vendredi 12 février 2021

Φεμινισμός στον αραβικό κόσμο. Οι περιπτώσεις Μαρόκου και Τυνησίας (α' μέρος και β' μέρος)

 Entretien avec Leïla Tauil - Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (1/2)

Par Leïla TauilMargot Lefèvre
Publié le 10/02/2021 • modifié le 11/02/2021 • Durée de lecture : 13 minutes

 https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Leila-Tauil-Feminismes-arabes-un-siecle-de-combat-Les-cas-du-3335.html


  

Leïla Tauil

Leïla Tauil est enseignante à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL). En lien avec son ouvrage Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018), elle revient dans la première partie de son entretien pour Les clés du Moyen-Orient sur l’histoire des féminismes arabes marocains et tunisiens. Elle évoque en particulier la féministe égyptienne Huda Shaarawi, le mouvement de la Nahda et les grands penseurs que sont Rifa’a al-Tahtawi et Qasim Amin, et analyse le lien entre féminisme et nationalisme en Tunisie et au Maroc.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

Dès le début de nos études universitaires, nous nous sommes intéressée à l’agentivité des actrices féministes séculières et laïques, dans le monde arabe, et à la résistance patriarcale des acteurs islamistes et de la réislamisation face à leurs revendications égalitaires [1]. Dans le cadre de notre thèse doctorale, soutenue en 2011 à l’Université Libre de Bruxelles, nous avons réalisé une étude de terrain sur les discours relatifs à la place des femmes dans les espaces privé et public véhiculés, entre 2006 et 2011, au sein des lieux de la réislamisation à Bruxelles. Cette recherche, enrichie des discours des acteurs religieux influents du monde arabe, a été récemment publiée, sous la forme d’un ouvrage, Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques : une analyse des rapports de force genrés (Ed. Academia, 2020), sujet qui demeure d’une grande actualité [2]. Actuellement, nous enseignons à l’Université de Genève (Faculté des Lettres, Unité d’arabe) et nous sommes chercheure-associée au Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL) [3].

Pourquoi avoir voulu écrire un ouvrage sur l’histoire des féminismes arabes marocains et tunisiens ?

Nous avons choisi de publier notre précédent livre Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018) pour donner davantage de visibilité à des mouvements féministes séculiers ancrés historiquement et sociologiquement au sein des sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord mais qui font souvent l’objet, selon nous, d’une invisibilisation dans les champs universitaires et médiatiques. Notre focalisation sur les cas du Maroc et de la Tunisie se justifie par le fait que ces pays comprennent respectivement des puissants mouvements féministes qui, en s’organisant efficacement au sein de la société civile, portent des revendications égalitaires au niveau du champ décisionnel politique, et arrivent, à des degrés différents, à obtenir progressivement gain de cause. Bien que l’égalité totale entre les sexes ne soit pas encore juridiquement acquise, condition sine qua non pour qu’une culture de l’égalité devienne effective, les féministes marocaines et tunisiennes peuvent constituer des modèles d’identification de réussite pour le reste du monde arabe et de l’ensemble des sociétés à majorité musulmane où l’inégalité légalisée demeure.

Historiquement, les mouvements féministes apparaissent, en tant que discours et mouvement collectif revendiquant une égalité des sexes, dès le début des années 1920, durant la même période que les mouvements féministes européen et américain, et demeurent jusqu’à aujourd’hui des forces de démocratisation très actives. La pionnière Huda Shaarawi crée en 1923 « l’Union Féministe Egyptienne » qui visait à défendre les droits des femmes et à les aider à avoir accès à l’éducation et aux fonctions publiques. Ce féminisme arabe et panarabe a clairement une vocation universaliste en se ralliant au combat féministe international. Ainsi, H. Shaarawi s’investit dans plusieurs congrès féministes internationaux et en qualité de présidente de la délégation égyptienne au congrès féministe mondial de Rome, en 1923, elle n’hésite pas à inviter le président Mussolini à octroyer le droit de vote aux femmes italiennes. En rentrant de ce congrès, H. Shaarawi accomplit un geste hautement subversif en se dévoilant publiquement en descendant à la gare du Caire, sous les applaudissements d’une foule de femmes [4]. Entre 1925 et 1940, l’Union féministe égyptienne lance une revue féministe mensuelle en langue française, L’Égyptienne. Féminisme, Sociologie-Art sous la direction de Saiza Nabarawi, bras droit de H. Shaarawi. Cette revue, d’une très grande qualité, s’inscrit explicitement dans une dynamique de solidarité entre les féministes du monde entier. A l’occasion de son deuxième anniversaire H. Shaarawi écrit : « Heureuse de rappeler à nos amis lecteurs le deuxième anniversaire de l’Egyptienne (…). Propagandiste, convaincue des idées de liberté et de justice, notre jeune revue est devenue dans le monde entier (nous le disons avec fierté !) en même temps qu’un facteur de réciproque sympathie entre les femmes d’Orient et d’Occident, un des défenseurs les plus dévoués de la cause du faible et de l’opprimé » [5]. Cette revue sera suivie, en 1937, d’une autre revue bimensuelle en langue arabe, L’Égyptienne (al-Misriyah) où les revendications féministes seront articulées à des revendications panarabiques [6].

