A L’HEURE DE LA BATAILLE DÉCISIVE CONTRE DAECH, RETOUR SUR LES ORIGINES
DE L’ETAT ISLAMIQUE EN SYRIE
ARTICLE PUBLIÉ LE 13/03/2019
ARTICLE PUBLIÉ LE 13/03/2019
Par Claire Pilidjian
https://www.lesclesdumoyenorient.com/A-l-heure-de-la-bataille-decisive-contre-Daech-retour-sur-les-origines-de-l.html
Les forces
démocratiques syriennes (FDS) ont lancé dimanche 10 mars un ultime assaut
contre les combattants de Daech repliés à Baghouz. Ce territoire de quelques
kilomètres carrés, situé en Syrie à peu de distance de la frontière irakienne,
est le dernier bastion de l’État islamique ; il représente seulement 1% de
l’immense territoire, d’une superficie équivalente à celle de la
Grande-Bretagne, autrefois contrôlé par l’organisation. Or, cette possession
territoriale était précisément ce qui permettait à Daech de se revendiquer
comme Etat et non seulement comme organisation terroriste – ce que serait par
opposition Al-Qaida par exemple. Alors que Daech comme Etat vit selon les FDS
ses dernières heures, il convient de revenir sur l’histoire de son implantation
dans le territoire syrien.
« Briser les
accords Sykes-Picot » ?
La destruction
symbolique par Daech de la frontière délimitant l’Irak et la Syrie à
Yaaroubiya, dont les images ont fait le tour du monde en juin 2014, fait erreur
sur le plan historique : en effet, les accords Sykes-Picot ne posaient pas cette
frontière (et rappelons que ces accords, s’ils témoignent bien des ambitions
occidentales sur le Moyen-Orient, n’ont jamais été appliqués comme tels). Le
vilayet (province) de Mossoul n’est en effet rattaché que tardivement à l’Irak.
Pourtant, le coup médiatique monté par Daech montre bien une chose :
l’importance d’une histoire longue qui remonte à la chute de l’Empire ottoman pour comprendre
la formation de l’État islamique.
Sous l’Empire ottoman,
le territoire aujourd’hui occupé par la Syrie est composé de plusieurs entités
administratives provinciales, dirigées par un gouverneur propre mais régies par
les mêmes lois. En termes de confessionnalités, la religion dominante est
l’islam sunnite ; les minorités religieuses sont soumises au régime des
millets, qui leur offre une autonomie interne en échange de certaines
contraintes notamment fiscales ; quant au chiisme, il n’est pas reconnu
comme minorité et ses membres sont assimilés à l’islam sunnite. Ainsi, les
États qui se sont greffés sur ce territoire ont brutalement rompu ces
continuités géographiques et humaines.
A la fin de la Première
Guerre mondiale, les mandats sont attribués par le Conseil
suprême allié lors de la Conférence de San Remo : la
Grande-Bretagne obtient ainsi notamment le mandat irakien et la France se voit
octroyer la Grande-Syrie, où seront peu après découpés l’actuel Liban et
l’actuelle Syrie. Ce partage n’est pas de l’avis d’autres acteurs, tel Fayçal,
fils du chérif Hussein de La Mecque (1), qui
tente d’instaurer un « Royaume arabe de Syrie », qui couvre en
réalité une vaste région incluant le Liban, la Jordanie, la Palestine et une
partie de la province de Mossoul. Son projet est rapidement mis à bas par les
Français. Comme le note Pierre-Jean Luizard, « le rêve chérifien du
royaume arabe unifié s’était ainsi fracassé sur le cynisme des puissances
alliées. Et le geste transgressif de l’Etat islamique, le 10 juin 2014, à
Yaaroubiya, vise à rappeler cette trahison » (2).
Dans les décennies qui
ont suivi le partage du Moyen-Orient, et qui ont vu les États alors délimités
devenir indépendants, l’idée d’une unification de la région sous une idéologie
panarabe ou panislamiste n’est pas absente des
discours. Formellement, elle ne sera jamais réalisée – la seule tentative d’un
Etat arabe uni ayant rapidement échoué, après avoir procédé à l’unification de
deux Etats seulement (3). Surtout, les discours panarabes sont porteurs d’un
paradoxe : ils ne remettent jamais réellement en cause les frontières
établies aléatoirement au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais
servent aux élites à accéder au pouvoir auquel ces Etats leur donnent
accès : selon Pierre-Jean Luizard, « cette indignation patriotique et
anticoloniale de bon aloi ne remet pas en cause les frontières existantes et
encore moins les États » (4).
Jouer sur le
confessionnalisme en Syrie
Dès le découpage par la
France de la Grande Syrie (« bilâd ach-châm ») en deux unités qui
forment le Liban et la Syrie actuels, une vague d’opposition se met en place.
