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ENTRETIEN AVEC
JOSEPH BAHOUT - LE POINT SUR LES ÉVÉNEMENTS DU LIBAN
ARTICLE
PUBLIÉ LE 03/11/2019
Propos recueillis par Mathilde Rouxel
Joseph
Bahout est politologue, chercheur à Carnegie Moyen-Orient et enseignant à
Sciences Po Paris. Il revient pour Les clés du Moyen-Orient sur les
manifestations actuelles au Liban, les facteurs déclenchant, les revendications
des manifestants, les réponses du pouvoir politique, ainsi que sur la
contre-manifestation organisée ce dimanche 3 novembre par le mouvement aouniste
avec probablement le Hezbollah, en soutien au président et au pouvoir actuel.
Pouvez-vous revenir sur les
manifestations au Liban, sur leurs facteurs déclenchant ? Quelles sont les
revendications des manifestants ?
Il
y a d’abord le facteur immédiat qui a provoqué le déclenchement des
manifestations, même si aujourd’hui il n’a plus beaucoup de sens : la taxe
sur la messagerie WhatsApp. De façon très surprenante, et qui est jusqu’à
présent inexplicable, soudainement des dizaines de milliers de gens descendent
dans la rue. Depuis, ce mouvement n’a cessé de prendre de l’ampleur, jusqu’à
devenir quelque chose d’autre. Il y a en effet des raisons beaucoup plus
profondes que cela.
Ce
sont des raisons structurelles extrêmement difficiles à résoudre : une
crise économique sur laquelle nous n’avons pas cessé de revenir à chaque fois
que l’on parle du Liban. On connaît aujourd’hui le diagnostic : un pays au
bord de la cessation de paiement, une dette publique énorme, une livre qui est
tenue à bout de bras et qui est très fragile mais surtout des services publics
qui n’existent plus dans le pays depuis longtemps. La cerise sur le gâteau,
mais qui est certainement l’élément le plus toxique de la situation, est la
corruption inqualifiable de la classe politique, toute confondue qui, pour
protéger ses malversations, est totalement en phase avec elle-même. Cette
classe politique se protège, même si elle ne s’entend pas d’un point de vue
politique.
L’implication
des gens au départ, comme dans tous les mouvements révolutionnaires, était
vague, confuse, pas très réaliste. Les slogans allaient de la volonté de faire
chuter le gouvernement et le régime, à celle d’un changement de système et de
prise de pouvoir. Tout cela fait partie du moment romantique révolutionnaire.
Qui sont les manifestants dans ce
pays composé d’environ 17 communautés ?
Comme
toujours dans ce genre de situation, il est très difficile de faire la
sociologie du mouvement évidemment, même si on sait un peu qui est dans la rue.
Les manifestants se caractérisent par leur hétérogénéité, mais il y a pourtant
un mouvement unificateur très intéressant.
Il
y a d’un côté le « ras-le-bol », le désir d’une société d’être
libérée des jougs du système clientéliste, quelque fois du communautarisme, de
la corruption. Bien sûr, cela ne veut pas dire grand-chose socio-politiquement.
Ce qui frappe est que dans la tradition libanaise, politiquement assez apathique,
on ne voit pas de protestations populaires qui durent plus de quelques heures
ou de quelques jours. C’est notable : cela fait quinze jours que les rues
sont jour et nuit plus ou moins occupées, avec des pics.
La
deuxième chose très importante est la décentralisation du mouvement. Pour la
première fois, des villes périphériques protestent, parfois même plus que
Beyrouth. C’est le cas de Tripoli, ville qui n’est pas connue pour son
activisme politique pacifique, mais d’abord pour ses mouvements islamistes. Là,
d’autres mouvements de société civile, fortement impressionnants, sont
descendus dans la rue. D’autres villes sont dans ce cas, comme Saida, Baalbek,
etc.
Autre
point, qui a malheureusement été écorné avec le temps, est le caractère pour la
première fois vraiment transcommunautaire du mouvement. C’est la première fois
- et c’est la différence notable avec 2005 et avec d’autres années de
protestation au Liban - la rue chiite était complètement mobilisée et a pris à
partie son propre leader - essentiellement le Président de la Chambre, un tout
petit peu moins le président du Hezbollah pour des raisons que l’on connaît.
