DOSSIER DU MAGAZINE L’HISTOIRE : « AUX ORIGINES MYTHIQUES DE L’IRAN : LA PERSE DU ROI DES ROIS », JUIN 2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 21/06/2019
Compte rendu de Claire Pilidjian
Au mois de juin, le magazine L’Histoire consacre
son numéro à l’Empire achéménide. Ce qui frappe à la lecture de ce passionnant
dossier, est l’angle très particulier par lequel le premier empire-monde de
l’Antiquité est communément abordé en Europe : on en connaît, certes, les
grands noms : Cyrus, Darius, Persépolis, ou encore Suse ; et on sait
généralement que c’est sur ce terrain qu’Alexandre le Grand fit ses premières
conquêtes. Pourtant, et c’est bien ce que nous enseigne ce numéro qui fait une
place particulière à l’historien Pierre Briant, la réalité est bien plus
diverse. Tout en retraçant l’histoire de l’Empire perse et de ses grands noms,
« Aux origines mythiques de l’Iran : la Perse du roi des rois »
interroge la perception très réductrice partagée en Occident de cet Empire. Le
dossier propose au lecteur une immersion dans l’histoire des Perses, à l’aide
d’une iconographie très riche et nous invite à renverser notre regard sur
l’empire achéménide.
Élamites,
Perses et Achéménides
Les auteurs du dossier
préfèrent à l’appellation d’empire « perse » celle d’empire
« achéménide », car les « Perses » au sens strict sont en
réalité les habitants d’une région du sud des monts Zagros – que l’on désigne
aujourd’hui par le terme Fars. Ceux que l’on appelle communément
« Perses » sont en fait un peuple issu de croisements avec un autre
peuple, les Élamites, qui habitaient alors la région allant de Suse au Fars.
Quant à « l’Empire mède » dont descendraient les Perses selon
certains (comme Hérodote), il est probable qu’il n’ait jamais existé ;
Élamites et Perses constituent à cette époque des petits royaumes séparés. Le
terme « achéménide » relève lui aussi d’une forme
d’affabulation : le roi Achéménès, dont Darius prétendait être le
descendant, est une pure création de ce dernier pour légitimer son pouvoir
lorsqu’il s’impose face à la dynastie régnante, les Teispides, en 522 !
Mais parler d’empire achéménide reste plus précis qu’utiliser le terme d’empire
perse, « qui donne une connotation ethnique unitaire à un empire
fondamentalement multiethnique, multilingue et multiculturel ».
La cartographie présentée
dans une double-page du dossier permet d’identifier ces différents royaumes, et
rend compte de l’évolution des extensions de l’Empire achéménide. Il s’agit du
premier empire-monde de l’Antiquité : avant qu’il ne s’élève, en effet, le
Moyen-Orient s’organisait en plus petites entités : on comptait des
royaumes, des cités en Grèce, des empires mêmes dans le cas de l’empire
néo-babylonien ; même en Chine, il faut attendre la fin du IIIe siècle av.
J.-C. pour qu’apparaisse la dynastie impériale des Han.
Sur
les traces de Cyrus
Le dossier s’ouvre sur un long et passionnant
entretien avec Pierre Briant, qui est le principal historien, à ce jour, à s’être
intéressé à la question de l’Empire achéménide. Il est l’auteur d’une Histoire
de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Fayard, 1996). Pierre Briant
revient ici sur l’histoire de l’Empire : il détaille à la fois les
conquêtes ayant permis sa construction, ainsi que le fonctionnement de ce
dernier et les raisons qui ont pu expliquer son ascension tout comme son
déclin.
L’empire achéménide est
fondé par le roi Cyrus au VIe siècle av. J.-C. Cyrus vient probablement du
royaume d’Anshan, situé dans l’actuel Fars. Une série de conquêtes vers l’Ouest
du Moyen-Orient le rend maître, au milieu du siècle, de la Médie, de la Lydie,
ainsi que de Babylone (-539). Ses successeurs poursuivent cette vague de
conquêtes, et l’Empire achéménide se voit agrandi d’une partie de l’Égypte,
couvrant la vallée du Nil, de territoires situés en Asie centrale allant
jusqu’à la vallée de l’Indus, et également toute la côte ouest de la mer Noire.
C’est en 510 que l’Empire est au sommet de sa superficie, et il conserve
globalement ses frontières jusqu’en 330, lorsqu’Alexandre le Grand s’empare des
capitales perses de Babylone, Pasargades et Persépolis.