En effet, nul acteur local ne semble satisfait de ces frontières et des
révoltes sont écrasées par la puissance mandataire au cours des années 1920. La
France tente de s’appuyer sur les minorités, comme elle le fait également au
Liban, et soutient notamment les Druzes et les Alaouites qui font face à une majorité
sunnite.
Mais ces minorités
confessionnelles socialement marginalisées trouveront vite d’autres moyens
d’assurer leur ascension sociale : intégrer le parti Baas, fondé dans les années 1930 et qui
prône le multi-confessionnalisme – ses trois fondateurs sont respectivement
orthodoxe, sunnite et alaouite – ; mais aussi, une fois l’indépendance
acquise en 1946, l’armée, qui permet de faire carrière et ainsi d’échapper à la
marginalisation. L’armée connaît un essor spectaculaire de la part de ses
membres druzes et alaouites dans les années 1960.
Cette période est également
marquée par une série de coups d’État militaires, qui permet peu à peu à la
communauté alaouite de s’installer durablement au pouvoir, et le Baas se voit
épuré de ses éléments non alaouites. Pourtant, il est important de noter que
cette montée des Alaouites au pouvoir reflète une stratégie de promotion locale
bien plus qu’un projet communautaire conscient : le but est d’échapper à
la marginalisation. Un autre fait doit aussi être intégré au
raisonnement : plus que la communauté alaouite, ce sont d’autres formes de
solidarités qui permettent d’établir un cercle de plus en plus resserré autour
du pouvoir. Ainsi, l’asabiyya, qui désigne une solidarité resserrée, parfois
clanique, (on la traduit parfois par « esprit de corps ») est au cœur
des logiques d’attribution des postes de pouvoir. Le clan Assad, au pouvoir à
partir de 1970, témoigne bien de ce processus.
Si le Baas prône alors
un régime laïc, les sunnites ne tardent pas à se sentir menacés par le pouvoir
en place, notamment quand ce dernier affiche son soutien à la révolution iranienne en 1979. Pourtant,
plus qu’un élan chiite du régime, il faut voir cet appui comme un geste mené
contre l’Irak, où règne alors une branche du Baas ennemie du Baas syrien. Pour
l’historien Pierre-Jean Luizard, c’est à cette période qu’émergent les premiers
mouvements de réaction des sunnites envers le régime d’Assad :
« l’idée que la dictature baassiste est un régime impie et antimusulman et
que l’armée est entièrement contrôlée par une minorité illégitime et oppressive
commence dès lors à faire son chemin dans les esprits et à affleurer dans
certains discours de l’opposition » (5). Si cette réaction est réprimée
dans le sang, Assad tente des gestes d’apaisement envers la communauté sunnite,
comme l’a également rappelé Nadine Picaudou avec justesse : au vaste
mouvement de constructions de mosquée s’ajoute la fondation d’institutions
officielles visant à renforcer la culture sunnite : ministère des Waqfs,
Mufti de la république, fondation islamique Abou an-Nour de Damas, etc (6).
Ces gestes expliquent
d’ailleurs qu’une partie de la population syrienne sunnite reste aujourd’hui
encore attachée au régime de Bachar al-Assad. Mais cela ne sera pas suffisant
pour la frange sunnite la plus radicale, qui puise peut-être d’ailleurs ses
racines dans un vieux fond de hanbalisme : cette secte du IXe siècle, très
proche idéologiquement du wahhabisme qu’elle a fortement inspirée,
est en effet née en Syrie. Paradoxalement, c’est sur cette frange qu’a misé
Bachar al-Assad au début de la révolution de 2011 : l’Armée syrienne
libre, qui luttait au son de slogans multiconfessionnels, a été identifiée par
le régime comme une cible bien plus importante que l’opposition salafiste ; et c’est un fait bien connu
aujourd’hui que des centaines de salafistes-jihadistes ont été libérés des
prisons syriennes dès 2011, par le régime lui-même, pour décrédibiliser
l’opposition démocratique qui lui faisait face. Ces combattants vont rapidement
grossir les rangs de l’État islamique.
La Syrie dans la
construction de Daech comme État
Le projet territorial de
l’État islamique s’est imposé en opposition avec un autre projet territorial
salafiste-jihadiste, celui promu par le front al-Nosra au travers de son chef,
le Syrien Abou Mohamed al-Joulani. Ce dernier se bat en effet pour le maintien
de la Syrie dans ses frontières connues, alors que le chef de l’État islamique
souhaite redéfinir les frontières de la région pour instaurer une entité transnationale
englobant les populations sunnites. C’est ce dernier projet, prôné par Abou
Bakr al-Baghdadi, qui donnera naissance à l’État islamique en Irak et au Levant
(Daech) en 2014 ; le refus de ce projet par al-Joulani sera à l’origine
d’une guerre fratricide entre jihadistes. En réaction à la proclamation du
califat, al-Joulani annonce son intention de créer un « émirat
islamique ». La question des frontières demeure donc centrale dans les
projets de chaque groupe jihadiste et semble loin de faire consensus.
