LE NŒUD DU DRAGON
ARTICLE PUBLIÉ LE 22/08/2019
Par Florence Somer Gavage
Χαλέπι, Συρία, 13ος αι.
from Anna Caiozzo, « Éclipse ou Apocalypse. Remarques autour du nœud du dragon dans les miniatures des Commentaires de l’Apocalypse de Beatus de Liébana », Médiévales[Online], 65 | automne 2013, Online since 20 January 2014, connection on 24 August 2019. URL : http://journals.openedition.org/medievales/7121 ; DOI : 10.4000/medievales.7121
Noeuds de serpent sur la façade de Saint Génard - photo Jacques Lefebvre, http://archeomellois.canalblog.com/
https://media.springernature.com/original/springer-static/image/chp%3A10.1007%2F978-3-319-11632-7_4/MediaObjects/330466_1_En_4_Fig1_HTML.gif
Avez-vous remarqué que, dans le ciel de l’astrologue -
celui des étoiles fixes, des constellations qui doivent leur existence à la
somme historique de l’imaginaire humain qui, d’est en ouest, leur a donné forme
et sens - dans ce ciel constellé donc, se faufile un être complexe, à la fois
captivant et inquiétant. La constellation d’Ophiuchus ou serpentarius,
traversée par le Soleil du 29 novembre au 18 décembre, se situe entre la
constellation du Scorpion et celle du Sagittaire. Remarquée par Aratos de Soles
et répertoriée dans le Mathématikế sýntaxis (Almageste) de Ptolémée, la
constellation visible entre 80° Nord et 80° Sud représente un homme tenant dans
sa main un serpent. Ce serpent qui révéla à Asclépios les secrets de la
médecine et de l’immortalité et que Zeus plaça dans le ciel - après l’avoir
fait périr avec Asclépios pour préserver l’hermétisme et le pouvoir de
résurrection divin - est visible par sa tête (Serpens Caput) non loin de la
constellation de la Balance et sa queue (Serpens Cauda), voisine du Sagittaire.
S’il ne peut exister entièrement, le dragon doit néanmoins rester uni. Pour
éviter de laisser tête et queue errer indéfiniment à la recherche l’un de
l’autre, pour empêcher cette quête néfaste et résoudre ce problème qui n’en
était pas un, les deux bouts furent réunis, par un nœud, gordien s’il en
est.
Le voyage entre Orient et Occident nous mène, dans cet article, à la rencontre d’un personnage aux origines obscures, énigmatique polymorphe, polyvalent, imaginaire, inquiétant.
Le voyage entre Orient et Occident nous mène, dans cet article, à la rencontre d’un personnage aux origines obscures, énigmatique polymorphe, polyvalent, imaginaire, inquiétant.
Le Dragon satanique et
apocalyptique
Dans la
littérature chrétienne, le dragon, être fantastique quadrupède cracheur de feu
apparaît comme le suppôt du mal à détruire, parfois comme la figure de
l’antéchrist ou son séide. On le trouve dans le douzième chapitre du livre des
Révélations ou l’Apocalypse de Jean où il est question d’une femme, d’un dragon
et d’un enfant ; dans le chapitre dix-sept où la bête, tantôt représentée
sous forme de dragon, tantôt sous forme de serpent, possède sept têtes (1)
symbolisant les sept collines de Rome ou les sept rois qui s’y sont succédés ou
encore dans la Babylone aux serpents contée dans le livre de Daniel. Le dragon,
figure du mal suprême est terrassé par un saint ou, apparaissant à la fin des
temps, par le Christ.
En Arménie
ou en Géorgie, les saints tuent les dragons et se montrent sur les bas-reliefs
ou les façades des églises. Pour exemple, la façade de l’église Sainte-Croix
d’Akhtamar datant de 921 où saint Théodore tue un dragon porteur d’un nœud en
forme de cœur, celui qui relie sa tête et sa queue. Ce nœud qui paraît les
dragons d’Orient, dans l’art chrétien et islamique, s’est imposé dans
l’iconographie occidentale par le biais des communautés chrétiennes
arméniennes, syriaque ou mozarabes, donnant un cœur à un être maléfique qui
n’en demandait pas tant.
Le dragon magique et astrologique
Connoté
négativement en Occident latin, le dragon est élément incontournable dans la
cosmologie orientale depuis les époques les plus éloignées. Il est Tiamat,
l’emblème du chaos combattu par le dieu babylonien Marduk. Il se nomme Humbaba,
porteur des forces obscures, souterraines et maléfiques alors que Gilgamesh le
combat dans son épopée éponyme. Créature d’Ahriman dans la littérature
zoroastrienne, il est l’adversaire des héros du livre des rois, pendant
nécessaire à la révélation de leur courage, à l’instar de celui des princes
dans l’Occident médiéval. Sa représentation céleste, symbolisant la voie
lactée, est retranscrite du sanskrit en moyen perse et transmise au monde
arabo-musulman médiéval sous le nom d’al-Jawazahar.
