vendredi 24 janvier 2020

DE LA SYRIE À LA LIBYE, LA TURQUIE SUR TOUS LES FRONTS : RÉSUMÉ ET ANALYSE. PREMIÈRE et DEUXIEME PARTIE


DE LA SYRIE À LA LIBYE, LA TURQUIE SUR TOUS LES FRONTS : RÉSUMÉ ET ANALYSE. PREMIÈRE PARTIE : EN SYRIE, UN STATU QUO DÉFAVORABLE AUX KURDES SYRIENS
ARTICLE PUBLIÉ LE 23/01/2020
L’intervention aura lieu « au sol, sur mer et dans les airs si nécessaire ! » (1). Ainsi s’est exprimé le Président turc Recep Tayyip Erdoğan le 28 novembre 2019, après avoir signé un accord de coopération militaire et économique avec le Gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez el-Sarraj.
De fait, le Président turc fait ici référence à un engagement militaire contre les forces du maréchal Khalifa Haftar qui, basé à Tobrouk, en Cyrénaïque, menace directement le nord-ouest du pays sous contrôle du GAN, basé à Tripoli. Le gouvernement turc soutient en effet le gouvernement de Faïez Sarraj, à l’instar du Qatar notamment ; l’Egypte, les Emirats arabes unis ou encore la Russie soutiennent, quant à eux, le gouvernement de Tobrouk.
Cette promesse d’intervention militaire, ainsi que les envois de premiers contingents sur place, ont suspendu les opérations militaires turques dans le nord-est syrien, dont la presse internationale ne fait plus guère mention. La Turquie réalise pourtant ici un audacieux pari : passer d’une offensive en Syrie dont l’investissement militaire s’est avéré particulièrement substantiel pour les forces armées turques, à une nouvelle opération militaire annoncée comme majeure dans un pays très éloigné géographiquement du territoire turc et, par extension, de ses bases militaires.
Cet article va donc s’attacher, dans un premier temps, à revenir sur la situation actuelle dans le nord-est syrien, tant militairement que politiquement (première partie), avant de traiter le basculement militaire turc du Rojava (2) vers la Libye, en exposant les tenants et aboutissants de la décision turque et les modalités de son engagement au profit du GAN (deuxième partie).
Une situation militaire instable dénoncée par l’AANES

L’Administration autonome du nord-est syrien (AANES), entité politique de gouvernement des territoires kurdes syriens du Rojava, le répète régulièrement : les forces armées turques et leurs mercenaires de la mal-nommée « Armée nationale syrienne » (ANS) enfreignent très régulièrement le cessez-le-feu. Pour la deuxième semaine de janvier 2020 par exemple, les Forces démocratiques syriennes (FDS) (3) ont comptabilisé trois enfreintes au cessez-le-feu : une frappe de drone le 9 janvier ayant tué un civil et un membre des Asayish, un bombardement au mortier des villes d’Arrida, Shorba Nisj et Qazali les 10 et 11 janvier, et, enfin, des tirs de roquettes sur le village de Dugir le 12 janvier ayant tué un civil et un membre des FDS.
Pourtant, pour rappel, plusieurs accords de cessez-le-feu ont émaillé l’offensive turque « Source de paix » lancée le 9 octobre 2019 en territoire syrien, en ciblant prioritairement les villes de Tall Abyad et Ras-al Ayn. Un premier accord avait été conclu entre les Etats-Unis et la Turquie et stipulait que les forces armées turques et leurs alliés suspendraient leurs opérations durant une période de cinq jours, au terme desquels les FDS devaient avoir évacué une bande frontalière profonde de trente kilomètres ; sans quoi, Ankara reprendrait son offensive. Le deuxième accord prenait la suite immédiate du premier : le 22 octobre, soit le dernier jour de l’accord américano-turc, le Président turc convenait, avec son homologue russe Vladimir Poutine, d’établir un nouveau cessez-le-feu. Celui-ci conditionnait à nouveau son respect au retrait des forces kurdes du nord-est syrien ; en outre, des patrouilles russo-turques devaient garantir la sécurité dans les zones nouvellement délaissées par les FDS.