Surtout, la question des
frontières est un enjeu clé pour Daech pour être considéré comme un État et non
comme une simple organisation terroriste. En effet, le califat a été proclamé à un moment où les
jihadistes pouvaient compter sur un minimum d’ancrage territorial, qui leur a
donné du crédit. Daech peut ainsi revendiquer l’application de la charî’a sur
un territoire spécifique, doté d’institutions propres. C’est en cela qu’il
s’écarte d’autres organisations, comme Al-Qaida, « qui n’offre de son côté
que le terrorisme et une guerre sans fin, avec une perspective très lointaine
et peu réaliste d’instauration du califat » (7), selon Pierre-Jean Luizard.
La stratégie de conquête
territoriale syrienne de Daech a commencé en 2013, après la rupture avec
le front al-Nosra. Certains territoires conquis
étaient aux mains de l’Armée syrienne libre, ou encore d’autres organisations
salafistes, comme la ville de Raqqa, auparavant occupée par le front al-Nosra.
Prise en 2014, Raqqa est proclamée capitale du nouvel Etat. Courant 2014, les
conquêtes territoriales de l’organisation, jusque là « en peau de
léopard », s’homogénéisent et se consolident. Le gouvernorat d’Alep, et
notamment la ville de Jarablous, sont également arrachés des mains d’al-Nosra.
La conquête syrienne suit la stratégie suivante : pénétration de
jihadistes irakiens en territoire syrien et cooptation de jihadistes syriens.
Si Syriens et Irakiens se partagent le pouvoir au sommet de la hiérarchie de
Daech, Pierre-Jean Luizard note « une propension des Irakiens à se
présenter comme les leaders d’un mouvement auquel les Syriens doivent
s’intégrer » (8).
En 2015, le territoire
de Daech subit les premiers freins à son expansion territoriales : il est
amputé de Kobané, au nord de la Syrie, dès janvier, dans
le même temps où la province de Diyala, à l’Est de l’Irak, est reprise par les
combattants irakiens. A la fin de l’année, c’est la zone frontalière entre la
Syrie et la Turquie, point stratégique pour Daech, qui est perdue. Raqqa est
lourdement bombardée par la coalition internationale dès la fin de l’année 2015
– bien qu’il faille attendre 2017 pour que les jihadistes en soit chassés.
Entre 2015 et 2018, Daech perd l’essentiel de ses conquêtes territoriales.
C’est à l’est de la Syrie, à Baghouz, que subsiste la dernière parcelle de son
territoire – et ses heures semblent désormais comptées.
Notes :
(1) Le chérif Hussein a organisé sur la demande des Britanniques une révolte contre l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale, en échange de la promesse de pouvoir établir un grand royaume arabe dans la région.
(2) Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Ed. La Découverte, 2015.
(3) En 1958, Nasser, qui se présente comme le leader du panarabisme, propose à la Syrie une union qui prend la forme de la République arabe unie. Ce projet prend fin dès 1961 par crainte des Syriens d’une trop forte prépondérance égyptienne.
(4) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(5) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(6) Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient, Folio Histoire, 2018.
(7) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(8) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(1) Le chérif Hussein a organisé sur la demande des Britanniques une révolte contre l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale, en échange de la promesse de pouvoir établir un grand royaume arabe dans la région.
(2) Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Ed. La Découverte, 2015.
(3) En 1958, Nasser, qui se présente comme le leader du panarabisme, propose à la Syrie une union qui prend la forme de la République arabe unie. Ce projet prend fin dès 1961 par crainte des Syriens d’une trop forte prépondérance égyptienne.
(4) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(5) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(6) Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient, Folio Histoire, 2018.
(7) Pierre-Jean Luizard, ibid.
(8) Pierre-Jean Luizard, ibid.
Bibliographie :
Myriam Benraad,
« Défaire Daech : une guerre tant financière que militaire »,
Institution français des relations internationales, « Politique
étrangère », 2015/2 Été, pp. 125-135. En ligne : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-2-page-125.htm
Mathieu Guidère, L’État
islamique en 100 questions, Tallandier, 2016.
Pierre-Jean
Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire,
Ed. La Découverte, 2015.
Nadine Picaudou, Visages
du politique au Proche-Orient, Folio Histoire, 2018.
David Rigoulet-Roze,
« La situation de l’« Etat islamique » ou Daesh entre la
proclamation du Califat en juin 2014 et après le début des frappes de la
coalition anti-terroriste : bilan d’étape et perspectives
stratégiques », Les clés du Moyen Orient. En
ligne : https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-situation-de-l-Etat-islamique-ou-Daesh-entre-la-proclamation-du-Califat-en.html
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