En Chine,
au contraire, le dragon est un véritable principe moteur dans le monde naturel
et social. Être sacré, révéré et redouté, le plus éminent mais aussi le plus
énigmatique. Avec ou sans ailes, vert, bleu, noir ou jaune, le dragon n’en est
pas moins réel. Les textes sont formels : des personnages de haut rang ont
côtoyé les dragons, les ont apprivoisés, montés ou attelés à leur char. La
fonction symbolique du dragon est liée au centre, à la terre, à la couleur jaune
qui est celle de l’empereur. Le dragon, sa forme, sa fonction et son univers
sont présentés différemment selon les auteurs, les régions et les époques. Dans
l’eau, au travers des nuages ou sur terre, le dragon interagit de façon plus ou
moins harmonieuse avec les hommes et les dieux. Comme la Simurgh protège Zaal
dans le Šahnāmeh, les dragons sont les protecteurs des enfants bénis des
esprits. Cette ambivalence draconique entre néfaste et auspicieux, yin et yang
a permis un passage plus aisé de l’animal extraordinaire vers la psyché turque.
La fonction talismanique du dragon permettant que triomphe la lumière, la
protection de la fertilité et le retour de la pluie sont autant de thèmes
partagés par les dragons turco-chinois dévorant la Lune.
Dès
l’époque des Han (206 acn-220pcn), l’empereur revêt un vêtement portant comme
motifs la Lune, le Soleil et le dragon. Le dragon est l’un des éléments de
l’horoscope chinois et fut adopté par les Turcs avant que ne s’impose le
référent astrologique d’origine grecque islamisé. A cela s’ajoute un substrat
chamanique, totémique et magico-religieux qui explique la présence de l’image
du dragon sur l’étendard de Tamerlan au XIVème siècle. Plus qu’un faire-valoir
de bravoure, le dragon oriental est l’emblème de la protection, délivrant les
eaux nécessaires et salvatrices dans les mythologies indiennes, arméniennes ou
turques. Son évocation est un talisman apotropaïque en soi et son image est
corolaire de celle du pouvoir politique par l’entremise de la portée symbolique
qu’il a acquise dans le monde chinois. De par leur contact avec la civilisation
sinisante, les Turcs qui prirent le pouvoir dans les régions de Haute
Mésopotamie se démarquent de la vision dragonesque véhiculée dans le
Proche-Orient. Le thème du dragon connaît un renouveau particulier dans
l’architecture ou l’art des métaux et miniatures dès l’installation des
Seljoukides en Anatolie.
La
cosmologie grecque hérite de la croyance égyptienne selon laquelle le dragon
entourant le cosmos de son corps, l’ouroboros, incarne le temps éternel et
permanent, thème que les alchimistes reprendront pour illustrer la
transmutation des métaux et la dissolution des corps.
Le sens du nœud
Pour
comprendre comment le nœud dans le corps et le cœur du dragon s’est imposé dans
les fresques religieuses chrétiennes occidentales, il nous faut nous perdre
quelque peu sur les chemins de l’astrologie. Abū Ma’shar al-Balkhī assortit
d’une signification astrologique et magique le nœud au centre du corps du
dragon en s’appuyant sur une légende hindoue mettant en scène Rāhu et Kētu. En
tentant de dérober le Soma, le breuvage d’immortalité aux dieux, Rāhu, dénoncé
par le Soleil et la Lune, eut la tête tranchée. Pour se venger, Rāhu, le dragon
sans queue, fit la promesse de poursuivre inlassablement les deux luminaires
pour les dévorer, créant alors les éclipses luni-solaires dont les hommes
furent témoins par la suite. Ce dragon divisé installé dans le ciel sera
ensuite utilisé par les astrologues qui créeront deux planètes supplémentaires,
montant au nombre de neuf les graha ou corps célestes représentés par un
losange divisé en autant de parties égales. Cette histoire permit aux
astrologues de nommer la position mobile des nœuds lunaires et la prédiction
des éclipses dont la tête, Rāhu, forme le nœud ascendant et Kētu, sa queue, le
nœud descendant. Leur position s’inverse tous les dix ans alors qu’une
révolution complète prend dix-huit ans et demi. Dans l’iconographie hindoue et
musulmane, la tête sera représentée comme telle avec pour domicile les Gémeaux
alors que la queue prend la forme d’un nœud ophidien, en exaltation dans le
Sagittaire ; mais les astrologues du monde arabo-persan ne donneront pas
un caractère planétaire à ceux des éléments. Rāhu devient al-Ra’s et Kētu,
dhanab al-Tinnīn.