Le 24 octobre, la présidence turque annonçait la fin des opérations militaires en Syrie, tout en menaçant de les reprendre aussitôt qu’une menace « terroriste » (autrement dit, « kurde », selon la vision d’Ankara) serait détectée dans le nord-est syrien. S’appuyant sur ce dernier avertissement, la Turquie a ainsi, à plusieurs reprises, enfreint les différents cessez-le-feu au respect desquels elle s’était pourtant engagée. Les forces armées turques elles-mêmes n’ont, toutefois, que rarement enfreint les cessez-le-feu ; ses proxy, incarnés par les groupes armés composant l’ANS l’ont presque systématiquement fait à sa place. Les ONG et de hauts responsables diplomatiques de diverses nationalités ont d’ailleurs dénoncé les atteintes régulières aux Droits de l’Homme et au droit de la guerre commises par ces mercenaires d’Ankara (4).
Malgré les succès diplomatiques de la Turquie ayant permis au Président turc de lancer l’opération « Source de Paix », cette dernière s’avère un succès en forte demi-teinte : non seulement la zone conquise n’est pas aussi spacieuse qu’escomptée pour reloger les 3,6 millions de réfugiés actuellement présents sur le sol turc, mais le nombre de réfugiés en Turquie s’est même accru de plusieurs milliers, ces derniers ayant cherché à fuir les combats opposant les forces armées turques aux combattants des FDS (5). En effet, la Turquie espérait sécuriser une bande frontalière profonde d’une trentaine de kilomètres entre Ras al Ayn et Tall Abyad ; elle ne l’est finalement que d’une vingtaine. De plus, les réfugiés syriens présents en territoire turc ne se montrent que très peu enthousiastes face au projet de relocalisation qu’Ankara leur impose dans le nord-est syrien : essentiellement d’ethnie arabe, ces réfugiés refusent d’être relogés de force dans les territoires à majorité kurde que sont ceux du nord-est syrien. De nombreux cas de violences policières à l’encontre de réfugiés syriens refusant d’être contraints d’aller dans la zone-tampon turque au Rojava ont ainsi été documentés par les ONG présentes en Turquie (6).
La situation militaire dans le nord-est syrien s’enfonce ainsi dans un certain statu quo : malgré les tentatives répétées de percée ou de saisie opportune de villages par les mercenaires syriens d’Ankara, notamment dans les secteurs d’Aïn-Issa et Tall Tamr, la ligne de front kurde tient bon. Cette dernière est d’ailleurs renforcée d’éléments syriens restés fidèles au régime de Bachar el-Assad et que l’AANES avait appelé à l’aide contre les Turcs, moyennant le retour dans le giron syrien de plusieurs axes et villes stratégiques, à l’instar de Raqqa, Qamishli ou encore de l’autoroute M4, qui borde par le sud la zone d’opérations « Source de Paix ». Les vastes opérations militaires du mois d’octobre 2019 semblent donc bel et bien terminées, malgré les actions de harcèlement militaire brisant régulièrement le cessez-le-feu et que dénoncent tout aussi fréquemment les Kurdes syriens (7). Des patrouilles russo-turques sont régulièrement conduites le long de la frontière et subissent désormais systématiquement des jets de pierre et autres projectiles (fruits, légumes, chaussures, etc.) de la part des populations civiles kurdes.
Pendant que le statu quo s’installe, Ankara s’emploie à établir dans les territoires nouvellement conquis une administration qui lui soit favorable, tout en les exploitant économiquement à son avantage et en y instaurant une arabisation résolue.
La Turquie en territoire kurde syrien, entre exploitation économique et arabisation à marche forcée
La présidence turque ne s’en est pas cachée : l’opération « Source de Paix », tout comme « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016) et « Rameau d’Olivier » (janvier 2018) avant elle, avait pour but explicite de créer une « zone de sécurité » faisant office de glacis protecteur pour la Turquie vis-à-vis des populations kurdes. Cette bande frontalière devait relier les zones d’opérations à l’ouest (canton d’Afrin pour « Rameau d’Olivier » et Azaz/Al-Bab pour « Bouclier de l’Euphrate », dans le nord-ouest syrien) à celles à l’est, en Irak, où la Turquie mène depuis le mois de mai 2019 une autre offensive contre le PKK, l’opération « Griffe ».
