dimanche 31 mai 2020

Ikhwan muslimuna, Jama'a al-ikhwan al-muslimin Αδελφοί Μουσουλμάνοι

Les Ikhwan : une fraternité de combat (2/3),  (3/3) (το πρώτο μέρος πιο κάτω στο ιστολόγιο Περί Αδελφών Μουσουλμάνων


Par Yves Brillet
Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.
Armée d’Ibn Saoud prise par Shakespear en 1911 prés de Thaj. In HVF Winstone Captain Shakespear p. 176.

Lire la partie 1
Le mouvement des Ikhwan constitue un phénomène suffisamment remarquable pour attirer, depuis Bagdad et Le Caire, l’attention des autorités britanniques au Moyen-Orient. Il est perçu comme un facteur important dans l’évolution de la situation intérieure de l’Arabie centrale en tant qu’outil au service d’Ibn Saoud dans son entreprise de consolidation de son pouvoir et de construction d’un Etat. Il est aussi appréhendé comme un élément de premier plan dans la stratégie d’Ibn Saoud de déstabilisation des principautés voisines du Nedjd et d’établissement de son hégémonie en Arabie centrale [1].

La formation du mouvement

Les Ikhwan apparaissent comme contemporains de la conquête de la province littorale de Hasa par les troupes d’Ibn Saoud en 1913. Ils sont la manifestation de ce que les observateurs de l’époque définissent comme un renouveau wahhabite (Wahabi revival) caractérisé par un zèle extrême en matière de religion et une allégeance indiscutée envers Ibn Saoud considéré comme leur Imam [2]. L’Agent politique à Bahreïn H.R.P. Dickson mit à profit sa rencontre avec l’émir de Riyad à Hasa en février 1920 pour obtenir, malgré les réticences d’Ibn Saoud, des informations sur le mouvement des Ikhwan. Selon Dickson, ce dernier est conscient de l’image négative de la fraternité au-delà des limites du Nedjd, de l’existence de récits défavorables à leur égard ainsi que de la crainte qu’ils suscitent dans certains milieux. Enfin, d’après Dickson, Ibn Saoud ne désire pas apparaitre comme la figure tutélaire du mouvement [3].

La nature du mouvement : origine et doctrine

L’Agent politique à Bahreïn Dickson souligne la difficulté à déterminer avec précision la date à laquelle la fraternité est apparue. Il rappelle qu’en 1915, soit 5 ans avant la rédaction de son mémorandum, le terme Ikhwan était pratiquement inconnu et que les membres de la confrérie, particulièrement nombreux aux alentours de la colonie de peuplement d’Artawiyyah n’avaient pas participé à la reconquête de Riyad par Abd el Aziz al Saoud en 1902 [4]. Conscient de la nécessité de prendre le contrôle du mouvement avant d’en devenir éventuellement l’otage, Ibn Saoud, après la prise de la province de Hasa, choisit d’utiliser les Ikhwan pour renforcer sa position dans le Nedjd et asseoir son autorité sur les éléments tribaux susceptibles de contester sa légitimité. Ainsi en 1916, Ibn Saoud avait-il stipulé que toutes les tribus devaient lui verser l’impôt (zakat) en échange de sa protection, le reconnaissant ainsi comme leur suzerain. Dickson souligne que cette situation de conflit illustrée par la répression à l’encontre des Ajman, avait culminé en 1916-1917. Toujours selon lui, Ibn Saoud était parvenu en 1918 à forcer les tribus du Nedjd à adopter la doctrine et les mœurs des Ikhwan [5].
L’utilisation du mouvement par Ibn Saoud lui permet d’accélérer le processus de sédentarisation des Bédouins. Afin de s’assurer l’obéissance des tribus et de renforcer son contrôle, Ibn Saoud avait enjoint les autorités religieuses de Riyad de décréter que les Ikhwan devaient s’établir dans des lieux permanents et développer une activité agricole. Selon Dickson, cette injonction aurait été suivie avec enthousiasme et 53 « villes » auraient été ainsi fondées dans la partie de l’Arabie contrôlée directement par Riyad [6]. L’emplacement de chacun de ces établissements était sélectionné par Ibn Saoud en personne, les localisations les plus proches du centre du pouvoir wahhabite étant réservées aux tribus les plus difficiles à contrôler. Dickson insiste sur le fait que la stratégie d’Ibn Saoud consiste à scinder les tribus rétives à son autorité en différentes sections reparties au sein d’autres groupes tribaux ayant embrassé la doctrine de la confrérie afin de réduire leur pouvoir de nuisance. Il ajoute que les cheikhs sont regroupés à Ryad auprès de l’émir afin de renforcer le système de contrôle. En dernier lieu, Dickson indique la présence dans ces nouvelles localités d’ulémas rattachés à la grande mosquée chargés de s’assurer de l’efficacité des méthodes d’endoctrinement et de veiller au respect des règles de l’ikhwanisme.
Le port du turban blanc constitue le signe distinctif de l’appartenance à l’organisation. Chaque Frère (Akh) doit faire vivre la fraternité entre les membres et proclamer le caractère unique et indivisible de Dieu. Il est interdit d’utiliser le nom du Prophète, qui n’est qu’un homme ayant transmis la Parole, en relation avec Dieu. Les Ikhwan considèrent les Chiites comme des mécréants parce qu’ils prononcent le nom de Dieu en association avec une personne (Hassan ou Hussein), ce qui constitue un crime. L’érection de tombes et de monuments constitue une forme d’idolâtrie et il est du devoir des frères de les détruire. L’usage du tabac, la consommation de haschisch, d’alcool ou d’opium est illicite et formellement proscrit. Un « Akh » se doit de mettre à mort le coupable s’il est témoin d’un tel agissement. Parmi les autres croyances, les Ikhwan considèrent que la période actuelle est celle qui précède immédiatement le retour du Christ parmi les hommes. Dickson souligne que les membres de la confrérie se comportent avec intolérance et fanatisme devant les éléments étrangers et refusent de leur rendre le salut (salaam). Concernant la question des conversions forcées, Ibn Saoud indique à Dickson qu’il n’a jamais donné son aval à de tels agissements mais qu’il n’est parvenu à y mettre fin qu’en 1916, après avoir fait fusiller quelques Ikhwan qui n’avaient pas respecté ses ordres. Ibn Saoud considère que le mouvement est un facteur de civilisation parmi les Bédouins qui jusque-là n’avaient pas vécu selon les préceptes du Coran [7].