Dans un contexte de colonisation, ces femmes qui représentent les figures fondatrices du féminisme arabe (Egypte, Syrie, Liban, Maroc, Tunisie, etc.) s’associent systématiquement aux partis nationalistes de libération en jouant un rôle déterminant dans les luttes anticoloniales. Ce féminisme, était qualifié de « féminisme laïque » dans la mesure où il revendique l’égalité de tous les citoyens tout en protégeant leurs affiliations religieuses respectives.

Après les indépendances, dans des contextes autoritaires, les féministes, comme au Maroc, s’émancipent des tutelles politiques pour s’engager dans de vastes mouvements associatifs en tant que véritables actrices de la démocratisation. Dans l’ensemble du monde arabe, toutes les revendications féministes – dont les réformes égalitaires des Codes du statut personnel et de la famille patriarcaux qui s’inspirent de ladite loi islamique, la charî‘a [7] – sont systématiquement associées à des revendications citoyennes (démocratie politique, justice sociale, liberté de conscience, etc.).

Les « Printemps arabes », malgré le sort désastreux de certains pays secoués par les révoltes arabes et la prise du pouvoir par des régimes militaires faisant fi des requêtes démocratiques de leurs sociétés respectives, marquent un tournant historique, car ils ont pour effet de libérer la parole des peuples arabes et de mettre fin à la croyance en « l’indétrônabilité » des gouvernements autoritaires en place. Les organisations féministes arabes manifestent leur volonté de participer pleinement à ce mouvement de démocratisation qu’elles appellent de tous leurs vœux. Ainsi, le 8 mars 2012, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, huit femmes, engagées dans les luttes féministes dans le monde arabe, remettent au secrétaire général de la Ligue des États arabes, Nabil Al-Arabi, « L’appel du 8 mars pour la dignité et l’égalité », pétition signée par des organisations de défense des droits humains qui comprend pas moins de vingt mesures et réclame l’inscription d’une égalité totale des sexes dans les nouvelles Constitutions [8].

Pouvez-vous nous parler de la Nahda et de leur volonté émancipatrice des femmes ? Qui sont Rifa’a al-Tahtawi (1801-1873) et Qasim Amin (1863-1908) ?

La Nahda est un mouvement intellectuel, culturel et politique moderne qui se développe dans le monde arabe et musulman, du début du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Ce mouvement, engagé pour l’éducation et l’émancipation intellectuelle et politique des peuples dans un contexte de colonisation, diffuse ses idées grâce à la création de maisons d’édition dans la région notamment du Proche-Orient [9]. Avec la Nahda, on assiste à une circulation des idées, favorisée par une politique de modernisation initiée par le pacha Muhammad Ali (m. 1849) [10] qui envoie, dès 1823, en France des missions d’étudiants égyptiens [11]. La Nahda, composée d’intellectuels admirateurs, entre autres, des idées de la philosophie des Lumières, comprend des hommes de différentes confessions (musulmans, chrétiens et juifs) qui reflètent la diversité du monde arabe. Mais des femmes contribuent aussi à ce mouvement de renaissance en fondant « des salons littéraires, des clubs de femmes et des journaux féminins » [12]. À partir de ces espaces propices aux débats et aux échanges, ces femmes militent, dès la fin du XIXe siècle, à travers essentiellement des écrits, pour revendiquer notamment le droit pour la gent féminine à l’accès à l’éducation. La Nahda, mouvement complexe qui domine toute l’activité intellectuelle arabe jusque vers 1950 [13], suscite également des débats au sein des milieux religieux en engendrant le réformisme musulman (al-islâh) qui comprend une aile libérale et moderniste [14]. La Nahda vise la modernisation du monde arabe à travers l’éducation, le développement économique, la promotion de la citoyenneté et l’émancipation des femmes, en conférant notamment à cette dernière une légitimité religieuse. Pour la Nahda, l’émancipation d’un peuple ne peut se réaliser sans en émanciper sa moitié, à savoir : les femmes. Les premiers traités en faveur de l’émancipation des femmes dans le monde arabe sont rédigés par d’illustres penseurs de la Nahda. Des hommes, conscients qu’il ne peut y avoir de modernisation de la société sans libération des femmes, défendent à travers des plaidoyers l’accès de la gent féminine à l’éducation et à l’espace public [15].

Rifa’a al-Tahtawi, né en 1801 en Égypte, est considéré comme le pionnier de la cause féminine en matière d’accès à l’éducation. Il étudie à la célèbre Université islamique al-Azhar, où il apprend à l’instar de ses condisciples les disciplines traditionnelles mais sous la direction d’un maître acquis aux idées modernistes, Hassan al-Attar (m. 1835), qui réussit à convaincre le gouverneur de l’Égypte, le modernisateur Muhammad-Ali, de le nommer imam de la mission d’étudiants égyptiens envoyée en 1826 en France. Là, R. al-Tahtawi (m.1873) prend connaissance de différentes matières scientifiques, dont l’ingénierie, la philosophie, l’histoire et la sociologie [16]. Fervent défenseur d’un modernisme libéral en Égypte, R. al-Tahtawi propose dès lors des idées réformistes et modernisatrices, tant sur le plan religieux que sur le plan politique [17]. R. al-Tahtawi, s’attelle également à un minutieux travail de relecture des textes fondamentaux de l’islam (Coran et Tradition prophétique) à la lumière des idées modernistes et devient l’un des précurseurs les plus influents du réformisme musulman (al-islâh). Dès le début de la Nahda, la question de l’éducation pour tous, dont les femmes, devient l’une des conditions sine qua non du processus de modernisation du monde arabe et musulman. À ce titre, le livre de R. al-Tahtawi, Le guide honnête pour l’éducation des filles et des garçons [18], publié en 1872, est un plaidoyer sans concession en faveur de l’éducation des filles et des femmes. Avec cet ouvrage, R. al-Tahtawi est le véritable pionnier de l’égalité des sexes dans l’accès à l’enseignement [19].