Les modalités de mise en œuvre de cette zone tampon se sont avérées, elles, moins explicites. En effet, comme de nombreuses ONG ont pu le dénoncer à Afrin, la Turquie et l’ANS s’emploient à remplacer les populations kurdes par des populations arabes, qu’il s’agisse des réfugiés syriens résidant du côté turc de la frontière ou bien, plus simplement encore, des mercenaires syriens eux-mêmes et leur famille (8). Ce bouleversement démographique se traduit par de fréquentes expropriations et par des actes commis à l’encontre des populations kurdes locales. Un grand nombre de Kurdes ayant fui les combats au moment des opérations turques et ayant essayé de revenir chez eux ont par ailleurs retrouvé leur foyer occupé par de nouveaux occupants, Arabes cette fois, quand ils n’ont pas été empêchés de revenir en territoire kurde, comme cela a été également documenté par plusieurs ONG (9). Concomitamment à ces mutations démographiques, la Turquie arabise les territoires en reconstruisant des écoles où la langue kurde (10) n’est plus enseignée, par exemple.
Plusieurs rapports font également état d’une exploitation par la Turquie des territoires sous son contrôle. Le nord-est syrien est en effet le « grenier à blé » de la Syrie, selon l’expression consacrée des géographes ; ses territoires se montrent ainsi particulièrement riches en produits agricoles. De nombreuses photos ainsi que des témoignages, régulièrement avancés par les Kurdes ou la presse (11), mettent en évidence les trajets réguliers de camions turcs, chargés de blé syrien et escortés de véhicules blindés, se dirigeant du nord-est syrien vers la Turquie. Un document de l’autorité des marchés publics turcs viendrait abonder en ce sens : celui-ci vise en effet à trouver un prestataire capable de « transporter 2000 tonnes de céréales de Tall Abyad vers les installations de stockage de l’Office turc des céréales (TMO) à Urfa d’ici le 30 juin 2020 ». La société de fret international turque Öz-Duy aurait remporté le contrat (12).
Le temps joue donc contre les Kurdes syriens, qui dénoncent l’exploitation économique de leur territoire par la Turquie mais, surtout, ce qu’ils dénoncent comme étant un « génocide culturel » de la part d’Ankara à l’encontre du Rojava (13).
Ce statu quo sied particulièrement à la présidence turque, qui peut désormais tourner son regard bien plus à l’ouest : la Libye. Afin de maintenir son contrôle sur la zone d’opérations « Source de Paix » et envisager une intervention militaire à moindre coût en Libye, Ankara aurait proposé à ses mercenaires syriens la nationalité turque s’ils acceptaient un déploiement de six mois en Libye ou d’un an en Syrie (14). Plusieurs commandants de l’ANS combattant dans les rangs turcs dès les opérations « Bouclier de l’Euphrate » et « Rameau d’Olivier » l’auraient déjà reçue (15).
Le front syrien stabilisé, Ankara a donc annoncé souhaiter s’impliquer militairement dans le bourbier libyen ; les tenants et aboutissants de cette intervention sont l’objet de la deuxième partie de cet article.
Notes :
(1) 
http://www.rfi.fr/afrique/20200102-intervenir-libye-enjeu-regional-erdogan
(2) Le Rojava est la dénomination kurde des territoires kurdes situés en Syrie ; initialement géographique, le terme recouvre désormais une signification éminemment politique et désigne en grande partie les territoires gouvernés par l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES).
(3) Pour rappel, les Forces démocratiques syriennes désignent une vaste alliance ethniquement hétérogènes de groupes armés syriens dominée, dans les faits, par les Unités de protection du peuple (YPG), bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD), lui-même l’excroissance syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement révolutionnaire kurde d’obédience confédéraliste-démocratique.