A la période
Seljoukide et Ilkhanide, les représentations du dragon qui se multiplient au
XIIIème sont des artefacts enrichis des conceptions grecques, mésopotamiennes,
hindoues, chinoises et turques, laissant le témoin oculaire contemporain
pantois sur la signification positive ou négative à donner à de telles
occurrences. D’un point de vue astrologique, le Jawzahar acquiert le statut
flou et seyant au caractère rétrograde de ces planètes que la tradition
iranienne appelle « errantes ».
La représentation du nœud
Mais
revenons au nœud au cœur du dragon. Dans l’iconographie musulmane médiévale, la
queue en domicile dans le Sagittaire prête sa forme à celle du centaure. Les
dragons des éclipses luni-solaires sont le plus souvent figurés comme deux
dragons qui s’affrontent dotés d’un ou plusieurs nœuds dans leur corps selon un
modèle iconographique qui trouverait son origine en Asie centrale. Sur la porte
du Talisman à Bagdad édifiée par le calife abbasside al-Nāsir en 1221, la
partie supérieure du linteau est décorée d’un bas-relief présentant deux
dragons avec, au centre de leur corps, un nœud en forme de cœur qu’un
personnage central maitrise par la langue. On peut y voir un symbole politique
et la victoire sur les Mongols et sur le Shah Muhammad II, la signification apotropaïque
est également présente et les similitudes du personnage central avec les
représentations habituelles de la Lune sont trop flagrantes pour faire
l’économie du sens astrologique. Citons encore les bas-reliefs à dragons ornant
la porte de la citadelle de Konya, celle du palais d’Alā al-dīn dans cette même
ville ou la porte d’Urfa de la citadelle d’Alep. Après la période Seljoukide,
on retrouve les dragons s’affrontant sur des objets de la vie courante à la
période timouride, notamment sous le prince astronome féru d’astrologie Ulugh
Beg. Al Jazarī (1136-1206) parle de dragons dressés attaquant une tête de lion,
le domicile du Soleil menacé, depuis Rāhu, d’extinction par le Dragon, tout
comme la Lune.
Quant au
nœud talismanique, sa signification, héritée de son passé dragonesque est
désormais double : soit il provoque le mal, soit il le conjure… Le nœud du
dragon associe dans une complexité joyeuse les nœuds de Lune ou les positions
des éclipses soli-lunaires, une signification apotropaïque, les insignes du
pouvoir et de la destruction et des formules magiques puissantes. Dans les
alphabet magiques arabes comme le rūhānī, ce signe, comme six autres, est
invoqué dans les formules de guérison inscrites sur les bols magiques où sont
confectionnés des thériaques pour soigner les piqures mortelles de scorpions et
serpents. Une manière de détourner à nouveau la colère et la puissance divine
pour, comme l’image du dragon lui-même, faire vivre ce qui devait mourir.
Notes :
(1) A noter que l’on retrouve cette être fantastique dans des mythologies diverses notamment grecque (l’hydre de Lerne), hindoues (nāgās) ou lybique (talafsa).
(1) A noter que l’on retrouve cette être fantastique dans des mythologies diverses notamment grecque (l’hydre de Lerne), hindoues (nāgās) ou lybique (talafsa).
Quelques liens :
A CAIOZZO, Eclipse ou apocalypse, remarques autour du noeud du dragon dans les miniatures des commentaires de l’apocalypse de Beatus de Liebana, Médiévales 65, Paris 2013.
W. DEONNA, Ouroboros, Artibus Asiae, 15, N° k½, 1952.
J-P DIENY, Le symbolisme du dragon dans la Chine antique, Collège de France, Institut des Hautes Etudes Chinoises, Paris, 1987.
W. HARTNER, The pseudo-planetary Nodes of the Moon’s orbut in Hindu and Islamic Iconography, Ars Islamica, 5, 1938.
M.VAN BERCHEM, J. STRZYGOWSKI, Amida, Matériaux pour l’épigraphie et l’histoire musulmane du Diyar Bakir, Paris, 1910.
A CAIOZZO, Eclipse ou apocalypse, remarques autour du noeud du dragon dans les miniatures des commentaires de l’apocalypse de Beatus de Liebana, Médiévales 65, Paris 2013.
W. DEONNA, Ouroboros, Artibus Asiae, 15, N° k½, 1952.
J-P DIENY, Le symbolisme du dragon dans la Chine antique, Collège de France, Institut des Hautes Etudes Chinoises, Paris, 1987.
W. HARTNER, The pseudo-planetary Nodes of the Moon’s orbut in Hindu and Islamic Iconography, Ars Islamica, 5, 1938.
M.VAN BERCHEM, J. STRZYGOWSKI, Amida, Matériaux pour l’épigraphie et l’histoire musulmane du Diyar Bakir, Paris, 1910.
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