Le succès de ces
conquêtes, qui s’effectuent assez rapidement, s’explique certes par la
supériorité militaire des Achéménides – leur armée comprenait 20 à 30 000
hommes – mais surtout par la stratégie adoptée par les chefs militaires en
terrains conquis : Cyrus prend le premier le parti de s’assurer du soutien
des élites locales en leur offrant de conserver leur situation économique et
financière, mais, de manière plus ingénieuse encore, en maintenant les
traditions locales. A Babylone, Cyrus prend ainsi le titre babylonien
traditionnel de « roi des pays ». Ses successeurs poursuivent cette
stratégie : Cambyse II, par exemple, a suivi les coutumes pharaoniques et
a respecté les règlements du culte égyptien. Toutefois, il faut souligner que
les royaumes conquis par les Achéménides continuent d’exister : ils ne
sont pas totalement fondus dans l’Empire. De même, les titres de roi ou encore
de pharaon persistent, mais les territoires sur lesquels règnent ces derniers
ont perdu leur indépendance. En outre, ces territoires sont intégrés à
l’administration impériale : l’Empire achéménide est constitué d’environ
25 satrapies, chacune étant dirigée par un satrape, qui représente le Roi des
rois dans le territoire administré. L’administration de l’Empire nous est
partiellement connue grâce à de nombreuses tablettes d’argile qui ont été
retrouvées, notamment en Égypte. Si l’Empire est multilingue, une langue
commune a toutefois été choisie pour permettre aux administrations de
communiquer plus aisément : l’araméen.
L’Empire comprend plusieurs capitales : Cyrus
choisit d’établir sa résidence royale à Pasargades ; Darius lui préférera
Persépolis, mais il fera également construire un palais dans la ville de Suse.
C’est à Pasargades que le dossier de L’Histoireconsacre un
portfolio. On peut en effet toujours y visiter les ruines du palais impérial de
Cyrus, épargné par Alexandre : si ce dernier n’a pas hésité à mettre à sac
Persépolis, son admiration pour le grand Cyrus explique sans doute la
conservation de Pasargades. On découvre au fil des pages la maison qui contient
le tombeau de Cyrus, construite sur un socle à sept degrés, ou encore les
kilomètres de canaux en pierre creusés pour mettre la vallée aride en culture
et alimenter l’agriculture des villages alentour.
Comment expliquer,
alors, le déclin si abrupt d’un Empire qui avait su conserver la plus grande
partie de ses frontières pendant deux siècles ? Pour Pierre Briant, c’est
sans doute qu’« aucune valeur impériale commune n’existait qui aurait
conduit telle ou telle population à continuer à soutenir Darius et les Perses
après une défaite en bataille rangée, d’autant plus qu’Alexandre utilise les
mêmes méthodes que Cyrus, Darius et leurs successeurs, en maintenant les élites
ralliées dans leur position ». Cet Empire multiculturel, multilingue, n’a
pas été à même d’inventer son propre mythe et de rassembler les populations
comme il rassemblait les terrains conquis ; et c’est bien cette absence de
« culture d’empire », cette absence d’unification culturelle au-delà
de l’unification administrative, qui lui a fait défaut.
Renverser
le regard
Comme le rappelle Pierre Briant dans l’entretien
liminaire, l’Empire achéménide reste un sujet très mal connu. Lorsqu’il a
commencé ses recherches sur ce sujet dans les années 1970, « la doxa était
qu’Alexandre avait tout changé et qu’avec lui on passait d’une phase A à une
phase B, au point même d’appeler cette phase A « préhellénique » !
Jamais on n’expliquait ce qu’était la phase A, c’est-à-dire le monde qu’avait
conquis Alexandre entre 334 et 323. » Cette vision occidentale, qui veut
que le Moyen-Orient soit un monde endormi qui ne reprend vie qu’avec Alexandre
le Grand, Pierre Briant a souhaité la remettre en question grâce à ses
recherches. C’est bien aussi l’enjeu de ce dossier. Il nous invite, ainsi, à
voir les Grecs comme « un peuple parmi d’autres » - ce qui surprendra
plus d’un helléniste, habitué à ne croiser les Perses que lors de la bataille
de Salamine (480) dans un extrait d’Hérodote, ou encore lors de l’affrontement
à Counaxa (401) racontée dans l’Anabase par Xénophon !
Pourtant, si l’on inverse le regard, et que l’on se place du point de vue des
Perses, les Grecs sont un simple peuple, qui diffère peu des autres peuples
présents au sein de l’Empire. Certes, une partie importante des Grecs vit hors
de l’Empire, puisque seule la Lydie figure parmi les territoires conquis par
Cyrus. Mais au cours du Ve siècle et de la première partie du IVe siècle av.