Le gouvernement d’Ibn Saoud et ses relations avec les Ikhwan

Le territoire d’Ibn Saoud est divisé en provinces administrées par un émir chargé du maintien de l’ordre public et de la collecte de l’impôt (zakat). Les villes sont autogouvernées avec à leur tête leur propre émir responsable de l’ordre public dans son district [8]. La Charia est la seule loi appliquée dans les territoires du Nedjd. Elle concerne l’ensemble des habitants et des sujets d’Ibn Saoud, qu’ils soient sédentaires, nomades bédouins, membres des Ikhwan. Les cadis nommés dans les principales agglomérations ont pour mission de veiller à la stricte application des principes de la Loi et de s’assurer de la bonne exécution de la justice (mutilation, amputation, décapitation). Riyad ne reconnait pas la validité des lois tribales. En matière militaire, les forces d’Ibn Saoud sont constituées de troupes régulières, peu nombreuses, en garnison dans chaque province. Dickson indique que la troupe cantonnée à Hofouf comprend 800 hommes. Ce sont les Ikhwan qui constituent l’essentiel de l’armée de Riyad, ils seraient, selon Dikson qui rapporte chiffres avancés par Ibn Saoud, 300,000 hommes mobilisables rapidement [9]. Les revenus d’Ibn Saoud proviennent des impôts (zakat et miri) collectés auprès des populations sédentaires par les gouverneurs de province. Ibn Saoud lui-même se charge de la collecte auprès des Bédouins et des Ikhwan sédentarisés. Il fait le tour des lieux de sédentarisation tous les trois mois pour mieux contrôler le mouvement. Ibn Saoud, selon Dickson, ne dispose pas en l’état d’un revenu suffisant pour couvrir ses dépenses et établir un budget. Il dépend en conséquence des subsides qui lui sont alloués par le gouvernement britannique, bien que l’organisation financière (système de taxation et collecte de l’impôt) soit en progrès. Dickson ajoute qu’Ibn Saoud espère une amélioration de la situation grâce aux revenus générés par les ports d’Ojair et de Jubail.
L’ensemble des informations obtenues lors de ce séjour à Hasa permet à Dickson d’estimer que le mouvement des Ikhwan n’est pas aussi négatif qu’on ne le décrit généralement. Il y voit un effort partagé par le peuple pour se régénérer et une tentative pour purger l’Islam de ses impuretés. Le mouvement est constitué principalement par les groupes les moins éduqués de la société et inclut en majorité les tribus bédouines. Les habitants des villes et les marchands, plus éduqués, sont majoritairement des wahhabites orthodoxes et si, selon Dickson, ils n’approuvent pas l’intolérance et le fanatisme des Ikhwan, ils préfèrent cet état de fait à la situation qui prévalait avant la naissance du mouvement [10].
En quoi la montée en puissance du phénomène Ikhwan peut-elle avoir une incidence sur la formulation de la politique de la Grande-Bretagne en Arabie et sur sa relation avec Ibn Saoud ? Dans une note d’octobre 1920 sur la situation politique en Arabie, Dickson considère que l’on assiste en Arabie à la formation de deux groupements antagonistes, l’alliance du nord d’une part, formée par les tribus Harb, Hutaim, Madain Saleh, Shammar, Dhafir, Zubeir, l’émirat du Koweït regroupées autour d’Ibn Rashid et l’émirat de Hail, l’alliance du sud d’autre part, autour du Nedjd, constituée par Idrisi de la province d’Asir, et Oman. Selon Dickson, le premier groupe dispose d’une plus grande capacité financière, la seconde d’une force militaire plus importante [11]. Il ajoute dans cette note que les Ikhwan en forment l’élément essentiel. Une défaite d’Ibn Saoud aurait un effet désastreux pour le régime semi militaire instauré par Riyad. En revanche, une victoire d’Ibn Saoud sur ses ennemis coalisés pourrait s’avérer positive pour les intérêts britanniques. Dickson estime qu’un pouvoir fort en Arabie centrale entretenant des relations amicales avec la Grande-Bretagne permettrait à Londres d’imposer plus facilement sa politique vis-à-vis des Etats du Golfe [12].

H. St John Philby : propos d’un commentateur engagé

Après la mort accidentelle du capitaine Shakespear, les contacts directs avec Ibn Saoud ne reprirent que lorsque fut décidé en octobre 1917 l’envoi d’une mission destinée à négocier avec Riyad les conditions d’une participation wahhabite aux opérations menées contre les Turcs et leur allié au Djebel Shammar [13]. Philby accompagné de Cunliffe-Owen avait été précédé à Riyad par le docteur Harrison, chef de la mission médicale américaine à Bahreïn. Harrison indiquait dans une note transmise par le Chief Political Officer à Bagdad qu’Ibn Saoud était occupé à unir tous les Bédouins sous son autorité et que sa force militaire en dépendait. La capitale du Nedjd était le centre de l’organisation des Ikhwan et 300 membres de la confrérie y recevaient une instruction religieuse pour devenir avec le consentement d’Ibn Saoud, des guides spirituels auprès des différentes tribus. Harrison soulignait que l’interdiction des guerres intertribales constituait un des points essentiels de l’action d’Ibn Saoud [14].
L’expérience de Philby dans le Nedjd lui permet de mettre en avant les aspects les plus remarquables de l’organisation des Ikhwan. Il divise la population en trois catégories distinctes : les habitants sédentaires des villes et des agglomérations qui vivent selon les préceptes du wahhabisme dans lequel ils ont été élevés et éduqués, les Bédouins dont les habitudes de vie sont teintées de wahhabisme par proximité avec les centres urbains mais qui ne suivent pas scrupuleusement dans leur pratique les règles du wahhabisme, et les Ikhwan [15]. Philby souligne que les Ikhwan sont une création d’Ibn Saoud lui-même dans le but de canaliser l’énergie des nomades et de l’utiliser pour mener à bien son projet d’établissement d’un Etat établi sur une base religieuse et militaire [16]. Selon Philby, désireux de ne pas répéter les erreurs de ses ancêtres qui n’avaient pas pu empêcher l’effondrement du premier Etat saoudien au XIXème siècle, Ibn Saoud fonda à Artawiyyah sur la route reliant Qasim au Koweït, le premier établissement destiné aux Ikhwan qui allait radicalement transformer la société bédouine [17]. Philby souligne que le mouvement est une forme radicalisée du wahhabisme dont l’objectif est de discipliner les relations intertribales et de substituer la légitimité de la religion à celle de la généalogie. La sédentarisation et la promotion de l’agriculture ainsi que l’interdiction des guerres intertribales favorisent la coopération là où n’existait auparavant que la confrontation [18].
A côté des sections tribales sédentarisées dans les colonies, Ibn Saoud reconnait comme faisant partie du mouvement les tribus suivantes : Subai, Dawasir, la section de la tribu Qathan établie dans le Nedjd, une grande partie des Harb, des Muteir et des Ateibah. Ces éléments respectent les principes de la confrérie mais conservent leur organisation traditionnelle et ne sont considérés que comme une force supplétive pas toujours disponible et pas toujours fiable. Les villages et les villes fournissaient avant le développement du mouvement des Ikhwan un quota d’hommes destinés au service actif au prorata de leur population et de l’importance des opérations envisagées (quota maximum en cas de danger important, minimum en cas d’expéditions limitées, le recrutement dans ce cas s’effectuant dans les localités situées à proximité de la zone d’opérations). Avant l’émergence des Ikhwan, les populations sédentaires constituaient le dispositif majeur des forces d’Ibn Saoud. Philby fait remarquer qu’Ibn Saoud s’appuie de plus en plus sur les Ikhwan qui forment avec sa garde personnelle, le « Gom », mobilisé pour le service actif [19].
·         Arabie Saoudite
·         Histoire
Publié le 07/05/2020
   