Qasim Amin (m. 1908), autre grand penseur de la Nahda et grand défenseur de la cause féminine, est issu d’une famille aisée d’Alexandrie en Égypte où il entame des études supérieures qu’il poursuit à l’Université de Montpellier en France. Penseur, écrivain, poète, fervent défenseur des idées réformistes et progressistes, il fréquente les milieux intellectuels de la Nahda, dont Jamal al-Din al-Afghani (m. 1897) et Muhammad Abduh (m. 1905). Lors de son retour en Égypte, Q. Amin s’investit dans les institutions judiciaires et finit par occuper le poste de juge à la Cour d’appel de Tantâ en 1892. À travers cette expérience de terrain, il constate que le statut juridique des femmes, qui s’inspire de la charî‘a, les assigne à un statut de mineures et se révolte contre cette inégalité légalisée. Q. Amin réalise une œuvre majeure qui se résume à deux grands ouvrages, La libération de la femme (Tahrîr al-mar’a) en 1899 et La nouvelle Femme (Al-mar’a al-jadîda) en 1900 [20], où il défend en véritable pionnier l’amélioration de la condition des femmes – jugée catastrophique dans les sociétés musulmanes – le primat de la raison, la modernisation de l’islam, l’accès à l’éducation pour tous, etc. [21]. Cependant, la publication en 1899 de La libération de la femme provoque un tollé de contestations dans les milieux conservateurs, car cet ouvrage, qui constitue un véritable plaidoyer pour l’émancipation des femmes, s’appuie également sur des arguments théologiques pour défendre la fin de la ségrégation sexuelle, l’accès des femmes à l’enseignement, l’abolition de la répudiation et de la polygamie. Pour Q. Amin, aucun progrès n’est envisageable pour une société musulmane si sa moitié féminine en est marginalisée. Q. Amin est scandalisé par le sort que les religieux conservateurs réservent aux femmes en les astreignant au voile, à l’asservissement et à l’ignorance. Cet état de fait, dit-il, empêche les femmes de se réaliser sur le plan individuel en tant que sujet à part entière et de contribuer au projet de construction d’une société nouvelle. Pourtant, affirme Q. Amin, les femmes et les hommes sont animés par le même désir de recherche de la « vérité » et de quête du bonheur, caractéristique au demeurant propre à l’humanité qui dépasse l’appartenance sexuée. Enfin, au-delà de l’impact d’une lecture réformiste religieuse sur le statut des femmes codifié par la charî‘a, Q. Amin est totalement conscient du caractère éminemment politique de la place des femmes dans la société. C’est pourquoi il affirme qu’« il n’est pas possible de demander à la femme d’endosser les mêmes responsabilités que celles de l’homme si la société ne lui fournit pas une éducation de qualité » [22].

Quel est le lien entre féminisme et nationalisme en Tunisie et au Maroc ?

Dès le début des années 1920, des femmes tunisiennes s’engagent d’abord au sein du mouvement national de lutte pour l’indépendance – la Tunisie est sous protectorat français – pour ensuite constituer un véritable mouvement féminin. Cet épisode contribue fortement à la politisation de ces dernières et à leur prise de conscience des inégalités qu’elles subissent. Ces premières militantes, majoritairement instruites, sont pour la plupart scolarisées au sein de la première école pour jeunes filles musulmanes de la rue de Pacha à Tunis, créée en 1900, et issues de familles citadines. Ces militantes jouissent d’une certaine liberté d’action et échappent au contrôle social qui pèse sur les autres femmes. Elles n’hésitent pas à utiliser leurs foyers « pour y créer des clubs et des cercles littéraires devenus des espaces mixtes d’échange et de réflexion participant à la maturité d’une conscience politique et féministe » [23]. Cette génération de femmes pionnières, depuis les années 1920, débat de la question du voile et du refus de le porter, dénonce le non-accès des filles à l’éducation, la claustration des femmes, le mariage forcé et milite pour leur liberté. Par exemple, en 1924, au sein du club littéraire de Tunis, Manoubia Ouertani prend la parole publiquement sans voile pour donner une conférence sur le féminisme. Dans le même contexte, en 1929, Tawhida Ben Cheikh est la première femme diplômée en médecine qui joue un rôle décisif dans le mouvement des femmes, notamment, après l’indépendance, dans la politique de planning familial et la légalisation de l’avortement en Tunisie. Au niveau politique, le parti Néo-Destour [24] pour l’indépendance, de tendance conservatrice, créé en 1934 et le parti communiste tunisien, de tendance laïque, fondé la même année, exercent une influence sur le mouvement des femmes. Par exemple, l’Union musulmane des femmes tunisiennes (UMFT), fondée en 1936 par Bchira Ben Mrad est proche du parti Néo-Destour et axe davantage ses activités sur les plans caritatifs et religieux ; alors que l’Union des femmes de Tunisie (UFT) créée en 1944, de tendance laïque, est proche du parti communiste et s’engage davantage dans la lutte pour les droits politiques et sociaux des femmes.

