jeudi 10 janvier 2019

γυναικεία θέματα

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Être femme, faire partie d’une minorité ethnique et d’un milieu populaire, c’est la double ou triple peine en matière d’inégalités. Les approches sociologiques actuelles cherchent à prendre en compte la façon dont se combinent ou se dissocient ces différents types d’inégalités.
Les inégalités sont au cœur de l’actualité, car l’ensemble des pays de la planète connaissent, à des degrés divers, une augmentation des écarts de revenus et de patrimoine en leur sein.
Pourtant, ce sont les inégalités dans leur dimension économique qui sont alors questionnées. La réponse qui leur est apportée passe le plus souvent par la redistribution. Ces constats sont importants mais ils n’épuisent pas, et de loin, la question des inégalités sociales, telle que les sociologues et autres chercheurs en sciences sociales, ainsi que des philosophes, les décrivent et les conçoivent.
L’étude des inégalités s’inscrit dans une histoire. En effet, les inégalités socioéconomiques, dites de « classe », ont recouvert la notion. Les autres types d’inégalités (« ethnoraciales » ou de genre) sont apparus comme des problèmes secondaires d’un point de vue intellectuel et politique. Ainsi, le marxisme (courant qui était et est toujours loin d’être unifié) a été une tradition intellectuelle et politique dominante, il a conduit les sociologues à s’intéresser aux modes de vie de la classe ouvrière (Maurice Halbwachs, La Classe ouvrière et les niveaux de vie, 1912) et plus encore à la classe ouvrière en tant qu’acteur de la production et comme acteur politique, un angle qui fut central dans le moment de refondation de la sociologie française après la Seconde Guerre mondiale (voir les travaux d’Alain Touraine, de George Friedmann, etc.). Les travaux de Richard Hoggart (La Culture du pauvre, traduit en France par Jean-Claude Passeron en 1970) et bien sûr, de Pierre Bourdieu (La Distinction, 1979), complexifieront la représentation des classes sociales en y intégrant une dimension statutaire, ce que Bourdieu nomme le « capital culturel ». La période se caractérise alors par la réduction des inégalités économiques, et notamment patrimoniales en France. Les enjeux éducatifs deviennent centraux dans les approches différentes qui s’intéressent aux inégalités. Raymond Boudon développe, à la même période que Bourdieu, une réflexion en termes d’individualisme méthodologique sur l’inégalité des chances et les stratégies individuelles qui y contribuent.
De nouvelles problématiques apparaissent dans les années 1990. On parle alors d’exclusion sociale pour désigner les effets d’éviction de la société issus du chômage de masse. Robert Castel évoque la « désaffiliation » ; Serge Paugam mentionne la « disqualification » sociale. Il faut noter aussi l’influence du sociologue allemand Ulrich Beck qui considère pour sa part « l’individualisation » des inégalités. Depuis le début des années 2000, on assiste selon certains à un « retour des classes sociales » (voir les travaux de Louis Chauvel, puis de Paul Bouffatirgue). Il nourrit les travaux sur les élites (Jules Naudet, Bruno Cousin, Sébastien Chauvin) ou sur les classes populaires (voir par exemple Olivier Schwartz). La polarisation de la société entre des emplois et des positions privilégiées et d’autres précarisées ou prolétarisées est au cœur des recherches actuelles (celles de Camille Peugny par exemple).

L’intersectionnalité

Simultanément, d’autres manières de se représenter le monde social et ses divisions sont apparues, mettant l’accent sur des processus d’assignation identitaire, en fonction du genre ou de la race. À partir des années 1970, la sociologie française a développé une approche féministe dite « matérialiste », inspirée par le marxisme. Elle cherche à comprendre les relations entre les inégalités de sexe et de classe, notamment chez les femmes d’origine populaires. Certaines chercheuses forgent alors les notions de « consubstantialité » des rapports sociaux de sexe et de classe (notion développée par Danièle Kergoat notamment son article « ouvriers = ouvrières ? » paru dans la revue Critique de l’économie politique en 1978) ou, pour prendre un langage issu du féminisme critique aux États-Unis, « l’intersectionnalité » des inégalités. Les deux termes ne se recoupent cependant pas et le premier se présente même comme une critique du second, qui aurait cherché à articuler des dimensions qui n’apparaissent jamais dissociées dans les situations ou configurations réelles.
La notion d’intersectionnalité a été développée au départ par une professeur de droit Kimberlé W. Crenshaw qui s’est intéressée aux conditions des femmes noires aux États-Unis. Issue d’une réflexion sur la monopolisation de la parole féministe par les femmes blanches de la bourgeoisie, elle a progressivement permis de saisir le faisceau de contraintes subies par les femmes noires.
L’intersectionnalité est une manière de désigner l’appartenance simultanée à plusieurs catégories dominées. Par exemple, la précarité concerne plus souvent les femmes que les hommes, et plus encore les femmes d’origine immigrée. L’intersectionnalité peut également être celle des dominants : la domination des hommes blancs hétérosexuels est liée à des privilèges issus de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur (sous-)racialisation et, bien souvent, de leur statut socioéconomique (voir Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait, « Représenter l’intersectionnalité », Revue française de science politique, 2012/1).
L’intersectionnalité est surtout étudiée d’un point de vue qualitatif, ce dont le travail de Christelle Avril sur les aides à domicile en France donne un bon exemple (Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, 2014). Celle-ci montre comment un même métier peu qualifié et peu désirable peut être approprié de manière très différente par des femmes autochtones qui pallient leur déclassement par cette activité et des migrantes qui, au contraire, y voient un levier de promotion sociale.

L’ampleur des discriminations

La prise de conscience de la diversité de la composition de la société française contribue à nourrir des recherches sur les inégalités ethnoraciales (voir les analyses de Mirna Safi ou de Patrick Simon). Toutefois, le principe républicain d’indistinction et les précédents historiques de Vichy et de la colonisation forment un contexte peu propice à leur explicitation et à leur mesure. Dans les années 1990, un mouvement associant chercheurs et militants travaille à la reconnaissance des discriminations et des ruptures de l’égalité de traitement entre individus sur la base de l’appartenance à un groupe donné. Depuis 2008-2009, l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Ined et de l’Insee mesure l’ampleur de ces discriminations.
Les inégalités interagissent donc entre elles. Mais les différents domaines dans lesquelles elles se déploient les font intervenir dans des proportions et selon des mécanismes spécifiques : le logement, la santé, les institutions politiques, la consommation, la culture. Au-delà de cette multiplicité désormais bien établie, le plus important est de considérer les inégalités comme le résultat de processus et de relations sociales (entre classes, dans les relations de genre ou entre les groupes racialisés mais aussi entre les âges et les générations) et non de manière statique d’une part et de comprendre qu’elles additionnent leurs effets dans la plupart des cas de l’autre. 

Nicolas Duvoux

Professeur de sociologie à l’université Paris-VIII, il a récemment publié Les Inégalités sociales, Puf, 2017

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