YVES BRILLET
Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.


Notes
[1Joseph Kostiner, On Instruments and their Designers ; The Ikhwan of Nejd and the Emergence of the Saudi State, Middle Eastern Studies, vol. 21, N°. 3 (Jul., 1985). pp. 298-323.
[2David Cummins, The Mission and the Kingdom-Wahhabi Power Behind the Saudi Throne. IB Tauris, 2006, pp. 276, pp. 80-81.
[3Notes on the Akhwan Movement by H.R.P. Dickson, IOR/L/PS/18/B 340, 1920. Ces Notes constituent au moment de leur rédaction en mars 1920 un des documents les plus exhaustifs concernant le phénomène des Ikhwan.
[4Ibid., p. 2.
[5Ibid., p. 3.
[6Dickson donne la liste de ces localités en annexe de ses Notes.
[7Ibid., p. 4.
[8Ibid., p. 5.
[9Ibid.
[10Ibid., p. 2.
[11Arabia. Political Situation in Nejd. IOR/L/PS/18/B 349.
[12Ibid.
[13Voir Yves Brillet, Les Missions de St John Philby auprès d’Ibn Saoud, janvier 1917-octobre 1918, Les Clés du Moyen-Orient, 2017.
[14A Visit to Riyadh, by Dr Harrison, Arab Bulletin n°70, Nov. 21, 1917. File 756/1917 pt1-2, Arab Bulletins n°66-114, IOR/L/PS/10/658.
[15H. St John B. Philby, The Heart of Arabia, a Record of Travel and Exploration, in 2 volumes, London, Constable and Company Ltd, 1922, vol. 1 pp. 396, p. 298.
[16Ibid.
[17Ibid., p. 299.
[18Joseph Kostiner, The Making of Saudi Arabia, 1916-1936. From Chieftaincy to Monarchical State ; Oxford University Press, 1993, pp.260, p. 37.
[19Ibid., p. 301.


La perception du mouvement des Ikhwan par les autorités britanniques au Caire, l’analyse de l’Arab Bureau

Le Haut-Commissariat et le Bureau Arabe inscrivent le mouvement (qualifié également de renouveau wahhabite) dans le conflit global opposant Ibn Saoud et le Chérif de La Mecque, et plus généralement dans la rivalité existant entre le Nedjd et le Hedjaz depuis 1806 [1]. Avant même le déclenchement de la Révolte arabe, un rapport rédigé par D.G. Hogarth pour les services de renseignements de l’Amirauté fait état d’une trêve entre Hussein et Ibn Saoud mais souligne que si ce dernier renforce son influence en Arabie, les tensions générées par les craintes d’Hussein vis-à-vis de son rival déboucheront sur un conflit ouvert. Hogarth indique que le Chérif n’admettra jamais la présence de Wahhabites au Hedjaz en raison de leurs exactions contre les Lieux saints un siècle auparavant. Il ajoute que le wahhabisme est un mouvement destructeur, contrastant ainsi avec l’Islam tolérant et accommodant de La Mecque et de Damas [2]. Tout en admettant que les préventions d’Ibn Saoud contre le Chérif n’étaient pas dénuées de fondement, comme l’attestaient les manœuvres d’Hussein en 1910 pour placer les Ateibah sous son autorité, Hogarth nie à Ibn Saoud, qu’il décrit comme le chef d’un mouvement sectaire et fanatique, la légitimité à représenter et à parler au nom de l’Islam [3].
L’Arab Bulletin rédigé par l’Arab Bureau à l’intention du Foreign Office, du War Office, de l’India Office, de l’Amirauté et du Government of India donne régulièrement des informations sur le mouvement des Ikhwan et attire l’attention sur la dangerosité potentielle de la confrérie [4]. Le numéro 73 publie le 16 décembre 1917 une note évoquant la visite dans le Nedjd du Résident politique au Koweït et sa rencontre avec la tribu des Muteir. Le bulletin mentionne leur appartenance à la confrérie sous l’autorité de leur cheikh Faisal ad Dawich ainsi que la fondation d’une colonie regroupant 35.000 hommes près des puits d’Artawiyyah. La note décrit l’ikhwanisme comme la manifestation d’un renouveau wahhabite de plus en plus perceptible, susceptible d’acquérir une grande importance et vu avec inquiétude depuis le Hedjaz [5]. Hamilton qualifie lui aussi le mouvement de fanatique et de sectaire et insiste sur son influence grandissante dans les localités traversées depuis son départ du Koweït [6]. L’Arab Bulletin met en garde contre la dimension fanatique et belliqueuse du mouvement wahhabite en général et l’expansion des Ikhwan en particulier. Une note intitulée Abdullah and the Akhwan publiée le 17 décembre 1917 et signée T. E. Lawrence résume une conversation avec Feisal dans laquelle ce dernier expose la position chérifienne vis-à-vis du mouvement. Feisal indique que les Ikhwan tiennent le jihad comme principe fondamental et reconnaissent l’émir de Riyad comme leur chef suprême tant religieux que temporel. Ibn Saoud paie le salaire de ses prédicateurs dépêchés dans toute la péninsule pour promouvoir la doctrine. Feisal estime que 80% des Bédouins du Nedjd ont rejoint la confrérie qui se développe depuis Taif en direction du Yémen. Les nouveaux convertis sont totalement fanatisés et entièrement sous l’influence de Riyad. Dans cette note, Feisal met également en garde les autorités britanniques contre les visées hégémoniques d’Ibn Saoud qui attend la conversion en masse des Shammar pour s’attaquer à Hail. Il estime qu’Ibn Saoud, lorsqu’il considérera que la situation est propice, lancera ses Bédouins contre les populations sédentaires de l’Arabie (Qasim, Hail, Hedjaz). Dans cette perspective, le rôle de son frère Abdallah est de faire obstacle à l’expansion des Ikhwan en gagnant les Shammar à la cause chérifienne ainsi que les Ateibah sans l’aide desquels Ibn Saoud est dans l’incapacité de prendre le contrôle du Hedjaz. L’effort chérifien porte également sur la province de Qasim [7].
De son côté, lors d’une conversation avec Kinahan Cornwallis du Bureau Arabe et C. E. Wilson en poste à Djeddah, Abdallah accuse Ibn Saoud de fomenter la discorde parmi les tribus du Hedjaz, particulièrement celles dont les zones de nomadisation sont situées de part et d’autre de la limite entre le Nedjd et le Hedjaz. Selon Abdallah, Ibn Saoud tente d’acheter les tribus séjournant une partie de l’année dans les territoires sous son autorité ; il ajoute qu’en l’absence de réaction de la part de la Grande-Bretagne, Hussein serait conduit à régler le problème par lui-même [8]. L’Arab Bureau porte également attention aux convertis. T.E. Lawrence annonce en effet la conversion de nombreux cheikhs des Ateibah et des Muteir depuis 1914. Il indique que la plupart des Muteir ayant rejoint les Ikhwan s’installent à Artawiyyah qui est appelé à devenir le centre névralgique du mouvement. D’autres villages (Dukka, Suman, Dahana) regroupent des sections des Harb et des Ateibah [9]. Le Bulletin n°100 du 20 août 1918 conclut que l’indéniable développement de la confrérie parmi les tribus les plus rétives à son autorité peut légitimement inquiéter Hussein [10].