Au Maroc, les associations de femmes naissent comme, entre autres, en Tunisie et en Égypte, au sein du mouvement nationaliste de libération qui réclame dès les années 1930 l’indépendance du pays qui est encore sous protectorat français. Ainsi, la section féminine du parti de l’indépendance (l’Istiqlal) fonde en 1944 l’Union des femmes du Maroc, liée au parti communiste, et l’association « Les sœurs de la pureté » (Akhawaât assafâ), proche du parti démocratique de l’indépendance, créée en 1946 par Malika El Fassi (m. 2007) qui représente la figure pionnière du féminisme marocain. Ces deux associations sont les premières organisations féminines au Maroc [25]. L’association « Les sœurs de la pureté », qui organise en 1947 son premier congrès, et l’Union des femmes du Maroc ont pour objectif commun de conscientiser l’opinion publique de la condition précaire des femmes marocaines qui vivent également des discriminations légalisées. Ces associations féministes revendiquent l’accès à l’éducation de la gent féminine et réclament des réformes du droit musulman, qui assigne les femmes à un rôle subalterne, telles que l’abolition de la répudiation et son remplacement par le divorce judiciaire, une répartition égalitaire de l’héritage, etc.

Il est important de souligner que depuis l’avènement de l’islam politique, début des années 1980, il existe une rhétorique : les féministes universalistes laïques sont le produit par excellence de l’« Occident impérialiste ». Il s’agit d’une affirmation démentie par l’histoire car, d’une part, toutes les figures fondatrices du féminisme arabe sont totalement engagées dans la lutte anticoloniale et, d’autre part, la « déconstruction du discours colonial sur ‘la femme traditionnelle’ » [26] à sauver de la misogynie des hommes « indigènes » démontre qu’en réalité le protectorat colonial vient renforcer le patriarcat local en maintenant la domination masculine, aux niveaux social, économique, juridique et familial, il n’y a aucune amélioration au statut des femmes « indigènes ».

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Publié le 10/02/2021

   


MARGOT LEFÈVRE

Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.

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LEÏLA TAUIL

Enseignante à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL), Leïla Tauil est notamment spécialiste du statut des femmes musulmanes (Codes du statut personnel et de la famille et discours islamistes contemporains sur « la femme » en islam) ; des féminismes islamiques ; des féminismes arabes séculiers et de l’œuvre de Mohammed Arkoun. Elle est l’auteure de trois ouvrages : Les féministes de l’islam, de l’engagement religieux au féminisme islamique, Etude des discours d’actrices religieuses « glocales » (Ed. Pensées Féministes, 2011) ; Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018) et Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques : une analyse des rapports de force genrés (Ed. Academia, 2020).
https://www.unige.ch/lettres/meslo/unites/arabe/enseignants/tauil/

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Notes

[1] Notre sujet de mémoire (licence), à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve en 2005, analyse les discours des féministes progressistes et des islamistes conservateurs, émis entre 2000 et 2003, autour du débat sociétal sur les réformes du Code du Statut Personnel (moudawana) au Maroc.

[2] CISMOC-UCL, « Entretien avec Leïla Tauil sur l’actualité de son ouvrage : "Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques. Une analyse des rapports de force genrés" », 15 juillet 2020 https://www.academia.edu/43926061/E…

[3https://www.unige.ch/lettres/meslo/unites/arabe/enseignants/tauil/

[4] Sonia DAYAN-HERZBRUN, Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi, Mil neuf cent, n°16, 1998.

[5] Hoda Charaoui, « Deuxième Anniversaire », L’Egyptienne, revue mensuelle, Féminisme, Sociologie-Art, Rédactrice en Chef : Céza Nabaraoui, n°23, Caire, février 1927.

[6] Le panarabisme est un mouvement idéologique, politique et culturel, qui vise l’unité des peuples arabes.

[7] « Charî‘a » signifie littéralement « le chemin », « la voie », « la route », mais dans les écrits et les discours théologico-juridiques islamiques, la charî‘a, élaborée au IIIe /IXe siècle, indique les règles, les normes et les lois censées régir l’existence des musulman.e.s à partir des interprétations des textes scripturaires (le Coran et la Tradition prophétique) d’où l’appellation de « Loi divine ».

[8] L’intégralité de la pétition est accessible : http://www.mesopinions.com/petition/droits-homme/appel-8-marsdignite-egalite/5909

[9] Leyla DAKHLI, Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), Paris, Karthala, Terres et gens d’Islam, 2009.

[10] Muhammad Ali, ou Méhémet Ali, considéré comme le véritable modernisateur de l’Égypte, est nommé en 1805 pacha, vice-roi du sultan ottoman, en Égypte.

