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Minorités non-kurdes en Turquie : une mosaïque ethnique riche et
discrète (1/3). Historique des minorités en Turquie et point de situation
ethnographique synthétique
Par Emile Bouvier
Publié le 16/11/2020 • modifié le 16/11/2020 • Durée de lecture : 6 minutes
Si
les 15 à 20 millions de Kurdes peuplant la Turquie constituent certainement le
cas le plus médiatisé et étudié des minorités ethnolinguistiques présentes sur
le sol turc, il en obère presqu’intégralement la visibilité des autres. La Turquie
accueille pourtant une pléiade d’ethnies minoritaires dont la présence s’avère,
bien souvent, un héritage direct du pluri-ethnisme de l’Empire ottoman ainsi que des
traités - et des guerres - ayant suivi
la fin de la Première Guerre mondiale.
Les autorités turques entretiennent, depuis la proclamation de la République
par Mustafa Kemal Atatürk le 29 octobre
1923, un rapport ambigu et souvent obscur aux ethnies. Suivant les traités
d’après-guerre, et notamment le traité de Lausanne du 24 juillet
1923, la Turquie reconnaît officiellement trois minorités : les Arméniens,
les Grecs et les Juifs. Les Assyro-Chaldéens
ne bénéficient pas du statut de minorité mais ont, dans les faits, les mêmes
avantages. Sur les plus de 82 millions d’habitants que comptait ainsi la
Turquie en 2019 [1], le nombre de personnes considérées
comme appartenant à une minorité ne dépassait guère 0,3% de la population
totale [2] – les Kurdes représentant
pourtant, pour rappel, pratiquement un quart de la population turque
totale selon les estimations.
Cet
article présente la problématique des minorités en Turquie et,
incontournablement, quelles sont ces dernières. Pour cela, une
recontextualisation historique est nécessaire (première partie), qui présidera
à une présentation du cadre juridique dont dépendent - ou non - les minorités
(deuxième partie), avant de procéder à l’exposé des différentes minorités ethnolinguistiques
présentes en Turquie (troisième partie).
1. Historique
sommaire des minorités en Turquie
Durant
la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, des mouvements de
population tout à fait notables se sont ébranlés en Anatolie en raison de la
perte, par l’Empire ottoman, de nombreux territoires périphériques (perte de la
Crète en 1897, de la Thrace en 1912…). Entre 1878 et 1912, un grand nombre de
musulmans et de Turcs vivant dans ces territoires perdus sont ainsi revenus
s’établir sur leurs terres d’origines, et notamment sur le plateau
anatolien ; au début du XXème siècle, la guerre de Tripolitaine
(1911-1912), la guerre des Balkans (1912-1913),
la Première Guerre mondiale (1914-1918)
et la guerre d’indépendance turque (1919-1923) ont conduit par ailleurs à la
mort des centaines de milliers de sujets de l’Empire ottoman, entraînant une
réduction drastique de la masse des populations sous son contrôle. Ces guerres
ont également profondément affecté l’équilibre ethnique de l’Empire ottoman,
dont les traces sont encore visibles aujourd’hui au sein de la jeune république
turque fondée le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.
L’Anatolie,
c’est-à-dire la portion la plus occidentale du continent asiatique, et dont la
superficie couvre pratiquement la totalité du territoire de l’actuelle Turquie,
a été historiquement le foyer de nombreuses civilisations ayant laissé de
riches héritages culturels auprès des populations locales. Les principaux
groupes ethniques sur le sol turc sont les Turcs, mais aussi les Kurdes, les
Arméniens, les Grecs, les Juifs, les Arabes, les Alévis, les Assyro-Chaldéens,
les Zazas et les Lazes principalement. Pour autant, en Turquie, ces groupes ne
peuvent être classifiés au sein d’une seule et même catégorie de minorité
(c’est-à-dire minorité ethnique, minorité linguistique ou minorité religieuse).
Les Alévis par exemple, une branche de
l’islam dont les adeptes suivent Ali et les douze imams au lieu des quatre
califes Rashidun de l’islam sunnite, sont souvent considérés comme une minorité
religieuse. Toutefois, un grand nombre de Kurdes, d’Arabes, de Pomaks (immigrés
des Balkans) ou encore de Zazas s’affirment Alévis. De tels groupes devraient
alors être considérés comme « doublement minoritaires », ou comme des
groupes minoritaires au sein d’un groupe minoritaire. Ainsi, les sujets
non-musulmans (tebaa) de l’Empire ottoman constituent, aujourd’hui, des
minorités à la fois religieuses et ethniques en Turquie.