Les réactions de Philby

Suite à sa mission auprès d’Ibn Saoud, la rédaction de son rapport permet à Philby de répondre aux remarques négatives contenues dans l’Arab Bulletin. Il réfute les approximations d’Hamilton concernant la population d’Artawiyyah. Philby l’estime à 12.000 habitants et non 35.000. A son arrivée à Djeddah puis au Caire, Philby s’étonne de l’écho donné au rapport rédigé par Hamilton, dénonçant les calomnies, les informations tronquées, et la propagande hostile à l’égard des Ikhwan dans les cercles du pouvoir chérifien ainsi que dans les antichambres du Bureau Arabe [11]. Il critique la note de T. E. Lawrence (Arab Bulletin n° 74) et met en cause les cercles proches d’Hussein qui exagèrent le danger représenté par le renouveau wahhabite. Selon Philby, la menace est imaginaire et il ne concède qu’un seul incident entre les Ikhwan de GhatGhat et une sous-section des Ateibah. Il soutient que cet incident est mis à profit par le Chérif Hussein pour attirer l’attention sur la nécessité de freiner le développement du mouvement et pour tenter de convaincre le gouvernement britannique de ne rien faire qui puisse renforcer le potentiel militaire d’Ibn Saoud.
Philby soutient qu’une analyse impartiale de la situation en Arabie le conforte dans sa conviction que la notion de péril wahhabite est une invention d’esprits partisans. Il est persuadé qu’Ibn Saoud contrôle efficacement le mouvement wahhabite et que la tactique d’Hussein consiste à pousser Ibn Saoud à agir contre lui pour forcer la main de Londres et obliger la Grande-Bretagne à le soutenir contre son rival [12]. Philby explique la genèse du mouvement des Ikhwan par le fait qu’à la différence du régime de Hail reposant sur une unité tribale entre la famille régnante des Rashid et les Shammar, le pouvoir des Saoud est isolé dans le Nedjd au milieu de populations tribales désunies, rivales et n’entretenant pas de liens familiaux avec les Saoud. Confronté à cette difficulté, Ibn Saoud, d’après Philby, organisa le mouvement des Ikhwan selon les principes suivant :
1-l’organisation concerne essentiellement les Bédouins. Les populations sédentaires, considérées comme strictement wahhabites, ne sont concernées que de manière indirecte et ne requièrent pas d’attention particulière.
2-Les mutawwa (prédicateurs), sont choisis parmi les ulémas pour instruire les Bédouins selon les principes édictés par le Coran et combattre les coutumes bédouines.
3-La destruction /dislocation des caractéristiques essentielles de la vie bédouine se fait grâce à la sédentarisation dans des lieux sélectionnés par Ibn Saoud. Cela rend possible selon Philby de substituer l’appartenance à la fraternité des Ikhwan au lien d’appartenance tribale. Il donne comme exemple les Muteir qui conservent le lien tribal les reliant aux sections non converties de la tribu mais en jouissent du lien « fraternel » les reliant à des tribus converties et qui auparavant leur étaient hostiles. Cette stratégie permet à Ibn Saoud d’édifier son pouvoir politique en s’appuyant à la fois sur les Ikhwan et les populations sédentaires. Cette nouvelle organisation facilite l’interdiction des raids intertribaux et permet de canaliser l’énergie guerrière des nomades. Ils forment ainsi un noyau armé au service de Riyad. Pour résumer, Philby indique que l’objectif d’Ibn Saoud est de favoriser le développement du mouvement pour renforcer sa puissance militaire et pour réduire la faiblesse inhérente à l’Etat et à l’armée bédouine. A long terme, Ibn Saoud entend se prémunir contre ses ennemis et absorber l’émirat de Hail. Pour le reste, il sait qu’il ne peut aller contre les décisions et les attentes de la Grande-Bretagne [
13].

