OLIVIER BOUQUET, PHILIPPE PÉTRIAT, PIERRE VERMEREN, HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT DE L’EMPIRE OTTOMAN À NOS JOURS, AU-DELÀ DE LA QUESTION D’ORIENT
ARTICLE PUBLIÉ LE 12/10/2016
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Olivier-Bouquet-Philippe-Petriat-Pierre-Vermeren-Histoire-du-Moyen-Orient-de-l.html
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L’Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours, décryptée par trois universitaires spécialistes du Moyen-Orient : une riche analyse qui satisfera autant les étudiants pour les concours de l’agrégation et du CAPES qu’un public avide de comprendre les mécanismes politiques, économiques, sociaux et culturels contemporains de cette région complexe.
Dépasser la « question d’Orient » : un ouvrage à la pointe de l’historiographie
Les programmes de l’agrégation et du CAPES d’histoire reflètent toujours l’actualité historiographique et politique des thématiques étudiées. D’anciennes questions d’agrégation et de CAPES en histoire contemporaine, sur « Le monde britannique (1815-1932) » puis sur « Les sociétés coloniales à l’âge des empires (1850-1960) », avaient ainsi témoigné du renouvellement de l’histoire des colonisations au prisme de la notion d’empire, alors que les années 2000 avaient été marquées par de nombreux débats politiques sur la colonisation française.
Inutile de rappeler l’actualité brûlante d’une région comme celle du Moyen-Orient : à l’heure des révolutions arabes et de la menace de l’Etat islamique, il pouvait paraître dès lors essentiel de former une génération de futurs enseignants du secondaire à comprendre les dynamiques politiques, économiques, sociales et culturelles de cette région à l’époque contemporaine, afin de les aider à mieux les enseigner à leur tour. Le jury de ce programme a cependant largement insisté sur la nécessité, dans sa lettre de cadrage, de ne pas réduire le Moyen-Orient à sa simple dimension géopolitique – comme cela a trop longtemps été la tendance : « Dans ce cadre chronologique et événementiel qui devra être connu, on étudiera particulièrement les populations et les sociétés, les évolutions religieuses et culturelles, la formation des Etats et des mouvements politiques, l’économie et les enjeux du développement, les guerres et la violence. Il s’agit donc d’aborder la région en elle-même et pour elle-même : la question ne porte ni sur l’histoire de la colonisation, ni sur l’histoire des relations internationales. La connaissance du Moyen-Orient contemporain apparaît comme constituant un élément de la culture professionnelle des professeurs d’histoire et de géographie (1). »
A cet égard, le sous-titre de ce manuel, publié en septembre 2016 à la Sorbonne, est évocateur et se place dans la lignée de la demande du jury : « Au-delà de la question d’Orient ». Les trois auteurs, Olivier Bouquet, Philippe Pétriat et Pierre Vermeren, s’inscrivent bien dans cette tendance historiographique qui, depuis les années 1980, cherche à replacer la focale sur la région même du Moyen-Orient, en évitant de l’appréhender de l’extérieur avec un regard trop européocentré. Le paradigme de la « question d’Orient », ainsi que l’expliquent les auteurs dans leur introduction, se caractérise par la volonté de n’étudier le Moyen-Orient que sous un angle politique et géopolitique, où les puissances européennes et mondiales figureraient parmi les acteurs principaux de cette histoire : « dépouillé de son historicité propre, le Moyen-Orient est toujours envisagé au prisme d’une histoire des conflits qui tient lieu d’histoire régionale, comme si l’histoire de l’Europe était celle des deux guerres mondiales. Tout se passe comme si les sociétés de la région étaient toujours prises entre les feux des puissances (2). »
Prenant donc à contre-pied la « question d’Orient », les auteurs cherchent à aller au-delà de la simple histoire géopolitique du Moyen-Orient, pour favoriser l’écriture d’une « histoire inclusive du Moyen-Orient (3) ». Pour ce faire, en plus de la documentation étrangère occidentale, ils s’appuient sur l’étude de sources jusqu’ici trop peu utilisées, produites par les sociétés elles-mêmes, en turc-ottoman, en persan ou en arabes. A ce renouvellement des sources exploitées s’ajoute une transdisciplinarité affirmée, puisque sont intégrées à la réflexion de nombreuses autres sciences humaines (anthropologie, démographie, histoire culturelle matérielle et immatérielle, sociologie religieuse…), permettant d’approfondir avec un regard nouveau l’histoire religieuse et culturelle, et l’histoire sociale (celle des minorités, notamment) de cette région.