[11] Magdi ABDEL HAFEZ SALEH, « Les rapports culturels entre la France et l’Égypte », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 56, 2004, p. 57-66.

[12] Osire GLACIER, « Le féminisme arabe », Revue Relations, Québec, 2007.

[13] Mohammed ARKOUN, La pensée arabe, PUF, 2012, p. 102.

[14] Le réformisme musulman libéral (al-islâh), inauguré par Rifa’a al-Tahtawi (m.1873), promoteur d’un modernisme libéral, anime le champ intellectuel arabe jusqu’à la moitié du XXe siècle et se caractérise par une alliance possible entre l’islam dit authentique et la modernité. Mais le réformisme musulman comprend également, en réaction, une aile traditionaliste (al-salafiyya), inaugurée par Rachid Rida (m.1935), qui adopte une approche dogmatique et idéologique de l’islam en rejetant les idées modernisatrices. La célèbre association des Frères musulmans, créée en 1928, est issue du réformisme traditionaliste et marque le début de l’ère islamiste (islam politico-idéologique). Cf. Mohammed ARKOUN, La pensée arabe, PUF, 2012, p. 92-104.

[15] Le fait que l’initiative vienne de la gent masculine n’a rien d’étonnant car dans l’Égypte du milieu du XIXe siècle, les femmes n’ont toujours pas accès à l’éducation et encore moins aux responsabilités publiques.

[16] Cf. notamment : TAHTÂWÎ, Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz, La quintessence de Paris, publié en 1934 et traduit en français par Anouar LOUCA, L’Or de Paris : Relation de voyage 1826-1831, Paris, Éd. Sindbad, 1988.

[17] Saïd ISMAÏL ALI, « Rifa’a al-tahtawi (1801-1874) », Perspectives, revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV 3-4, Paris, UNESCO, 1994, p. 649-676.

[18] Cet ouvrage est traduit en français : Rifâ’a Râfi’ AL-TAHTÂWÎ, L’émancipation de la femme musulmane, Traduit de l’arabe, annoté et présenté par Yahya CHEIKH, Liban, Al Bouraq, 2000.

[19] Si R. al-Tahtawi est un fervent défenseur de l’accès des jeunes filles à l’éducation, il demeure toutefois influencé, dans sa conception de la gent féminine, par le contexte patriarcal du XIXe siècle travaillé par les stéréotypes sexués.

[20] Ces ouvrages sont traduits en anglais : Qasim AMIN, The Liberation of Women, The New Woman, The American University in Cairo Press, 2000.

[21] Malek CHEBEL, Changer l’islam : Dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours, Paris, Albin Michel, 2013, p. 50.

[22] Malek CHEBEL, op. cit., 2013, p. 50-51.

[23] Dorra MAHFOUDH, Amel MAHFOUDH, « Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie », Nouvelles Questions Féministes, 2014/2 (vol. 33), p. 14-33.

[24] Né d’une scission avec le parti nationaliste Destour.

[25] Rabéa NACIRI, « Le mouvement des femmes au Maroc », Awid, janvier 2006. http://www.awid.org/fre/Media/Files/Le-mouvementdes-femmes-Maroc-Rabea-Naciri

[26] Aïcha BARKAOUI & Leila BOUASRIA, « Les paradoxes de l’indigène. La voix d’une femme est une révolution », Printemps arabes, Printemps durables, revue des femmes philosophes n° 2-3, mai 2013.

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 Dans cette seconde partie, Leïla Tauil, enseignante à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL), revient, en lien avec son ouvrage Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018), sur les mouvements féministes des années 1980, sur le rôle du président Habib Bourguiba en Tunisie, et sur celui des femmes dans les révolutions marocaines et tunisiennes de 2011.

Lire la partie 1

En quoi les années 1980 témoignent-elles d’une intensification des mouvements féministes dans l’ensemble du Moyen-Orient ?

Après les indépendances, malgré le contexte autoritaire et non démocratique de l’ensemble des pays arabes et musulmans, les féministes arabes ont réussi, en tant qu’actrices de la démocratisation, à insuffler un mouvement de lutte pour la revendication de l’égalité des sexes, dans les sphères privée et publique, et de la démocratie. En Égypte, par exemple, Nawal El Saadawi, grande figure du féminisme égyptien, crée l’association Arab Women’s Solidarity Association United (AWSA International), qui revendique l’émancipation juridique, sociale, économique et politique des femmes et l’instauration d’une égalité totale entre les sexes. En Tunisie, à côté du féminisme d’État, à l’origine notamment de la réforme du Code du statut personnel en 1956 et de la reconnaissance des droits politiques des femmes dès 1957, un mouvement féministe autonome issu de la société civile voit le jour à la fin des années 1970.