Méfiance des autorités britanniques en Egypte

La méfiance des autorités britanniques au Caire continue de s’exprimer dans les colonnes de l’Arab Bulletin. Le 18 octobre 1918, un article intitulé The Ikhwan and the Wahabis décrit le mouvement comme ayant pris le contrôle de la société wahhabite. La note met l’accent sur l’existence de réunions et de délibérations secrètes ainsi que sur des innovations concernant les lois sur le mariage associées à un laxisme croissant en matière de sexualité. La note indique également que les Ikhwan ne participent pas au pèlerinage (haj) et considèrent que les Lieux saints sont pollués par la présence du Chérif. L’auteur de l’article indique que les Bédouins reconnaissent Ibn Saoud comme le chef de leur confrérie et que l’appui apporté à l’immoralité des adhérents a contribué à l’expansion du mouvement. Politiquement, l’auteur de la note concède qu’Ibn Saoud a renforcé sa position en interdisant le « ghazzu » (raids intertribaux). La note insiste également sur le fait que les Ikhwan contrôlés par Ibn Saoud constituent une menace pour l’orthodoxie mecquoise et que les relations entre wahhabites et chérifiens sont de plus en plus conflictuelles. Pour les Ikhwan, Hussein est un mécréant et tout homme l’ayant servi peut être victime d’ostracisme familial et social. Ibn Saoud capitalise sur les difficultés rencontrées par Hussein au Hedjaz et en raison du discrédit dont il est frappé. Les Ateibah, Harb et Ageil l’ont abandonné. La note cite une lettre de Hussein du 18 août dans laquelle il considère que le gouvernement britannique doit absolument obliger Ibn Saoud à dissoudre et disperser les Ikhwan qui constituent une menace pour les intérêts arabes [14].
Philby répondit point par point en janvier 1919. Il insiste sur le fait que les Ikhwan ne contrôlent pas la société wahhabite mais sont les instruments aux mains des principaux leaders du mouvement qui reconnaissent l’autorité supérieure d’Ibn Saoud. Les réunions auxquelles assistent les membres de la confrérie ne sont pas secrètes et sont consacrées à la lecture du Coran, des Hadith et des Tafsir (exégèses du Coran). Au cours de ces réunions, Ibn Saoud évoque aussi les opérations contre Hail ainsi que les relations avec le Hedjaz, dans le but selon Philby de calmer l’ardeur conquérante de ses troupes. Le terme Ikhwan définit d’après Philby les Bédouins qui ont rejoint le cercle intérieur du wahhabisme. Concernant les accusations d’immoralité, il indique qu’ils respectent les prescriptions du Coran en matière de mariage et que le laxisme sexuel est condamné. En dernier lieu, les Ikhwan participent au pèlerinage et respectent le caractère sacré de la Maison de Dieu (Beit Allah). Philby considère qu’Ibn Saoud tient fermement les rênes du mouvement, et que contrairement à ce qui avait été écrit, il perçoit l’impôt (zakat) auprès des tribus converties [15].

La menace des Ikhwan sur le Hedjaz

Au cours de l’année 1918, la crainte de voir les Ikhwan envahir le Hedjaz se fait de plus en plus pressante. En juillet 1918, Wingate évoque les craintes d’Hussein de ne pouvoir s’opposer à l’expansion du mouvement wahhabite [16]. L’instabilité du régime chérifien et la faiblesse du contrôle exercé par Hussein sur les tribus bédouines, plus particulièrement celles installées dans la zone de contact avec le Nedjd rendent plausible une attaque généralisée. Wingate fait part à Londres de l’augmentation du prosélytisme wahhabite et du renforcement de l’influence des Ikhwan en raison de l’arrêt du versement par Hussein des subsides aux Bédouins [17]. Le 6 décembre 1918, Wingate mentionne un pillage organisé par les Ikhwan à 45 milles de Taif. Il transmet la demande d’Hussein d’intimer à Ibn Saoud l’ordre de procéder à la dispersion des colonies d’Ikhwan à Hentry, GhatGhat et Artawiyyah sous les 35 jours. En outre, les Ateibah devraient se voir interdits d’entrer en communication avec ces localités. Wingate indique que le colonel C.E. Wilson à Djeddah estime lui aussi que l’activité des Ikhwan s’intensifie et qu’Ibn Saoud est responsable de ce regain d’agitation. Wilson considère qu’il serait opportun d’ordonner à Ibn Saoud de retirer les Ikhwan de la zone de Khurma [18]. Il estime que les craintes d’Hussein concernant les objectifs militaires d’Ibn Saoud sont fondées [19].
Quelques jours plus tard, Wingate attire l’attention sur la menace que les Ikhwan sous le commandement de Sultan bin Bijad font peser sur La Mecque. Il demande que le Foreign Office agisse pour demander le retrait de toutes les forces des Ikhwan présentes à l’ouest de Khurma. Wingate prévient que les Ikhwan ont repris l’offensive et qu’ils constituent une menace directe pour La Mecque. Pour lui, il est impensable d’accepter la présence des Ikhwan à proximité des villes saintes. Il demande qu’Ibn Saoud soit mis en garde immédiatement et averti que le non-retrait de ses forces l’exposerait à des mesures de rétorsion de la part des autorités britanniques ainsi qu’à la suspension du versement de l’aide financière [20]. Dans sa réponse, le Secrétaire d’Etat pour l’Inde indique que si les propos de Wingate concernant l’offensive des Ikhwan sont confirmés, l’India Office se verra dans l’obligation de reconsidérer sa position à l’égard d’Ibn Saoud [21]. Le 18 décembre, Wingate mentionne la réception du rapport de Philby sur sa mission en Arabie, rapport qualifié d’excellent. Il indique en outre qu’Hussein estime que si rien ne vient modifier l’état des choses, l’influence des Ikhwan au Hedjaz deviendra prépondérante et rendra sa situation intenable [22]. Wingate n’est pas le seul à attirer l’attention sur l’influence grandissante des Ikhwan au Hedjaz. Dans un télégramme à Bagdad, il fait référence à une conversation rapportée par C.E. Wilson avec un émissaire d’Ibn Rashid qui confirme les progrès du mouvement wahhabite, en d’autres termes les Ikhwan, ainsi que le ralliement d’une partie importante des tribus Muteir et Ateibah. Il indique que selon son informateur, l’objectif d’Ibn Saoud est de reconstituer le premier Etat des Saoud et de conquérir La Mecque [23]. Wilson ajoute que Riyad doit être fermement invité à retirer ses hommes qui constituent une réelle menace pour la sécurité du Hedjaz. Selon lui, Ibn Saoud doit être informé qu’une concentration de forces hostiles à proximité de La Mecque et de Médine ne sera pas tolérée en raison des engagements pris par la Grande-Bretagne d’assurer la sécurité et la stabilité du royaume [24].
Le Caire s’inquiète de l’influence grandissante et de l’intensification du prosélytisme des Ikhwan. Le Haut-Commissariat informe Londres que les chefs de la tribu des Ateibah ont informé Hussein qu’ils ne pourront tenir longtemps leurs positions s’ils n’obtiennent pas un soutien actif. Cheetham mentionne la présence de 8 émissaires d’Ibn Saoud dans la province d’Asir. Hogarth de l’Arab Bureau se déclare favorable à une intervention sur le terrain pour contraindre Ibn Saoud à contrôler les Ikhwan et restaurer le prestige d’Hussein en Arabie centrale [25].
Notes
[1Joseph Kostiner, p. 16.
[2Arabian Report, Week ending Feb. 16th 1916, File 705/1916/pt.1-2, IOR/L/PS/10/586.
[3Arabian Report, 12th March 1916.
[4Bruce Westgate, The Arab Bureau. British Policy in the Middle East, 1916-1920, The Pennsylvania State University, 1992, pp.231, p.104.
[5Arab Bulletin n° 73, 16th Dec. 1917.
[6Arab Bulletin n°78, 11th Feb. 1918.
[7Note on Conversations with Emir Abdullah by Col. Wilson and Major Cornwallis at Abu Markla, Hejaz, during Dec. 1917, Cornwallis, Major, Cairo, Director Arab Bureau, 10th Jan. 1918, File 2182/1913/7, IOR/L/PS/10/389. Voir aussi Arab Bulletin n°74, 24th Dec. 1917.
[8Arab Bulletin, n° 76, 10th Jan. 1918.
[9Arab Bulletin n°77, 17th Jan. 1918.
[10Arab Bulletin n° 100, 20th Aug. 1918.
[11H. St John B. Philby, Arabia of the Wahabis, London, 1928, pp.422, p.352/353.
[12Report on Najd Mission, 1917-1918, pp.19, IOR/R/15/1/747, § 14.
[13Ibid., p. 30.
[14Arab Bulletin n° 100, 18th Oct. 1918. File 756/1917 pt.1-2, Arab Bulletins n°66-114.
[15Ibid., Arab Bulletin n° 108, 11th Jan. 1919.
[16Wingate to F.O., n° 1150, 30th Jul. 1918, File 2182/1913/7, IOR/L/PS/10/389.
[17Tel. P. from Wingate, Cairo to F.O., repeated India and Baghdad, n° 1765, 26th Nov 1918, File n° E.8, vol IV, Bin Saud, IOR/R/15/2/34.
[18Sur l’affaire de Khurma, voir Yves Brillet, La crise de Khurma et la gestion par la Grande-Bretagne du conflit entre le Nedjd et le Hedjaz, Les clés du Moyen-Orient, 2019.
[19Tel. from Wingate, Cairo to F.O., n°1827, 6th Dec. 1918. Voir aussi Cab/24/145/38, Eastern Report n°XCVIII, including Arab Report n.s. n°CXXV, 12th Dec. 1918.
[20Tel. from Wingate, Cairo to F.O., n°1857, 11th Dec. 1918.
[21Tel. P. from Secretary of State for India, London to Political, Baghdad, repeated Foreign, Delhi, 13th Dec. 1918.
[22Tel. from Wingate, Cairo to F.O. n°1954, 27th Dec. 1918.
[23Tel. X from Wingate, Cairo to F.O., n°179, 7th Jan. 1919.
[24Cab/24/145/42, Eastern Report n°CII, 9th Jan. 1919.
[25Tel from Sir Milne Cheetham to F.O., 17th Feb. 1919, File 2182/1913/9, IOR/L/PS/10/390.