Résumé des principaux thèmes abordés par l’ouvrage
L’organisation de l’ouvrage reflète bien cette volonté de s’affranchir d’une histoire événementielle et de faire la part-belle aux dynamiques économiques, sociales et culturelles du Moyen-Orient : s’il est divisé en trois grandes parties qui se suivent chronologiquement (l’Empire ottoman de 1789 à 1922, le Moyen-Orient de 1870 à 1950 et le Moyen-Orient contemporain), l’ouvrage offre ensuite de nombreux sous-chapitres qui proposent une entrée par thème.
Professeur à l’Université Paris Diderot et chercheur au CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques), spécialiste de l’histoire ottomane, Olivier Bouquet s’est intéressé, dans la première partie de l’ouvrage, à l’histoire de l’Empire ottoman, « dernier Etat impérial du Proche-Orient et dernière expression de l’universalité du monde islamique (4) ». Après une approche chronologique de l’histoire de cet Empire (chapitre 1), Olivier Bouquet propose un développement sur les pratiques politiques, administratives et économiques ottomanes (chapitre 2) : le sultan apparaît comme la « clé de voûte des institutions, prenant place dans un ordre à la fois cosmique, religieux et légal (5) » et ce, encore aux XVIIIe et XIXe siècles, alors que les autres monarques d’Europe et d’ailleurs délaissent davantage l’exercice du pouvoir au profit de ministres et chanceliers. Mais le principe de sa souveraineté est de plus en plus contesté, tant par la montée des nationalismes au sein de l’Empire que par l’émergence de la conception de la citoyenneté, cherchant à abolir celle de sujet. A cela s’ajoute le rétrécissement territorial de l’Empire ottoman, et son affaiblissement vis-à-vis des autres puissances voisines, faisant de l’Etat « l’homme malade de l’Europe ». Le moment des Tanzimat, série de réformes menées par l’Empire ottoman à partir de 1839 pour pallier cet affaiblissement, marque les débuts d’une réflexion élargie sur le changement politique, qui ouvre la voie aux mouvances nationalistes arabes et des Jeunes-Turcs. Au cœur de ces réformes, l’administration ottomane connaît un triple développement (croissance des effectifs, réorganisation des institutions impériales, centralisation de l’administration territoriale) : Olivier Bouquet revient amplement sur ces transformations. Suivent deux chapitres très détaillés sur les aspects économiques (chapitre 3) et socioculturels (chapitre 4) de l’Empire : que produit-il, qu’exporte-il et qu’importe-t-il ? Par quels moyens et dans quelles structures ? De quelles populations se constitue-t-il ? Comment vivent-elles et que pensent-elles ? En définitive, une somme d’informations distillées au sein de cette première partie pour mieux comprendre les évolutions internes et la fin en 1922 de l’Etat ottoman, marqué par des dualités croissantes et de multiples oppositions et contradictions que la société politique impériale ne parvient pas à résorber.