Le
problème est qu’au bout d’un moment, la rue a commencé à se démobiliser, au
moins en raison de la terrorisation de la part des mouvements chiites Amal et
Hezbollah. C’est là que l’on a pu voir un autre aspect dans le mouvement :
un retour nostalgique à des thèmes du type de 2005 contre le Hezbollah et
l’Iran. Si ces revendications sont complètement légitimes, elles instaurent une
nouvelle division dans le pays, entre pro et anti-iraniens, entre pro et
anti-syriens, entre pro et anti-occidentaux. On commence alors à toucher les
limites de ces événements, sur lesquels joue le Hezbollah, disant qu’ils sont
manipulés par des mouvements impérialistes, par les États-Unis, par Israël,
afin de miner l’Iran et la résistance. Cette hétérogénéité du mouvement fait
ainsi sa force mais aussi sa faiblesse.
On
note aussi un manque de leadership clair dans ce mouvement, résultant du fait
qu’il s’agit d’un conglomérat d’associations dont une grande partie a commencé
à exister en 2005. D’autres se sont développées de façon très forte lors de la
crise des ordures, lorsque la société civile s’est présentée aux élections,
avec un résultat assez déplorable en 2016. Au-dessus de tout cela, se sont
ajoutés de groupes nouveaux, composés de jeunes qui ont aujourd’hui 17-18 ans
(des gens que l’on appelle ici des milléniaux, nés dans les années 2000) -
c’est sans doute là leur première expérience politique. On ne sait pas
grand-chose de leur orientation politique. À part réclamer la chute du
gouvernement, l’abolition du système communautaire - ce qui est très
intéressant mais un petit peu décalé par rapport à la crise économique et à
l’enjeu immédiat - on ne sait rien de leurs revendications. Evidemment, ils
refusent de s’organiser et de créer un leadership unique, parce que ce serait
jouer le jeu du pouvoir. D’un autre côté, le pouvoir dit vouloir négocier, et
avoir besoin d’interlocuteurs. Vendredi 1er novembre, Hassan Nasrallah a poussé
le cynisme en disant qu’il serait bien que des représentants du mouvement
participent au nouveau gouvernement qui va être formé.
Dans ce contexte, le Premier
ministre Saad Hariri a annoncé le 29 novembre sa démission. Pouvez-vous revenir
sur cette décision ? Quelles peuvent en être les conséquences ?
Depuis, les élites politiques ont également été au cœur des revendications, y
compris Hassan Nasrallah. Pourquoi ?
Entre
temps - nous en sommes aujourd’hui à 15 jours - la politique s’est bien
évidemment mêlée de tout cela. D’abord, le premier moment a été l’atteinte à
l’intégrité du gouvernement, parce que les Forces Libanaises s’en sont
retirées. Quelques jours plus tard, Saad Hariri pense pouvoir résorber ces
événements en annonçant une série de réformes qui sont en fait une liste de
choses qui auraient dû être faites il y a quatre ou cinq ans et qui n’ont
jamais été faites, d’autres qui sont inutiles ou qui ne résolvent pas la crise.
Ces annonces ont enflammé la rue. Quelques jours plus tard, Saad Hariri remet
sa démission, ce qui est cosmétiquement une victoire pour la rue : c’est
ce qu’elle voulait. Elle demandait la formation d’un gouvernement de
technocrates avec des élections anticipées. Depuis, on est dans un temps
beaucoup plus flou politiquement et un peu effrayant puisqu’aujourd’hui, ce
sont les forces de la contre révolution qui reprennent l’offensive,
c’est-à-dire le pouvoir profond : la présidence, le Hezbollah, les partis
communautaires bien ancrés qui aujourd’hui fournissent leurs armes pour
reprendre l’initiative.
Dans
le discours du président de la République, celui-ci a dit qu’il comprenait et
qu’il allait pousser la formation d’un gouvernement de technocrates mais tout
en amenant l’idée que les technocrates ne sont pas des politiques et qu’ils
pouvaient être au service du pouvoir actuel.