Durant cette période, la montée de l’islamisme s’observe dans l’ensemble du monde musulman et l’instauration de la République islamique en Iran, en 1979, marque ce basculement idéologique. Dans le monde arabe, l’échec du panarabisme et de son cortège de promesses démocratiques laisse place à une contestation sociale de nature islamiste. L’idéologie des Frères musulmans, se fondant sur un islam politique qui réclame une justice sociale voulue par « Dieu », se propage dans toutes les sociétés arabes et musulmanes [1]. Comme la question du genre fondé sur un rapport hiérarchique des sexes est au cœur du projet politique de l’islamisme [2] (division sexuelle du travail, valeur famille, etc.), partout les islamistes réclament le maintien du statut inférieur des femmes ou remettent en question les acquis féministes, comme en Tunisie, au nom du respect de la charî‘a qui régit le droit familial. En réaction, les mouvements féministes arabes, à partir des années 1980, entrent dans une phase d’intensification et se développent davantage au sein de la société civile, comme au Maroc, en Égypte, au Liban, en Syrie, en Irak et apparaissent pour la première fois dans certains pays comme au Yémen [3]. Par ailleurs, durant les années 1980, les mouvements féministes arabes se fondent dans leurs revendications égalitaires essentiellement sur le principe universel des droits humains et sur les conventions internationales – en particulier celle de la CEDAW [4] –. Mais à partir de la fin des années 1980, avec le changement du cadre paradigmatique islamiste [5], certains mouvements féministes arabes développent également un argumentaire religieux dans une optique égalitaire, à l’instar des thèses des théologiens réformistes de la nahda. Au-delà de la dénonciation des différentes discriminations sexuelles dans l’espace public (sous-représentation politique, discriminations à l’accès à l’emploi, harcèlement sexuel au travail, violences faites aux femmes, etc.), le combat de tous les mouvements féministes arabes des après-indépendances se cristallise autour des revendications de réformes égalitaires des Codes du statut personnel et de la famille. En effet, ces Codes légalisent dans l’ensemble des pays arabes et des sociétés à majorité musulmane une inégalité des sexes (autorité maritale, répudiation, polygamie, héritage inégal, etc.), dans la sphère privée, qui coexiste paradoxalement avec une égalité des sexes devant la loi inscrite dans plusieurs Constitutions. Le dénominateur commun des mouvements féministes arabes est donc bel et bien le combat pour une révision égalitaire des Codes du statut personnel et de la famille qui entérinent dans l’ensemble du monde musulman des inégalités sacralisées au sein de la sphère privée familiale [6]. Par exemple, un réseau féministe arabe transnational voit le jour à travers la création du Collectif 95 Maghreb Égalité, en 1992, où des féministes algériennes, marocaines et tunisiennes unissent leurs forces pour revendiquer une égalité des sexes au niveau des Codes de la famille issus du droit musulman (charî‘a) [7].

L’indépendance du Maroc en 1956 engendre-t-elle un changement dans les droits accordés aux femmes ? Habib Bourguiba a-t-il eu un rôle dans l’émancipation des femmes tunisiennes ?

Nonobstant la déclaration de l’égalité des citoyennes et des citoyens devant la loi inscrite dans la première Constitution du Maroc, en 1962, contrairement à la Tunisie, l’inégalité des sexes entérinée au niveau du Code du statut personnel (moudawana), promulgué en 1957, demeure inchangée. C’est précisément ce Code, discriminant à l’égard des femmes, qui est contesté depuis des décennies par les féministes. Le féminisme marocain, issu de la gauche politique, s’organise au sein de la section féminine Union socialiste des forces populaires (USFP). Cette section féminine demande dès 1975 la révision du Code pour la reconnaissance de l’égalité des époux devant tous les droits (suppression de la tutelle matrimoniale, interdiction de la polygamie, remplacement de la répudiation par le divorce judiciaire, etc.) [8]. Cependant, ces revendications égalitaires ne sont pas prises en considération par le groupe parlementaire de l’USFP, pour qui la question des femmes ne constitue pas une priorité. Conscientes de la tutelle des partis politiques, qui ne prennent pas en compte les lois discriminantes à l’égard des femmes, les féministes marocaines s’en émancipent, à partir des années 1980, pour exprimer leurs revendications au sein même de la société civile. Les luttes féministes prennent véritablement corps à travers la création de vastes mouvements associatifs, tels que l’Association démocratique des femmes du Maroc en 1985, l’Union de l’action féminine en 1987, l’Association féminine des femmes progressistes en 1992 ou l’Association marocaine des droits de la femme, également en 1992. Si les féministes historiques marocaines [9] adhèrent majoritairement à une sécularisation du droit familial, sans toujours la revendiquer officiellement, compte tenu du caractère religieux de la moudawana, elles se sont également attelées à fournir un argumentaire ijtihâdien égalitaire (à l’instar, par exemple, de Tahar Haddad). Précisons que la nature du royaume chérifien, qui se fonde sur une légitimité religieuse (le roi porte le titre de « commandeur des croyants », amîr al-muminîn) rend difficile, mais pas impossible, la sécularisation du Code du statut personnel. Ce féminisme historique marocain a toujours mis la liberté individuelle au centre de ses revendications en dénonçant essentiellement, depuis l’indépendance, le droit de la famille qui prive justement les femmes de cette liberté [10].