(4) Cf. par exemple 
http://sn4hr.org/blog/2019/12/05/54543/
(5) 
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/displacement-and-despair-turkish-invasion-northeast-syria
(6) Cf. par exemple le rapport d’Amnesty International à ce sujet 
https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/1102/2019/en/
(7) 
https://ahvalnews.com/ceasefire/sdf-leader-kobani-says-turkey-violates-ceasefire-deal-northeast-syria
(8) Cf. par exemple : 
https://foreignpolicy.com/2019/11/08/erdogan-wants-redraw-middle-east-ethnic-map-kurds-arabs-turkey-syria/
(9) 
https://www.middleeasteye.net/news/kurds-locked-out-afrin-ghouta-refugees-take-their-place
(10) Le dialecte kurmancî, en l’occurrence ; ce dernier est parlé par la majorité des populations kurdes vivant en Turquie, en Syrie, et en Irak du nord.
(11) A l’instar de Foreign Policy : 
https://foreignpolicy.com/2019/12/09/turkey-resettling-refugees-northeastern-syria/
(12) 
https://rojinfo.com/la-turquie-pille-20-000-tonnes-de-cereales-a-tall-abyad/
(13) 
https://kurdistan-au-feminin.fr/2018/12/02/il-y-a-un-genocide-culturel-et-linguistique-a-afrin/
(14) 
https://aawsat.com/english/home/article/2087341/money-turkish-nationality-draw-syrian-fighters-libya
(15) 
http://www.rfi.fr/afrique/20200111-ankara-donnerait-nationalite-turque-mercenaires-syriens-libye
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DE LA SYRIE À LA LIBYE, LA TURQUIE SUR TOUS LES FRONTS : RÉSUMÉ ET ANALYSE. DEUXIÈME PARTIE : LA LIBYE, UN NOUVEAU FRONT AUSSI ÉPINEUX DIPLOMATIQUEMENT QUE MILITAIREMENT POUR LA TURQUIE
ARTICLE PUBLIÉ LE 24/01/2020

Par Emile Bouvier
Lire la partie 1

La Libye, un champ de bataille des puissances régionales

Une recontextualisation de la situation en Libye est nécessaire avant d’envisager une compréhension claire de l’engagement diplomatique et militaire d’Ankara dans le conflit. Pour rappel, après 42 ans au pouvoir (1969-2011), le leader libyen Mouammar Kadhafi meurt lynché à la suite d’une guerre civile ayant entraîné l’intervention d’une coalition internationale sous l’égide de l’OTAN. Depuis, la situation apparaît pour le moins chaotique : la faillite politique totale de l’Etat libyen se couple au morcellement des pouvoirs politiques et militaires, concomitamment à la présence de divers groupes djihadistes et aux activités délictueuses de nombreux groupes mafieux.

Aujourd’hui, deux grands pôles politiques et militaires s’opposent en Libye : à l’est, le gouvernement de Tobrouk, soutenu par la Russie, l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, à la tête duquel se trouve le charismatique maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) et fin stratège s’étant rendu célèbre pour ses nombreuses victoires militaires (bataille de Benghazi en 2014 par exemple). A l’ouest, se trouve le gouvernement d’accord national (GNA) de Faïez el-Sarraj, basé à Tripoli, et reconnu comme seul gouvernement légitime par la communauté internationale et soutenu par l’ONU, les Etats-Unis, le Qatar et la Turquie.
Les djihadistes en Libye, progénitures de la crise politique et sécuritaire ayant suivi la chute du régime de Khadafi, se sont très rapidement ralliés à Daech, qui possède aujourd’hui le monopole des activités terroristes en Libye. Al Qaeda et Ansar al-Charia, autrefois très présents dans le pays, le sont bien moins aujourd’hui. Au plus fort de ses succès en Libye, entre 2014 et 2016, l’Etat islamique contrôlait la ville portuaire de Sirte et certains quartiers de Benghazi, tout en circulant librement à travers le désert libyen où les djihadistes menaient des raids et tendaient des embuscades aux forces de sécurité locales. Jamais Daech n’avait été aussi proche de l’Europe (« Rome est à portée de main ! » s’enthousiasmait Dabiq, l’organe de propagande de Daech à l’époque, le 15 février 2015). Aujourd’hui, notamment par les opérations militaires menées par le maréchal Haftar, les djihadistes ont été expulsés de leurs fiefs littoraux et mènent désormais une guérilla relativement contenue dans le désert.