Le
chef du Hezbollah a fait le même discours vendredi 1er novembre, en plus
virulent, en disant que certes le gouvernement devrait être technocratique mais
avec une ligne politique claire, celle du respect des grands axes de la
résistance.
On
est peut-être à la veille de l’offensive de la contre-révolution. Aujourd’hui,
dimanche 3 novembre, le mouvement aouniste avec probablement le Hezbollah, vont
faire descendre dans la rue une énorme manifestation de soutien au président et
au pouvoir actuel, c’est-à-dire envoyer un message aux foules protestant contre
le pouvoir qui consiste à dire : vous avez la rue, nous en avons une
aussi. Il n’y a pas de majorité claire dans le pays, il faut maintenant qu’on
parle politique. C’est dans cette impasse que va se trouver le pays et le
mouvement de contestation.
Les
manifestations de soutien qui sont organisées aujourd’hui dimanche, risquent de
prendre le mouvement à son propre jeu en formant un gouvernement de
technocrates à la main du pouvoir. Le mouvement se verra dans l’embarras en
voyant le pouvoir enfourcher la revendication de la rue sur la
corruption : il prépare en effet de mesures anticorruption sur la campagne
politique qui favorisera des règlements de compte politique. Ce seront des
mesures qui plairont au peuple en ce qu’elles seront populistes, mais elles
s’attaqueront avant tout aux opposants du pouvoir. C’est là le propre des
contre-révolutions : mettre en pâture des noms pour faire taire des opposants
récalcitrants. Avec la menace d’effondrement économique planant sur ces
rassemblements, il est possible que le mouvement se fasse prendre à son propre
jeu.
Ce mouvement est caractérisé par
une ampleur inédite, la participation des femmes aux manifestations, des
revendications politiques et économiques, et pose la question des fondements
politiques du Liban. D’autres mouvements similaires se sont-ils produits dans
l’histoire récente du Liban ou ce mouvement reste-t-il totalement inédit ?
Il
est inédit par son ampleur, et parce qu’il généralise un ras-le-bol d’un peuple
qui n’a plus du tout de confiance en la classe politique. Jusqu’ici, les
mouvements s’attaquaient à une partie de la classe politique mais en
épargnaient une autre.
Cependant,
ce n’est pas vraiment inédit si l’on se rappelle des événements de 2005, de
2015, 2016 etc. Nous sommes dans un pays où il y a malgré tout, et relativement
aux autres pays de la région, une liberté d’action politique. C’est ce sédiment
qui a créé tout cela. Ce qui est inédit en revanche, est la désorientation du
pouvoir les premiers jours. Le pouvoir a été groggy pendant très longtemps. Il
n’a pas compris ce qu’il se passait – n’avait même pas compris que ça pouvait
se passer, comme sans doute la plupart des manifestants qui ont été surpris par
leur propre force eux-mêmes. Mais aujourd’hui, on revient à des choses plus
structurelles en politique libanaise : les divisions, le cynisme du
pouvoir, la grande capacité à manœuvrer du Hezbollah qui commence à trouver les
parades à tout cela, et parallèlement à cela une rue libanaise qui n’est pas
très rompue au jeu politique et qui peut se faire prendre à certain piège. Elle
l’a déjà été à certains égards.
L’argument
classique des contre-révolutions dans le monde, et plus particulièrement dans
le monde arabe après 2011, est celui du parti de l’ORDRE, qui est le parti le
plus important dans tous les pays du monde : une classe bourgeoise qui,
après avoir manifesté un peu, rentre dans son quotidien, veut renvoyer ses
enfants à l’écoles, aller retirer de l’argent à la banque. Cela a pour
conséquences une difficulté à se constituer en mouvement révolutionnaire de
long terme. Il existe une frange politisée, radicale, mais ce n’est pas elle
qui peut faire descendre dans la rue des milliers de personnes, surtout si la
violence s’en mêle. Et il se fait que le pouvoir sait manipuler de temps en
temps la violence par le biais de ses milices, comme celles du mouvement Amal
ou du Hezbollah pour rappeler aux gens « normaux » que ces
affaires-là sont sérieuses et qu’elles comportent parfois des risques
physiques.
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