Le président Habib Bourguiba adopte, au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, une véritable politique en faveur de l’émancipation des femmes. Il instaure un féminisme d’État et ébranle un système patriarcal à travers une série de mesures : réforme du Code du statut personnel en 1956, droits politiques accordés aux femmes en 1957, généralisation de l’enseignement pour les filles et les garçons en 1958, politique de planning familial en 1960, droit à l’avortement généralisé en 1973, etc. Le Code du statut personnel, promulgué le 13 août 1956, qui tout en conservant certains éléments du droit musulman s’émancipe désormais de la tutelle religieuse en relevant du droit civil, s’avère extrêmement novateur. H. Bourguiba s’appuie sur l’œuvre de Tahar Haddad (m.1935), tirée d’une lecture réformiste égalitaire de la charî‘a, pour apporter ces réformes qui bouleversent l’ordre social patriarcal sacralisé. La polygamie et la tutelle matrimoniale y sont abolies, le mariage se construit désormais sur le consentement mutuel des deux époux, le divorce judiciaire remplace la répudiation [11], l’adoption est légalisée malgré son interdiction par les tenants de la loi islamique [12]. Cette décision politique, extrêmement audacieuse du président H. Bourguiba, met un terme « à l’éternelle controverse théologico-juridique sur la question des droits des femmes » [13]. À ce titre, la Tunisie demeure le pays avant-gardiste par excellence puisque dans l’ensemble du monde arabe et musulman, ces discriminations inscrites dans les Codes du statut personnel et de la famille sont encore aujourd’hui de rigueur. Cet exemple démontre que la question des femmes demeure fondamentalement politique. Par ailleurs, H. Bourguiba parcourt les quatre coins du pays pour s’attaquer aux traditions misogynes qui discriminent les femmes en s’opposant notamment au voile et à l’obligation de virginité.

Si H. Bourguiba instaure un état autoritaire, il mène néanmoins une véritable politique de modernisation en y intégrant les femmes, qui étaient jusque-là majoritairement cantonnées dans l’espace domestique, dans ce processus de redressement social. Mais le discours bourguibien vacille entre une volonté affichée d’émanciper la gent féminine et le maintien d’un ordre social fondé sur la valeur « famille » dont le pilier serait « la femme responsable » avec le maintien, entre autres, de l’inégalité successorale. À la fin des années 1970, au sein du Club Tahar Haddad, des femmes indépendantes de l’appareil de l’État se réunissent pour réfléchir ensemble sur la condition de la gent féminine et développer une pensée féministe et progressiste. Ce féminisme autonome, qui s’exprime en dehors des lieux influencés par le jeu politique, s’investit et s’engage dans des espaces culturels, des groupes de réflexion en adoptant une attitude critique vis-à-vis du président H. Bourguiba, considéré comme « le libérateur de la femme » en dénonçant, d’une part, les inégalités entre les femmes et les hommes qui persistent au sein des structures sociales et, d’autre part, l’instrumentalisation de la cause féminine par les autorités politiques. Le Club d’étude de la condition de la femme, créé au sein du Club Tahar Haddad en 1978, et l’Association tunisienne des femmes démocrates, fondée en 1989, appartiennent, parmi tant d’autres, à ce mouvement féministe autonome tunisien.

Quels ont été la place et le rôle des femmes dans les révolutions marocaines et tunisiennes de 2011 ?

Ledit Printemps arabe, mouvement social revendiquant essentiellement la liberté et la dignité qui débute le 17 décembre 2010 en Tunisie, marque un tournant historique sans précédent pour certaines sociétés du monde arabe en les engageant résolument dans une phase transitionnelle de démocratisation. Malgré les nombreuses désillusions, la Tunisie demeure le « paradigme de la révolution heureuse » [14] et le Maroc tente de réaliser « un pacte de transition » [15] en accordant notamment des concessions constitutionnelles. En 2011, les soulèvements arabes et les nombreuses manifestations pacifiques sont systématiquement accompagnés de slogans tels que la liberté, la justice, la dignité, traduisant une soif de justice sociale et de démocratie. Les femmes arabes (en Tunisie, en Égypte, au Maroc, etc.) descendent en masse dans les rues pour participer aux contestations sociales et les organisations féministes arabes sont partie prenante de ce mouvement révolutionnaire. Les mouvements féministes marocains et tunisiens contribuent également activement, auprès d’autres forces démocratiques, au processus de démocratisation, et réussissent à faire inscrire une égalité des sexes dans les nouvelles Constitutions adoptées au Maroc en 2011 et en Tunisie en 2014. De plus, à côté des féministes historiques marocaines et tunisiennes, de nouvelles expressions féministes voient le jour dans ce contexte paradigmatique totalement nouveau qui se caractérise essentiellement par la libération de la parole et la fin de la croyance de « l’immuabilité » des dictatures en place [16].

La Tunisie connaît une véritable révolution qui bouleverse « le rapport entre l’État et la société » [17] et contribue à « une transformation dans les modes de pensée et dans l’organisation sociale » [18]. Au niveau du mouvement des femmes, depuis la révolution du jasmin, à côté des anciennes structures associatives féministes apparaissent de nombreuses associations. Les fondatrices de ces dernières sont toutefois souvent issues du mouvement féministe autonome et le projet égalitaire apparaît clairement dans la diversité de leurs revendications : l’inscription d’une égalité des sexes dans la Constitution, la parité au niveau politique, la levée de toutes les réserves relatives à la CEDAW, l’interdiction du port du niqâb [19] dans le milieu de l’enseignement, plus de droits pour les mères célibataires, etc. Les militantes féministes de ces associations n’hésitent pas à s’engager dans les partis politiques en créant des commissions féminines qui jouent un rôle extrêmement vigilant durant les campagnes électorales, en soutenant notamment des candidatures féminines, etc. À la différence des associations féministes historiques, de nombreuses associations de femmes qui émergent après la révolution se caractérisent par la mixité et ne se réclament pas toujours explicitement du féminisme. Les militant.e.s de ces nouvelles associations défendent toutefois les acquis du Code du statut personnel tout en intégrant les droits des femmes dans un ensemble de revendications démocratiques (État de droit, libertés individuelles, justice sociale, etc.) [20].