Les deux grands acteurs politiques en Libye sont donc le gouvernement de Tobrouk et le GNA. Militairement pourtant, les forces du maréchal Haftar l’emportent sur celles du gouvernement de Tripoli, qu’elles malmènent depuis désormais plusieurs mois et au détriment duquel elles ont conquis, ces dernières semaines, de vastes portions de territoires en Tripolitaine. Ce déséquilibre militaire apparaît comme l’une des raisons de l’intervention turque, dont il sera fait mention plus tard.
Le 25 juillet 2017, une réunion inter-libyenne sous l’égide du gouvernement français s’est tenue à Paris à l’initiative du Président français Emmanuel Macron. Au cours de ces pourparlers, Faïez el-Sarraj et le maréchal Haftar ont accepté de signer un accord engageant les deux protagonistes à tenir des élections parlementaire et présidentielle dès que possible. Cet accord ne tiendra pas plus de quelques semaines et les hostilités éclateront très rapidement à nouveau entre Tripoli et Tobrouk.
En avril 2019, les forces du maréchal Haftar ont lancé une vaste offensive visant à repousser les forces du GNA à l’ouest et à conquérir la capitale Tripoli. L’opération s’est avérée jusqu’ici un succès, l’ANL étant parvenue à pénétrer largement dans la profondeur du dispositif défensif tripolitain et à atteindre la banlieue de Tripoli, dans la banlieue de laquelle des combats se produisent régulièrement. Les forces du maréchal Haftar y stagnent pour le moment et ne parviennent pas à entrer davantage dans la ville en raison des robustes défenses érigées par les assiégés au fil des mois.
Dans ses opérations militaires, le maréchal Haftar bénéficie d’un appui particulièrement avantageux : celui de mercenaires russes mandatés par Moscou. Ces combattants et experts russes sont membres du groupe Wagner, une société militaire privée ayant émergé durant le conflit dans le Donbas ukrainien. Bien que Moscou nie toute implication directe dans le conflit libyen et un quelconque contrôle sur ces mercenaires, les chercheurs et spécialistes s’accordent sur le pouvoir qu’auraient les autorités russes sur le groupe Wagner (1).
Dans ce contexte, quelles sont les raisons ayant présidé à la décision turque d’intervenir en Libye ?

Une intervention turque aux contours encore flous

Comme évoqué précédemment, la Turquie soutient diplomatiquement le Gouvernement d’accord national (GNA) de Faïez el-Sarraj depuis le début de la crise libyenne en 2011, et d’autant plus depuis la désignation de ce dernier en décembre 2015 au poste de Président du Conseil présidentiel et de Premier ministre.
Cette aide, qui s’était matérialisée jusqu’ici uniquement par un appui diplomatique, s’est doublée d’un volet militaire à partir du 9 mai 2019, un mois après la vaste offensive lancée par les forces du maréchal Haftar au cours de laquelle les troupes du GNA se sont retrouvées rapidement débordées. En effet, partis du port de Samsun et arrivés à Tripoli plusieurs jours plus tard, une trentaine de véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) de manufacture turque, les Kirpi II, ont été envoyés par la Turquie au GNA afin de l’aider à repousser les assauts du gouvernement de Tobrouk.
Dans les semaines qui suivront cette première livraison de véhicules blindés, la Turquie poursuivra sa fourniture de matériel militaire au gouvernement de Tripoli : chars, drones… En complète violation de l’embargo sur les armes édicté par l’ONU à l’encontre de la Libye, Ankara livre de vastes volumes de matériel militaire, bien que leur quantité exacte ne soit pas connue. Le régime turc s’affirme ainsi, d’emblée, comme le soutien militaire et politique le plus investi du GNA.
Ce substantiel soutien turc permet à Faïez el-Sarraj de reprendre le dessus sur Khalifa Haftar, qui essuie un revers devant Tripoli le 27 juin 2019. Conscient du rôle joué par la Turquie dans sa défaite, le maréchal ordonne le 29 juin à ses forces de prendre pour cible les navires turcs dans les eaux libyennes et de s’attaquer aux entreprises turques et à leurs emprises en Libye.