De
nombreuses autres petites minorités vivent également en Turquie, mais sont
fréquemment négligées en raison de leur taille ; il s’agit notamment des
Yazidis, des Pomaks, des Géorgiens, des Yoruks, des Tahtacis, des Roms, des
Azéris, des Bahais, des Tchérkesses, des Criméens, des Abkhaziens, des
Albanais, des Bosniaques… Les minorités les plus notables seront traitées dans
la deuxième partie de cet article.
2. Les années
1920, crépuscule du pluri-ethnisme ottoman
En
1864, l’Anatolie était divisée administrativement en 14 provinces et plusieurs
sous-provinces distinctes (les « sandjak »). A l’ouest se trouvaient
les provinces d’Aydin, de Hüdavendigar, d’Izmit et de Biga ; au nord
celles de Kastamonu et de Trébizonde ; au centre celles de Sivas, Ankara
et Konya ; au sud celles d’Adana et Alep ; à l’est enfin, celles de
Bitlis, Mamüratülaziz, Diyarbakir, Erzurum et Van. Selon un recensement en date
de 1912 [3], la population musulmane de ces
territoires était estimée à 14,5 millions ; elle ne comptabilisait donc
pas que les Turcs, mais aussi les Arabes et les Kurdes.
Sous
l’Empire ottoman, le statut de minorité ne prenait pas en compte un quelconque
caractère ethnique, mais uniquement celui de la religion. En outre, il ne
s’appliquait qu’aux non-musulmans. Le statut de minorité avait été introduit en
1454 après la conquête de Constantinople, un an plus tôt.
Les non-musulmans - c’est-à-dire,
plus spécifiquement, les Chrétiens et les Juifs - s’étaient vus promettre le
contrôle sur tous les aspects sociaux propres à leur culture : mariages,
divorces, héritages, la récolte de certaines taxes, ainsi que l’exercice de
certaines pratiques religieuses.
Le
recensement de 1912 comptabilisait par ailleurs près de 1,75 million de Grecs,
essentiellement à Istanbul, Izmit, Aydin, Bursa, Konya, Ankara, Trébizonde,
Sivas, Kastamonu, Adana et Biga. La population arménienne à l’époque excédait les
1,5 million et se concentrait davantage à l’est, dans les secteurs d’Ankara,
Bitlis, Diyarbakir, Van et Erzurum. La population juive s’établissait quant à
elle à 75 000 personnes et résidait essentiellement autour aux alentours
d’Aydin, Hüdavendigar et Biga. Enfin, les Assyro-Chaldéens, comptabilisés avec
les Nestoriens, comptaient 150 000 habitants dans et à proximité des
villes de Diyarbakir, Bitlis, Adana, Urfa et Mamüretülaziz. Les autres
minorités comptabilisés, à savoir les Roms, les Yézidis et les Bulgares,
s’établissaient au total à environ 31 000 individus, essentiellement à
Karasi, Sivas, Diyarbakir, Aydin et Hüdavendigar [4].
Comme
mentionné précédemment, les guerres entre 1911 et 1923 ont conduit à de
profonds bouleversements démographiques au sein des populations anatoliennes.
En 1927, un recensement mené par les autorités turques révélait que 77 000
grégoriens, 7 000 protestants et 40 000 catholiques résidaient
toujours en Turquie, tandis que la population arménienne s’était réduite de 1,4
million. Selon l’historien américano-arménien Richard Hovannisian [5], 810 000 des 1,4 million
d’Arméniens ayant quitté le territoire turc sont partis en Union soviétique, en
Grèce, en France, en Bulgarie, à Chypre, aux Etats-Unis, et dans d’autres pays
du Moyen-Orient dans une moindre mesure. Toutefois, les 590 000 autres
Arméniens n’apparaissant pas dans le recensement de 1927 sont à mettre sur le
compte, selon R. Hovannisian, des massacres de 1915-1918. Le même recensement
montre que la population grecque vivant en Turquie était amoindrie d’environ un
million de ses membres. La plupart d’entre eux ont en effet fui en Grèce durant
la guerre gréco-turque de 1919-1922. Un recensement grec de 1928 [6] corrobore
ses chiffres : ce recensement comptabilisait en effet une arrivée en Grèce
de 250 000 Grecs de Thrace orientale, 620 000 d’Asie mineure,
180 000 du Pont et 40 000 de Constantinople.