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse au Moyen-Orient de 1870 à 1950. Elle est rédigée par Philippe Pétriat, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, spécialiste de l’histoire des pays du Golfe, maître de conférence à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur à l’IMAF (Institut des mondes africains). Après un rapide point sur la genèse de l’expression « Moyen-Orient » (apparue au tout début du XXe siècle dans la terminologie anglo-saxonne, « Middle East » étant employé pour la première fois par un officier américain dans la National Review et par un journaliste du Times en 1902-1903 et popularisé par la suite), Philippe Pétriat propose une approche chronologique et transversale de la région : les sociétés impériales du Moyen-Orient, jusqu’à la Première Guerre mondiale (chapitre 1), le Moyen-Orient entre 1914 et 1918 (chapitre 2), le Moyen-Orient face à la présence européenne dans les années 1920 et 1930 (chapitre 3), et le Moyen-Orient au moment de la montée des nationalisme jusqu’à la fin des années 1950 (chapitre 4). De fait, comment expliquer les révolutions des années 1905-1908, qui manifestent le rôle politique croissant des élites face aux régimes autocratiques des sultans, sans d’abord présenter les profonds changements religieux, culturels, démographiques et politiques expérimentés par les sociétés du Moyen-Orient à l’âge des Empires ottoman et perse ? Le mouvement de la Nahda (ou « renaissance » en arabe) est ainsi l’un des axes principaux de ce « nouvel élan » (6) que connaissent les sociétés arabes sur le plan littéraire, politique, culturel et religieux. En plein changement à la veille de la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient sort véritablement bouleversé du conflit, dont on saisit l’impact sur les sociétés à divers niveaux (chapitre 2). Bien que sous présence européenne après 1918, le Moyen-Orient garde son histoire propre : les années 1920 et 1930 sont celles de « l’essor du nationalisme et de la construction nationale des Etats, dans un contexte pourtant a priori peu favorable au pluralisme et aux dissidences » (7) (chapitre 3). La tutelle européenne n’empêche en effet pas la vivacité et la radicalisation des débats politiques, et la politisation toujours plus importante des classes moyennes et de la jeunesse (avec l’essor du modèle de l’efendi (8)), bien favorisée par le développement de l’éducation, de la presse, et des partis, mais également par l’affaiblissement des vieilles notabilités du négoce, touchées par la crise de la fin des années 1920 et concurrencées à l’international. Les années 1930 se caractérisent dans tout le Moyen-Orient par l’importance des mouvements contestataires, tant à l’égard des vieilles classes dirigeantes, prises à parti par « une aile plus radicale, souvent jeune et diplômée, parfois passée par l’Europe » (9), qu’à l’égard des tutelles étrangères (notamment la France qui doit faire face, en Syrie et au Liban, à des velléités indépendantistes bien inspirées par l’exemple de l’Irak, indépendant depuis 1930 et membre de la SDN en 1932). Le chapitre 4 montre enfin comment les générations nationalistes et islamistes, nées dans l’entre-deux-guerres, après avoir contesté le rôle des anciennes élites, prennent le pouvoir à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Profondément bouleversé, le Moyen-Orient l’est d’autant plus par l’émergence du conflit israélo-palestinien, dont les ressorts et les conséquences régionales sont évidemment longuement abordées et expliquées. Est-ce à dire que le Moyen-Orient est, à la fin des années 1950, un simple bloc traversé par les mêmes problématiques d’un pays à l’autres ? Philippe Pétriat insiste au contraire sur les modèles alternatifs que représentent la Turquie et Israël, dont certaines caractéristiques (pluralisme politique, libéralisme économique) divergent des autres pays de la région.
La troisième et dernière partie propose une histoire de la région de la Guerre Froide à nos jours. Ces cinq chapitres, rédigés par Pierre Vermeren, sont particulièrement susceptibles d’intéresser les lecteurs qui souhaiteraient comprendre les événements de la dernière décennie (printemps arabes, émergence de l’Etat islamique, autoritarisme d’Erdogan). En effet, le cadre chronologique de cet ouvrage dépasse largement les bornes fixées par le programme des concours de l’enseignement, et c’est tant mieux. Plus qu’un simple manuel d’agrégation, cette Histoire du Moyen-Orient est un ouvrage synthétique très utile pour appréhender les problématiques les plus actuelles qui touchent le Moyen-Orient. Professeur d’histoire du Maghreb et du Moyen-Orient contemporain à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur à l’IMAF, Pierre Vermeren s’est récemment signalé par ses nombreuses publications et contributions dans la presse pour mieux faire comprendre au grand public les enjeux de la crise au Moyen-Orient : sa participation à cet ouvrage permet ainsi de clôturer de la meilleure des manières cette longue Histoire du Moyen-Orient. Pour ce faire, il propose tout d’abord un retour sur les mutations profondes des sociétés, qui connaissent, dans l’après-guerre, une explosion démographique, un exode rural et une industrialisation en grande partie liée à l’exploitation des ressources d’hydrocarbure et à l’invention d’une économie pétrolière (chapitre 1) ; à ces mutations s’ajoutent une évolution des idéologies et du rapport à la religion, qui affectent rapidement les débats politiques (chapitre 3). Si, comme on l’a dit plus haut, les auteurs ont eu à cœur de favoriser les questions d’histoire sociale et culturelle, impossible cependant de faire ici l’économie des questions de géopolitique, alors que le Moyen-Orient est un théâtre important de l’affrontement entre Etats-Unis et URSS au moment de la Guerre Froide (chapitre 2) et des divers conflits qui se sont succédés dans la région (guerres israélo-arabes, guerre civile libanaise, révolution iranienne, guerres du Golfe, essor du terrorisme) (chapitre 4). Un cinquième et dernier chapitre fait un bilan du Moyen-Orient au XXIe siècle, que ce soit d’un point de vue culturel, géographique, économique, politique ou idéologique. Et pose aussi de nombreuses questions quant à l’avenir de la région.