Tobrouk accuse la Turquie d’envoyer des munitions et du matériel au GNA, mais aussi de l’appuyer avec des soldats turcs des forces spéciales, entre autres choses. Si cette affirmation ne peut être vérifiée, la présidence turque reconnaît en tous cas l’envoi par son pays de matériel de guerre au profit du GNA, affirmant d’ailleurs que ce soutien a permis de « rééquilibrer » la situation en Libye.
Cette entente militaire entre Ankara et Tripoli se matérialise le 27 novembre 2019 par la signature, à Istanbul, d’un traité de coopération militaire et sécuritaire entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et Faïez el-Sarraj. Cet accord prévoit l’installation de bases militaires en Libye qui auront pour mission de conseiller et former l’armée de Tripoli. Un deuxième traité est signé le même jour : celui-ci est cette fois économique, et permet notamment à la Turquie d’étendre sa zone d’influence et l’étendue de son plateau continental qui, en droit maritime, définit entre autres choses les zones économiques exclusives (ZEE). La Libye et la Turquie, sans davantage de fondements juridiques, étendent ainsi leur ZEE respective en créant une sorte de couloir économique les reliant par la Méditerranée et leur permettant de revendiquer le droit à exploiter les ressources présentes dans ce couloir ; ce dernier se trouve, très opportunément, particulièrement riche en hydrocarbures. La Grèce, l’Egypte, Chypre et Israël ont dénoncé cet accord, duquel ces Etats sortent grands perdants économiquement (ndlr : un article sera très prochainement rédigé sur le sujet de l’exploitation des ressources en Méditerranée orientale dans Les clés du Moyen-Orient).
Le 2 janvier 2020, la Grande assemblée nationale turque a voté en faveur d’un envoi de troupes turques en Libye. Il est à noter, toutefois, que pour la première fois dans l’histoire des opérations extérieures turques depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, ce vote en faveur d’un envoi de troupes turques à l’étranger n’a pas recueilli la quasi-unanimité des votes à laquelle la chambre basse turque avait habitué le Président jusqu’ici.
Dans un premier temps, Ankara a envoyé en Libye des contingents de l’Armée nationale syrienne précédemment évoquée : moyennant finance, ces mercenaires acceptent de jouer à nouveau le rôle de proxy de la Turquie, sur le sol libyen cette fois. Bien que leur nombre exact ne soit pas connu, (le nombre de 300 mercenaires a pu toutefois être évoqué par Reuters notamment (2)), plusieurs pertes sur le front tripolitain seraient déjà évoquées dans leurs rangs, selon des photos et témoignages diffusées sur les réseaux sociaux (3). Ankara n’a, d’ailleurs, pas communiqué officiellement sur le sujet.
Face à l’escalade en Libye et la mise en danger de son protégé le maréchal Haftar, le Président russe Vladimir Poutine est parvenu, avec le soutien de son homologue turc, à imposer le 8 janvier un cessez-le-feu entre les belligérants de Tobrouk et Tripoli. Une réunion a été organisée le 13 janvier à Moscou afin de pérenniser ce cessez-le-feu par un accord signé par les parties en présence. Après plusieurs heures de négociation et l’annonce, par le porte-parole du gouvernement de Tobrouk, que le maréchal Haftar allait signer le document, ce dernier se dérobe finalement au dernier moment avant de repartir en Libye, alors même que son rival Faïez el-Sarraj avait signé l’accord.
Malgré l’échec des négociations à Moscou, les belligérants respectent le cessez-le-feu imposé par Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan qui, le 14 janvier dernier, a promis au maréchal Haftar de lui « infliger une leçon » s’il venait à reprendre ses attaques (4).
Une conférence sur l’avenir de la Libye organisée à Berlin le 19 janvier, qui rassemblait les principaux pays impliqués dans le dossier (5), s’est avérée un succès relatif, mais un succès quand même : les participants se sont accordés sur le fait que la solution au conflit « n’était pas militaire », et que l’embargo sur les armes devait être renforcé. Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, aura résumé, devant les journalistes, l’issue de la conférence en affirmant que cette dernière s’était montrée « très utile […], mais qu’il est clair qu’on n’a pas réussi pour l’instant à lancer un dialogue sérieux et stable entre [Tobrouk et Tripoli] ». Le sort du conflit libyen apparaît ainsi désormais, plus que jamais, entre les mains d’acteurs étrangers au pays et non plus à ses belligérants originels.
