète », ambitionnaient ainsi,
entre autres, de baser le nouvel ordre international sur le principe de
l’auto-détermination. Le douzième point statuait ainsi qu’« aux régions
turques de l’Empire ottoman actuel devraient être assurées la souveraineté et
la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la
domination turque, on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine
possibilité de se développer d’une façon autonome ».
II. Un contexte
favorable aux insurrections et aux rêves indépendantistes
La
déclaration du Président Wilson a eu de substantielles conséquences pour les
provinces orientales de l’Empire, revendiquées simultanément par les Turcs, les
Kurdes et les Arméniens. Les organisations nationalistes arméniennes
revendiquaient un Etat arménien indépendant englobant six provinces ottomanes
(Sivas, Van, Bitlis, Diarbakir, Elazig et Erzurum). Finalement, le Traité de
Sèvres signé en 1920, à travers ses articles 88 à 94, reconnaît l’Arménie comme un Etat
« libre et indépendant » au nord-est de l’Anatolie, incluant les
provinces de Trébizonde, Kars, Ardahan, Erzurum, Van et Bitlis, également
habitées par les Kurdes. Les articles 62 à 64 du même traité prévoient par
ailleurs une « autonomie locale pour les régions à majorité kurde ».
L’article 64 est sans
équivoque puisqu’il stipule que « si dans le délai d’un an à dater de la
mise en vigueur du présent traité, la population kurde dans les régions visées
à l’article 62, s’adresse au Conseil de la Société des Nations en démontrant
qu’une majorité de la population de ces régions désire être indépendante de la
Turquie, et si le Conseil estime alors que cette population est capable de
cette indépendance, et s’il recommande de la lui accorder, la Turquie s’engage,
dès à présent, à se conformer à cette recommandation et à renoncer à tous
droits et titres sur ces régions ».
Toutefois,
les élites kurdes en Turquie ne soutiendront pas toutes ce projet, comme le
prouve par exemple les nombreuses tribus kurdes ayant répondu à l’appel de
Mustafa Kemal à se battre à ses côtés contre les occupants étrangers. En effet,
un grand nombre de dignitaires kurdes sunnites, motivés par une forme de
solidarité religieuse, ont soutenu le mouvement de résistance kémaliste
organisé depuis la mi-1919 en Anatolie orientale. Ce mouvement promettait en
effet la fraternité entre Kurdes et Turcs, la libération du Califat à Istanbul de ses
occupants infidèles (autrement dit, les Occidentaux) et la libération de Mossoul du joug
britannique.
Cet
appel ne connaîtra toutefois pas le même succès auprès des Alévis hétérodoxes, bien
moins attachés au Califat. Si de nombreuses tribus alévies viendront se battre
auprès des kémalistes durant la Guerre d’Indépendance (1919-1922) afin de
bouter les « envahisseurs » hors de Turquie, bien d’autres ne se
sentiront pas concernées par ce combat ; cela d’autant plus que la fin de
la Première Guerre mondiale a initié une résurgence très nette de l’activisme
nationaliste kurde.
En effet, des groupes
nationalistes kurdes, initialement regroupés à Istanbul, vont très rapidement
contester l’ampleur des territoires accordés aux Arméniens selon le Traité de
Sèvres. Le « Kürt Terakki ve Teavûn Cemiyeti » (Société kurde pour le
progrès et la solidarité), fondé en 1908, est réactivé en 1918 sous le nom de
« Kürdistan Taâlî Cemiyeti » (KTC - Société pour l’essor du Kurdistan).
Cette organisation basée à Istanbul a rassemblé autour d’elle plusieurs
centaines de membres partisans d’une idéologie nationaliste et issus
principalement de familles de dignitaires kurdes autrefois membres de
l’establishment ottoman, de la classe moyenne urbaine, d’officiers de l’armée,
d’intellectuels et certains de tribus rurales.
Deux grandes figures du
KTC s’impliqueront dans l’insurrection de Koçgiri : le premier, Haydar
Bey, étudiant à Istanbul, était le fils de Mustafa Pacha, le chef de la tribu
Koçgiri. A l’époque, le nom de Koçgiri désignait une confédération de tribus
alévies kurdes (1) incluant des dizaines de milliers de personnes installées
dans une centaine de villages situés à l’est de Sivas. La deuxième figure est
Baytar Nuri, plus tard connu comme Nuri Dersimi au moment de la grande révolte
de Dersim (1937-1938). Après des études de vétérinaire à Istanbul, il sera
envoyé par le KTC à Sivas, officiellement comme vétérinaire, officieusement
pour y développer localement l’organisation nationaliste kurde. Haydar et
Baytar arrivent à Sivas respectivement en 1918 et 1919 et développent ensemble
l’appareil de propagande du KTC. Si ce dernier aura, de fait, une forte
influence sur le déclenchement de l’insurrection, les rebelles se passeront rapidement
de sa tutelle ; le KTC lui-même sortira affaibli de l’insurrection et
profondément divisé entre autonomistes et indépendantistes.
Le KTC, bien
qu’incontournable dans le récit de l’insurrection de Koçgiri, ne sera
naturellement pas le seul acteur de cette dernière. Un grand nombre de tribus
locales prendront part d’elles-mêmes à la rébellion en raison de leur souhait
de ne pas être laissées-pour-compte et de soutenir l’idée d’un Etat kurde
indépendant. Le frère de Haydar, Alisan, alors vice-gouverneur de Refahiye,
impliquera ainsi fortement sa circonscription dans le conflit.
Note :
(1) Parmi ces tribus, citons notamment celles de Mıstikîyan, Îbikîyan, Balikîyan, Sarîyan, Sefikîyan, Xelîlan, Şadiyan, Gernîyan, Pevruzîyan, Qanxancîyan, Reşikîyan, Laçikîyan ou encore Îvaskîyan.
(1) Parmi ces tribus, citons notamment celles de Mıstikîyan, Îbikîyan, Balikîyan, Sarîyan, Sefikîyan, Xelîlan, Şadiyan, Gernîyan, Pevruzîyan, Qanxancîyan, Reşikîyan, Laçikîyan ou encore Îvaskîyan.
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