Le Maroc, influencé par la vague de contestation du Printemps arabe, traverse une période sans précédent en termes de révoltes, de contestations sociales et de revendications démocratiques. C’est la première fois au Maroc, depuis l’indépendance, que l’on assiste à « un mouvement global de contestation porteur d’une dimension utopique partagée et d’une aspiration générale à repenser et à changer le système politique » [21]. Des femmes et des hommes descendent massivement dans la rue pour crier leur indignation, dénoncer les inégalités sociales et revendiquer l’instauration d’une véritable démocratie. Si la majorité des manifestantes ne revendiquent pas explicitement l’égalité des sexes, elles intègrent toutefois la réclamation des droits des femmes dans le cadre plus large des revendications de citoyenneté et de démocratisation. Par ailleurs, « des voix discordantes se sont peu ou prou exprimées sur la façon d’imaginer le devenir de leur situation de femmes » [22] laissant transparaître une pluralité des expressions du mouvement féministe sur la place publique, ce qui constitue une nouveauté au Maroc. Durant ce soulèvement, les féministes historiques, véritables actrices de la démocratisation depuis des décennies au Maroc, sont forcément impliquées par ce soulèvement de la population. Après une réserve liée à la présence d’acteurs islamistes dans le mouvement du 20 février, opposants historiques des réformes égalitaires, les féministes participent pleinement à ces protestations sociales en jouant un rôle déterminant dans les revendications démocratiques. Mais elles ne se mobilisent et ne s’organisent, d’une manière structurée et efficace, qu’une fois le discours du roi prononcé à propos du projet de révision de la Constitution, en mars 2011, ce qui révèle une stratégie « d’alliance avec l’État depuis l’avènement de Mohammed VI » [23]. Les féministes mettent dès lors sur pied le collectif « Printemps féministe pour la démocratie et l’égalité. Pour la constitutionnalisation de l’égalité effective entre les sexes » [24], regroupant pas moins d’une vingtaine d’associations, qui réclame en mars 2011 l’inscription d’une égalité totale et indifférenciée des sexes dans la nouvelle Constitution. À côté de ce féminisme historique – représenté notamment par l’Association démocratique des femmes du Maroc (1985), l’Union pour l’action féministe (1987) et par l’Association féminine des femmes progressistes (1992) – qui réalise depuis les années 1980 un travail extraordinaire en faveur de l’égalité des sexes, apparaissent lors des manifestations du Printemps arabe de nouvelles expressions féministes. Un féminisme plus populaire voit également le jour et dénonce le harcèlement sexuel, les codes vestimentaires basés sur la morale sexuelle et des manifestantes n’hésitent pas à brandir des banderoles contenant la revendication : « Mon corps m’appartient ». Les réseaux sociaux sont une voie privilégiée adoptée par ces nouvelles jeunes féministes où elles dénoncent, entre autres, les discriminations sexuelles et revendiquent des réformes égalitaires [25]. Fait important à souligner dans cette phase postrévolutionnaire, les questions relatives au corps des femmes et à la sexualité, jusque-là restées des sujets tabous, sont désormais débattues publiquement. En effet, le contrôle du corps des femmes (impératif de la virginité, etc.), au nom du Code de l’honneur conçu par et pour les hommes, est dénoncé et la revendication du droit autonome à disposer librement de son corps (droits en matière de sexualité et de reproduction) est portée aux niveaux politique et médiatique en réclamant, entre autres, l’abolition de l’interdiction des relations sexuelles en dehors du mariage et les droits LGBTI [26].

Enfin, si l’égalité demeure inachevée, au Maroc et en Tunisie, force est de constater que les vaillantes féministes marocaines et tunisiennes sont pleinement engagées, en qualité d’actrices de l’histoire de leurs sociétés respectives, à asseoir une égalité pleine et indifférenciée à tous les échelons de la société.

Publié le 19/02/2021


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


Enseignante à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL), Leïla Tauil est notamment spécialiste du statut des femmes musulmanes (Codes du statut personnel et de la famille et discours islamistes contemporains sur « la femme » en islam) ; des féminismes islamiques ; des féminismes arabes séculiers et de l’œuvre de Mohammed Arkoun. Elle est l’auteure de trois ouvrages : Les féministes de l’islam, de l’engagement religieux au féminisme islamique, Etude des discours d’actrices religieuses « glocales » (Ed. Pensées Féministes, 2011) ; Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018) et Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques : une analyse des rapports de force genrés (Ed. Academia, 2020).
https://www.unige.ch/lettres/meslo/unites/arabe/enseignants/tauil/

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