Le mouvement des Ikhwan vu depuis le Golfe Persique et la Mésopotamie

Les autorités britanniques dans le Golfe témoignent également du développement du mouvement, en parallèle avec l’accroissement des tensions avec Ibn Rashid et Hussein. L’Agent politique à Bahreïn rend compte de la situation dans le Nedjd en insistant sur le fait que les Ikhwan restent sous le contrôle d’Ibn Saoud bien que les relations qu’il entretient avec les autorités britanniques ne remportent pas l’adhésion de tous les membres de la fraternité. Il rapporte également que bien que des membres de la confrérie ont attaqué des localités au Hedjaz et que seules les villes de La Mecque, de Médine et de Taif restent sous le contrôle des forces chérifiennes et sont protégées par leur statut religieux, Ibn Saoud semble déterminé à ne pas bouleverser le statu quo et a interdit à ses troupes de poursuivre leurs attaques. L’Agent à Bahreïn estime également que le mouvement est devenu un facteur politique décisif en Arabie centrale et que 80% des Bédouins, depuis le wadi Nejran jusque Khurma, se sont convertis. Toutes les tribus font allégeance à Riyad et leurs représentants y reçoivent une instruction religieuse et une aide matérielle. En raison de leur fanatisme religieux, Ibn Saoud pourrait sans difficulté déclencher une conflagration généralisée dans la péninsule [1].
Mais l’influence grandissante des Ikhwan constitue cependant une menace pour l’autorité d’Ibn Saoud. Pour l’Agent politique au Koweït, même si le mouvement n’entretient pas pour l’instant d’ambition politique et n’a pas d’objectif propre, il pourrait outrepasser les consignes d’Ibn Saoud et s’en prendre directement au Chérif, ce qui contraindrait la Grande-Bretagne à intervenir. Un visiteur à Riyad (il s’agit du Dr Harrison de la mission médicale américaine appelé pour soigner des membres de la famille al Saoud) à la même période fait état de la montée de l’intolérance et de l’agressivité à l’égard des étrangers [2]. L’agent politique à Bahreïn est en conséquence prié d’informer Ibn Saoud que le développement du militantisme wahhabite constitue pour les autorités britanniques une menace pour la sécurité du Hedjaz qu’elles sont dans l’obligation de protéger contre toute agression [3].
Pour ce qui concerne la Mésopotamie et plus particulièrement la province de Bassora, les services du gouverneur militaire transmettent au Commissariat Civil à Bagdad une note concernant la situation dans la zone frontalière entre l’Irak et le Nedjd ainsi qu’à Hail. Le gouverneur militaire souligne qu’Ibn Saoud rencontre des difficultés dans ses rapports avec les Ikhwan et ne pourra pas continuer de les contrôler. Il insiste sur l’éventualité d’un rapprochement avec Ibn Rashid pour contrebalancer la force du mouvement en cas de nécessité. Dans cette note, le capitaine Rabino, officier politique adjoint à Bassora, après avoir rappelé en introduction les données de base sur l’origine et l’organisation du mouvement ainsi que sa diffusion auprès des principales tribus sous l’autorité d’Ibn Saoud, indique qu’Ibn Rashid est parvenu à stopper la progression de l’ikhwanisme auprès des Shammar mais que son influence se fait progressivement ressentir au Koweït et à Zubair. Il estime que Riyad n’est plus en mesure de contrôler efficacement les Ikhwan et qu’en cas de conflit avec l’organisation, Ibn Saoud perdra l’avantage et sera forcé de se soumettre. Selon les émissaires d’Ibn Rashid, Hail est protégé d’une attaque grâce à la garantie fournie par le Chérif qui constitue la cible principale de la fraternité. Commentant la montée du fanatisme au sein de la tribu des Muteir, l’auteur de la note souligne que Faisal ad Dawish invite tous les non-convertis à le rejoindre sous peine d’être exécutés. En Mésopotamie, Rabino souligne la crainte suscitée par les Ikhwan au sein des Dhafir et des tribus résidant dans la zone des marais (Marsh Arabs). Le Cheikh de Zubair estime à cet égard que des mesures devraient être prises pour endiguer la progression du mouvement. Dans cette perspective, Ibn Rashid apparait comme l’homme susceptible de fédérer les tribus opposées aux Ikhwan pour constituer une zone tampon entre ces derniers et l’Irak [4].
La note est accompagnée d’un commentaire de l’Officier en résidence à Bassora dans lequel il indique que si les Ikhwan sont devenus dominants dans le Nedjd, Hail et les villages du Djebel Shammar sont également touchés par le phénomène, bien que les éléments tribaux y semblent moins fanatisés. Il rappelle que tous les observateurs s’accordent sur la probabilité d’un « renouveau wahhabite » exacerbé par la présence d’une puissance chrétienne d’occupation en Irak. Il souligne comme Rabino que le mouvement, encouragé par l’attitude bienveillante du cheikh, gagne en influence au Koweït et que Faisal ad Dawich apparait comme un rival potentiel d’Ibn Saoud [5]. L’expansion du mouvement est corroborée par l’Agent Politique à Bahreïn qui rapporte le 6 juillet 1919 les propos d’un marchand du Nedjd indiquant que le mouvement gagne Hail ainsi que les provinces d’Asir, du Yémen, et certaines parties du Hedjaz. Leur présence serait attestée à La Mecque où ils comploteraient contre Hussein et ils seraient prêts à rejoindre Ibn Saoud qui reçoit des émissaires en provenance de toute la péninsule [6].