J.-C., les Perses sont plus d’une fois mêlés à la politique athénienne :
en 394, Athènes reçoit ainsi des Perses de quoi finir la reconstruction des
Longs Murs, tandis que la Paix du Roi en 386 réaffirme les droits de l’Empire
sur les cités grecques d’Asie mineure. L’Empire achéménide garde donc une forme
de souveraineté dans la région jusqu’aux conquêtes d’Alexandre, en 334. Comme
le note Maurice Sartre, « dehors ou dedans, les Grecs de l’Égée vivent
constamment à l’ombre du Grand Roi, personnage familier, dont les agents (en
Asie) et les ambassadeurs (en Europe) transmettent ordres et menaces ».
Le dossier de L’Histoire invite
également le lecteur à revoir sa vision de la religion des Perses. L’idée qui
prévaut en effet est que le dieu vénéré par les Perses est Auramazda, et que la
religion de l’Empire est le zoroastrisme. Or, il s’avère qu’Auramazda n’était
qu’un dieu parmi bien d’autres. S’il a une importance particulière, c’est
notamment parce que les sacrifices qui lui sont consacrés sont financés par
l’Empire. Mais il n’est pas la seule des divinités de l’Empire à en bénéficier.
De nombreuses inscriptions ont permis d’identifier d’autres dieux, et de
conclure que le paysage religieux achéménide est bien plus vaste qu’on ne le
pense. Il faudrait même, selon Wouter Henkelman, parler de « panthéons
achéménides » au pluriel, car ce paysage religieux ne se développe pas de
la même façon que le panthéon grec ou romain ; et s’il existait peut-être
un panthéon propre au centre de l’État, un grand nombre d’autres dieux sont
vénérés par les populations des territoires conquis.
Réinvestir
le mythe des Achéménides
Les Achéménides, on l’a vu, ont peiné à inventer leur
propre mythe ; pourtant, il y a bien aujourd’hui un mythe autour de cet
Empire, et plus précisément autour du personnage de Cyrus. Cette admiration
pour lui est d’ailleurs ancienne ; celle d’Alexandre le Grand a déjà été
évoquée ; elle était également partagée par Hérodote (Histoires) et
par Xénophon (Cyropédie).
En 1971, une série
d’hommages est organisée en Iran pour célébrer les 2 500 ans de la
fondation de l’Empire achéménide. Le dirigeant d’alors, Mohammed Reza Chah,
s’exprime sur l’idéal de tolérance et de justice représenté par Cyrus… qu’il ne
voit comme rien moins que le fondateur des droits de l’homme ! Cette
légende vient en fait du « cylindre de Cyrus » : trouvée à
Babylone, cette tablette en argile évoque l’entrée de Cyrus dans la ville en
539. Il y apparaît comme un véritable libérateur, venu détrôner le précédent
souverain, Nabonide. De là à le voir comme le fondateur des droits de l’homme,
il y a tout de même un pas – allègrement franchi par Mohammed Reza Chah, qui
offre une réplique du cylindre à l’ONU. Cette « dynamique
d’instrumentalisation du passé achéménide » avait déjà été bien engagée
par son père et prédécesseur, Reza Pahlavi, qui avait inauguré les « Fêtes
de Persépolis » en présence d’un très grand nombre de dirigeants mondiaux.
Ce mythe fonctionne d’ailleurs très bien : pour justifier le rapprochement
entre l’Iran et Israël, en 1971, David Ben Gourion n’hésite pas à célébrer la
tolérance dont fit preuve Cyrus en laissant revenir à Babylone les Juifs qui en
avaient été exilés en 538 av. J.-C. Aujourd’hui encore, le président
Ahmadinejad s’est aussi employé à réactiver ce mythe, en diverses occasions –
quand bien même, à l’inverse, des opposants au régime utilisent la tombe de
Cyrus comme point de ralliement lors de manifestations.
Conclusion
« Les Grands Rois n’ont pas produit de récit
capable de faire fonctionner l’imagination sur la geste de ces
« rassembleurs de terres ». » Si les Achéménides n’ont pas su
faire rêver suffisamment leurs peuples, L’Histoire y est
parvenue au cours de cette immersion au cœur de l’Empire perse. Citons pour
conclure à ce sujet l’article de Dominique Lenfant, sur le Grec Ctésias de
Cnide. Médecin de la cour d’Artaxerxès II, le fils de Darius II, Ctésias a
laissé derrière lui quantité de récits sur la vie dans le monde perse :
certains très historiques, d’autres relevant plus certainement de
l’affabulation : aux côtés d’animaux extraordinaires alors inconnus des
Grecs, on prend plaisir à découvrir des querelles de cour et des secrets
d’empoisonneurs…
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