3. Comment définir
les minorités dans le cadre de l’émergence de l’Etat-nation turc ?
A
l’issue de la victoire de la Turquie durant la Guerre d’Indépendance, le traité
de Lausanne est signé le 24 juillet 1923 entre la Turquie d’un côté et, de
l’autre, la Grèce, la Roumanie, le Royaume-Uni, la France, l’Italie et le
Japon. Ce traité met fin au conflit entre les belligérants et, partant, définit
les frontières actuelles de la république turque. Toutefois, les négociations
connaîtront un point d’achoppement majeur : les droits des minorités
vivant en Turquie.
En
effet, comme l’explique l’historien turc Baskin Oran [7], la Société des Nations
« définissait à l’époque les minorités selon des critères raciaux,
linguistiques et religieux ; les groupes tombant sous la coupe de cette
définition se voyaient garantir non seulement des droits égaux à ceux de la
majorité, mais également des droits reconnus internationalement qui ne
s’appliquaient pas forcément à la majorité (construire ses propres écoles ou
pratiquer ses différentes langues, par exemple) ».
La
délégation turque à Lausanne refusait cette acception de la minorité et
n’envisageait la reconnaissance que d’une seule minorité, celle des
non-musulmans. L’absence de consensus autour de cette question à la table des
négociations cause, aujourd’hui encore, un grand nombre de maux parmi les
Kurdes, qui diffèrent des Turcs en terme de langue et de culture, et les
Alévis, qui diffèrent des musulmans sunnites en terme de culture et de rites
religieux. Dans les années suivant la signature du traité de Lausanne, l’Etat
turc s’opposera aux revendications identitaires de ces groupes, créant des
frictions et frustrations qui aboutiront, en grande partie, à l’éruption d’un
grand nombre de révoltes, à l’instar de celle de Koçgiri en 1920-1921,
du mont Ararat en 1926-1931, ou
encore de Dersim (1937-1938). L’Etat turc naissant s’employait alors à
développer l’idée d’une Turquie entièrement turque et musulmane - les Kurdes
seront appelés dans cette perspective, pendant longtemps, les « Turcs des
montagnes ».
En
Turquie, le dernier recensement questionnant les habitants sur leur première
langue a été conduit en 1965 [8]. Depuis, aucune étude officielle n’a
été menée afin d’établir un état des lieux de la mosaïque ethnique en Turquie.
En 2006 cependant, un institut de recherche turc indépendant, KONDA, a conduit
une étude qualitative auprès de 47 958 participants sélectionnés pour leur
représentativité de la société turque. Selon les résultats de cette enquête,
78,1% de la société s’identifierait comme turque ; 13,4% comme kurde et
zaza ; 0,7% comme arabe ; 5,7% comme alévie et/ou chiite ; 0,1%
comme grec, arménien ou juif [9].
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Turquie
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Histoire
Publié le 16/11/2020
EMILE
BOUVIER
Emile
Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare
les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il
a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre
de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des
Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense
(MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont
amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les
problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.
Notes
[1] https://www.populationdata.net/pays/turquie/
[2] https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/tu.html
[3] McCarthy, Justin. 1998. Müslümanlar ve
Azınlıklar : Osmanlı Anadolusu’nda Nüfus ve İmparatorluğun Sonu. İnkılap
Kitabevi.
[4] McCarthy, Justin. "Müslümanlar ve Azınlıklar,
Osmanlı Anadolusunda Nüfus ve." İmparatorluğun Sonu, çev : Bilge
Umar, İnkılap yay., İstanbul (1998).
[5] Hovannisian, Richard G. The republic of
Armenia : the first year, 1918-1919. Vol. 1. Univ of California Press,
1971.
[6] Ibid.
[7] Oran, Baskin. 2007. The minority concept and
rights in Turkey : The Lausanne Peace Treaty and current issues. Human
rights in Turkey, pp. 35-56. University of Pennsylvania Press.
[8] Barkey, Henri J. and Fuller, Graham E. 1998.
Türkiye’nin Kürt Meselesi. Translated by Hasan Kaya. Profil Yayıncılık.
[9] https://konda.com.tr/tr/raporlar/2006_09_KONDA_Toplumsal_Yapi.pdf
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