Mise au point du Caire concernant la nécessité de bloquer le mouvement des Ikhwan dans le Hedjaz. Note du capitaine Garland (E.E.F.) du 10 juillet 1919

Garland rappelle tout d’abord que les Ikhwan sont une création récente et qu’ils ne diffèrent pas fondamentalement des Wahhabites. Ils sont seulement beaucoup plus fanatiques. Pour l’ensemble des observateurs, plus que les croyances elles-mêmes, la caractéristique la plus marquante du mouvement est la violence exercée par ses adhérents. Garland estime indubitable que les Bédouins convertis et fanatisés utilisent la terreur pour forcer les conversions et que ceux qui refusent ou qui sont considérés comme pécheurs sont mis à mort. Il ajoute que sur le champ de bataille, les Ikhwan ne font pas de prisonniers [7]. Garland reprend l’idée selon laquelle Ibn Saoud n’a pas eu de responsabilité directe dans la création du mouvement des Ikhwan mais qu’il n’a rien fait pour en freiner le développement, comme en témoigne la proximité géographique entre les principaux foyers de l’ikhwanisme et Riyad. Il remarque, comme d’autres avant lui, qu’il s’agit d’une version fanatisée du wahhabisme dont Ibn Saoud a pris le contrôle et qu’il utilise à ses propres fins. Il estime que le mouvement s’est répandu dans toute l’Arabie et ne disparaitra pas avec la conclusion de l’affaire de Khurma. Les Ikhwan et leur doctrine sont détestés de tous les voisins d’Ibn Saoud, en particulier Hussein.
Après avoir fait la synthèse des événements survenus au cours des crises de Khurma et Turabah, Garland constate que les forces chérifiennes ont chaque fois été défaites par les forces d’Ibn Saoud. Il pose la question des mesures à prendre pour mettre en place un système de défense efficace des villes de Médine et de La Mecque, se demandant s’il est possible de compter sur la tribu des Harb pour protéger ces deux localités. Une défense aérienne de Taif et de La Mecque ne peut être envisagée que de manière temporaire et les opérations des Ikhwan reprendront dès que l’aviation aura été retirée. Il estime que les forces chérifiennes ne sont pas en état de s’opposer aux forces armées de Riyad et que la défense du Hedjaz incombera de facto à la Grande-Bretagne. Pour Garland, il sera donc nécessaire de maintenir une force armée commandée par des officiers entrainés et compétents afin de contenir les Ikhwan et d’encourager une alliance entre Hussein et Ibn Rashid. L’émir de Hail, souligne-t-il, a toujours été hostile au wahhabisme militant et peut mobiliser un contingent important dans le centre de la péninsule capable de menacer les lignes de communications d’Ibn Saoud dans le Nedjd. Selon Garland, cela implique l’octroi d’un soutien financier à Ibn Rashid. Il sera aussi opportun de faire pression sur Ibn Saoud à partir de la province littorale de Hasa, ceci pouvant s’avérer plus productif qu’un soutien armé à Hussein. Il conclut enfin que pour freiner efficacement la progression du mouvement des Ikhwan, il serait judicieux d’inclure dans les futurs traités avec les principautés arabes une clause leur permettant de renvoyer les émissaires d’Ibn Saoud présents sur leurs territoires [8].

L’évolution du mouvement vue depuis Bahreïn, Bagdad et le Koweït : 1920

Les notes confidentielles de l’Agent politique à Bahreïn sont plus positives et insistent sur la popularité croissante du mouvement dans l’ensemble de la péninsule, depuis le Qatar, Hasa, les Etats riverains du Golfe jusqu’au Yémen et la province d’Asir. Les rapports indiquent que les conversions sont de plus en plus nombreuses et que les Ikhwan apparaissent comme autant d’éléments purificateurs de l’Islam. Dickson souligne l’enthousiasme des habitants du Nedjd et la popularité dont bénéficie Ibn Saoud. Il estime que le mouvement est devenu clairement politique, que l’unité du Nejd et l’avenir de la fraternité sont liés et qu’Ibn Saoud n’a aucunement l’intention de laisser les Ikhwan échapper à son contrôle. Dickson considère que dans la compétition l’opposant à Hussein, l’alliance avec les membres de la fraternité lui donne un avantage substantiel [9].
Le 22 janvier 1920, Dickson demande l’autorisation de se rendre à Hasa pour rencontrer Ibn Saoud et profiter de l’occasion pour obtenir des informations complémentaires sur l’évolution de la situation dans le Nedjd [10]. Au cours de ses conversations avec Ibn Saoud, il a pu rassembler les éléments suivants : l’émir de Riyad exprimait son accord avec les croyances et les pratiques religieuses des Ikhwan et se présentait comme le guide du mouvement dont les principes essentiels reposaient sur la reconnaissance du dieu unique et la fraternité de tous les Musulmans. Ibn Saoud estime que le mouvement a un impact bénéfique pour les Bédouins et leur mode de vie sur le plan religieux et en matière d’éducation grâce à la construction d’écoles dans les centres de sédentarisation déterminés par lui. Une fois cette sédentarisation effectuée, Ibn Saoud fait venir à Riyad les chefs de tribus qui le suivent dans ses déplacements et forment ainsi sa garde personnelle. Il confie à Dickson qu’il contrôle désormais tous les Bédouins d’Arabie à l’exception des Dhafir et qu’il reçoit des émissaires en provenance du Yémen, de l’Hadramaout, d’Oman ainsi que de la tribu des Shammar qui demandent à le rejoindre et proposent de lui verser le zakat [11]. Dickson informe Bagdad que le phénomène des Ikhwan, qui gagne en puissance et en influence n’est pas aussi négatif qu’on le présente fréquemment, mais qu’il peut se transformer en un nouveau mahdisme s’il est mal dirigé, et qu’Ibn Saoud l’utilise habilement à des fins politiques. Il note que la présence à Hofouf de représentants de tribus périphériques est significative de l’attraction qu’exerce l’émir de Riyad [12].
Le Haut-commissaire civil à Bagdad informe l’India Office de la teneur des rapports de Dickson en insistant sur le fait que de nouvelles tribus se convertissent et reconnaissent l’autorité d’Ibn Saoud. Parmi les derniers convertis, Bagdad fait état des Ajman. Bagdad note également que le mouvement est considéré avec bienveillance à Bahreïn et qu’Ibn Saoud reçoit des messages des principautés du littoral du Golfe désireuses de se rapprocher de lui. Le Haut-commissariat remarque également que le cheikh du Koweït fait pression sur le Cheikh Isa de Bahreïn afin de contrer l’influence d’Ibn Saoud. D’autre part, la prise éventuelle de La Mecque est évoquée à Bahreïn avec complaisance, ainsi que dans les principautés du Golfe et en Mésopotamie [13].