Bibliographie :
Description: - OXFORD ANALYTICA. Turkish involvement exacerbates Libya conflict. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
Description: - OXFORD ANALYTICA. Western omissions abet foreign meddling in Libya. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
Description: - OXFORD ANALYTICA. Turkish intervention in Libya would be highly risky. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
Description: - OXFORD ANALYTICA. Turkey may recruit more Syrian rebel fighters. Emerald Expert Briefings, 2020, no oxan-es.
Description: - QUILLIAM, Neil. Saudi Arabia, the UAE and Turkey : The Political Drivers of ‘Stabilisation’. In : Stabilising the Contemporary Middle East and North Africa. Palgrave Macmillan, Cham, 2020. p. 139-161.
Sitographie :
Description: - Avec la Libye, la Turquie tente de briser son isolement en Méditerranée orientale, Mediapart, 18 janvier 2020
https://www.mediapart.fr/journal/international/180120/avec-la-libye-la-turquie-tente-de-briser-son-isolement-en-mediterranee-orientale?onglet=full
Description: - Le président turc Erdogan annonce l’envoi de troupes en Libye, France24, 16/01/2020
https://www.france24.com/fr/20200116-erdogan-annonce-l-envoi-de-troupes-turques-en-libye
Description: - Libye : le président turc Erdogan promet "d’infliger une leçon" au maréchal Haftar s’il reprend ses attaques, FranceInfo, 14/01/2020
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/libye-le-president-turc-erdogan-promet-d-infliger-une-lecon-au-marechal-haftar-s-il-reprend-ses-attaques_3784301.html
Description: - La Russie et la Turquie s’opposent en Libye mais se retrouvent autour d’un gazoduc, Le Monde, 08/01/2020
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/08/la-russie-et-la-turquie-s-opposent-en-libye-mais-se-retrouvent-autour-d-un-gazoduc_6025158_3212.html
Description: - Libye : Erdogan annonce le début du déploiement de soldats turcs, L’Express, 06/01/2020
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/libye-erdogan-annonce-le-debut-du-deploiement-de-soldats-turcs_2113499.html
Des mercenaires syriens envoyés par la Turquie présents en Libye, RFI, 31/12/2019
http://www.rfi.fr/afrique/20191230-libye-turquie-presence-mercenaires-syriens
Description: - Erdoğan : Road to peace in Libya goes through Turkey, Politico, 18/01/2020
https://www.politico.eu/article/road-to-peace-in-libya-goes-through-turkey-khalifa-haftar/
Description: - Why Turkey’s Libya commitment angers Arab nations, DW, 18/01/2020
https://www.dw.com/en/why-turkeys-libya-commitment-angers-arab-nations/a-52052924
Description: - EU Divisions In Libya Leaves Space Wide Open For Turkey, Forbes, 31/12/2019
https://www.forbes.com/sites/pascaledavies/2020/12/31/eu-divisions-in-libya-leaves-space-wide-open-for-turkey/#7a711758716b
Description: - Erdogan announces plan to send troops to Libya, Al Jazeera, 26/12/20219
https://www.aljazeera.com/news/2019/12/erdogan-announces-plan-send-troops-libya-191226090214331.html
Description: - Syria’s Kurdish Forces Hold Back the Tides, Foreign Affairs, 15/01/2020
https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-01-15/syrias-kurdish-forces-hold-back-tides
Description: - The future of Syrian Kurds is ambiguous, but still hopeful, United World International, 20/01/2020
https://uwidata.com/7209-the-future-of-syrian-kurds-is-ambiguous-but-still-hopeful/
Description: - Turkey rapidly succeeds in taking over Libya conflict – analysis, The Jerusalem Post, 19/01/2020
https://www.jpost.com/Middle-East/Turkey-rapidly-succeeded-in-taking-over-Libya-conflict-614628


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