Une synthèse claire et efficace pour préparer les concours et pour tout lecteur qui veut lire l’actualité au prisme de l’histoire
A ces quelque 400 pages de texte s’ajoutent deux cartes de la région en 1914 et en 1980, une chronologie des 100 dates les plus importantes de la période, et des bibliographies de 4-5 pages après chaque partie, utiles pour découvrir l’étendue de l’historiographie existante et approfondir certaines questions. Quelques citations de témoins de la période viennent donner chair et vie aux développements historiques. Surtout, de judicieux encarts et tableaux graphiques sont disséminés à travers les chapitres, pour jeter la lumière sur tel phénomène, telle figure ou tel groupe d’individus (par exemple, on trouvera des approfondissements sur Midhat Pacha (10), sur les chrétiens du Proche-Orient (11), ou encore sur la chaîne al-Jazira (12)) : autant de sources pour approfondir certains exemples, si indispensables aux étudiants dans la rédaction d’une dissertation (notamment de concours), que pour le lecteur souhaitant explorer davantage certains thèmes.
Au final, chacun, dans ce livre, pourra trouver son compte, tant les auteurs ont su concilier rigueur scientifique et clarté pédagogique, et ainsi offrir de nouvelles clés de compréhension pour mieux saisir l’histoire et l’actualité du Moyen-Orient.
Notes :
(1) Lettre de cadrage de la question au programme à l’agrégation d’histoire externe, session 2017, histoire contemporaine :http://eduscol.education.fr/histoire-geographie/se-former/examens-et-concours/concours-externes-du-second-degre/agregation-externe-dhistoire
Lire également ENTRETIEN AVEC STÉPHANE MALSAGNE POUR INTRODUIRE LA QUESTION CONTEMPORAINE AU PROGRAMME DE L’AGRÉGATION ET DU CAPÈS D’HISTOIRE 2017 : « LE MOYEN-ORIENT DE 1876 À 1980 », http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Stephane-Malsagne-pour-introduire-la-question-contemporaine-au.html
(2) Olivier Bouquet, Philippe Pétriat, Pierre Vermeren, Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours. Au-delà de la question d’Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 7.
(3) Ibid., p. 9.
(4) Ibid., p. 19.
(5) Ibid., p. 53.
(6) Ibid., p. 164.
(7) Ibid., p. 195.
(8) Efendi est le nom donné à ces jeunes adultes des années 1920, héritiers de familles aisées ou moyennes, éduqués, et politisés, partisans du progrès et de la modernité, contestant les figures traditionnelles de l’autorité. La plupart sont médecins, ingénieurs, avocats, journalistes ou travaillent dans l’administration, et participent aux campagnes électorales et à la vie des clubs. Ils se distinguent enfin par le port du costume européen et du tarbouche.
(9) Histoire du Moyen-Orient…, op.cit., p. 213.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 380.
Lire également ENTRETIEN AVEC STÉPHANE MALSAGNE POUR INTRODUIRE LA QUESTION CONTEMPORAINE AU PROGRAMME DE L’AGRÉGATION ET DU CAPÈS D’HISTOIRE 2017 : « LE MOYEN-ORIENT DE 1876 À 1980 », http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Stephane-Malsagne-pour-introduire-la-question-contemporaine-au.html
(2) Olivier Bouquet, Philippe Pétriat, Pierre Vermeren, Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours. Au-delà de la question d’Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 7.
(3) Ibid., p. 9.
(4) Ibid., p. 19.
(5) Ibid., p. 53.
(6) Ibid., p. 164.
(7) Ibid., p. 195.
(8) Efendi est le nom donné à ces jeunes adultes des années 1920, héritiers de familles aisées ou moyennes, éduqués, et politisés, partisans du progrès et de la modernité, contestant les figures traditionnelles de l’autorité. La plupart sont médecins, ingénieurs, avocats, journalistes ou travaillent dans l’administration, et participent aux campagnes électorales et à la vie des clubs. Ils se distinguent enfin par le port du costume européen et du tarbouche.
(9) Histoire du Moyen-Orient…, op.cit., p. 213.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 380.
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