Les craintes exprimées face à la menace des Ikhwan au Hedjaz

L’Agent politique à Djeddah, le lieutenant-colonel Vickery rapporte le 6 mars 1920 une conversation avec le chérif Abdallah au cours de laquelle ce dernier critique et met en doute le mémoire de Dickson sur le mouvement des Ikhwan [14]. Le compte rendu de cette conversation est transmis au Foreign Office par Allenby le 20 mars. Allenby insiste sur la nécessité de parvenir à un accord entre Hussein et Ibn Saoud avant le commencement du pèlerinage afin d’éviter que la tension ne conduise à un conflit ouvert entre les deux protagonistes [15]. Allenby critique les avis de Dickson à Bahreïn et d’A.T. Wilson, Civil Commissioner à Bagdad sur le mouvement des Ikhwan. Il conteste les conclusions des autorités dans le Golfe et à Bagdad sur la manière dont serait perçue une prise de La Mecque par les forces d’Ibn Saoud. Il soutient que cela constituerait un véritable revers pour la Grande-Bretagne et que le gouvernement britannique a contracté des obligations envers le gouvernement chérifien. Allenby considère aussi qu’il serait très dangereux de se montrer complaisant envers un mouvement qui remettrait fondamentalement en cause l’équilibre des forces en Arabie et laisserait la péninsule aux mains d’une secte de fanatiques [16].
Concernant les analyses de Dickson, Vickery estime qu’il est impossible d’accepter l’idée selon laquelle les Ikhwan pourraient se montrer bien disposés envers la Grande-Bretagne. Depuis Djeddah, il considère que le mouvement représente un danger, plus particulièrement dans la zone frontière entre le Nedjd et le Hedjaz. Ibn Saoud peut se présenter comme le réformateur de l’Islam mais si la purification des pratiques se fait par la violence, la position de la Grande-Bretagne dans la péninsule en sera fragilisée. Le gouvernement doit donc faire face à une situation difficile et doit éviter que le royaume chérifien ne tombe sous les assauts des Ikhwan.

Conclusion

L’année 1920 constitue un moment déterminant dans l’évolution de la situation en Arabie centrale. Comme les pages qui précèdent ont tenté de le montrer, Ibn Saoud a illustré sa capacité à prendre le contrôle du royaume du Hedjaz, ce que reconnaissent les autorités britanniques au Caire qui continuent cependant à apporter leur soutien à Hussein et attirent l’attention du Foreign Office et de l’India Office sur le danger que font peser les Ikhwan sur l’équilibre des forces dans la  péninsule. La suspension des opérations dans le Hedjaz acceptée par Ibn Saoud dans un souci de temporisation va le conduire à utiliser la force des Ikhwan pour construire une stratégie alternative visant à affaiblir le pouvoir chérifien en neutralisant les deux principaux alliés d’Hussein, l’émirat de Hail et le Koweït.

Notes
[1File n° E-8, vol.IV, from Political Bahrein to Political, Baghdad, n°41-C, 25th Feb. 1919.
[2Political Agency, Koweit, Diary Week ending 31st Jan. 1919.
[3Political, Baghdad to Political, Bahrein, n°3322, 23rd Mar. 1919.
[4Office of the Military Governor and Political Officer to the Civil Commissioner, Baghdad, n°4002, 7th May 1919.
[5Ibid., A.S. Meek, Military Governor and Political Officer, Basrah, 25th May 1919.voir aussi Political Agency, Koweit to Civil Commissioner, Baghdad, n° 493, 6th May 1919.
[6Note on the Khurma Dispute by Captain Garland with Sketch Map (App. dated 10th June 1919), 6th June 1919.
[7Note on the Khurma Dispute by Captain Garland with Sketch Map (App. dated 10th June 1919), 6th June 1919.
[8Ibid.
[9Extract from a Confidential Diary n°1317/43/919 for the Month ending 31st Dec. 1919 from Political, Bahrein.
[10Political, Bahrein to Political, Baghdad, n°99 22ndJan. 1920. Political, Baghdad to Political, Barhein, n°1018, 23rdJan. 1920.
[11Diary of Political Agent, Bahrein, during his recent Journey to Hasa and back. January 30 to February 29, 1920.
[12Tel. R. to Political Baghdad n° H 7, 7th Feb. 1920. Transmis à Londres le 15 Février 1920 : From Civil Commissioner, Baghdad to India Office, London n°2040. Bagdad note que le mouvement des Ikhwan ne représentera une menace que si la politique de la Grande-Bretagne suscite un sentiment d’hostilité dans la population et estime qu’Ibn Saoud fait preuve de toutes les qualités nécessaires.
[13Tel. Cipher, from Civil Commissioner, Baghdad to India Office, London, n° 4603, 15th April 1920, Following from Bahrein. File 61-6 (D33), vol. III, IOR/R/15/1/557.
[14File 61-6, Extract from a Report dated March 6, 1920 by Lt-Col. Vickery, British Agent at Jeddah.
[15File 61/6, Letter dated 20th Mar. 1920 from Lord Allenby to the Right Honourable Earl Curzon of Keddleston.
[16File 61/6, Telegram P. from General Allenby, Cairo, to F.O., London, n°395, 20th April 1920.

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