vendredi 7 avril 2017

CONSTANTIN ZUREIQ (1909-2000)

CONSTANTIN ZUREIQ (1909-2000) 
ARTICLE PUBLIÉ LE 06/04/2017

Par Mathilde Rouxel
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Constantin-Zureiq-1909-2000.html

Constantin Zureiq est un intellectuel syrien. Figure pionnière du nationalisme arabe, il est un auteur influent, créateur de l’idée de la « mission arabe » comme réponse rationnelle à la stagnation des sociétés arabes dans les années 1950, ou de « philosophie nationale », devenue une idée fondatrice du mouvement nationaliste arabe. Il est connu pour avoir forgé le concept de nakba pour décrire, du point de vue arabe, la création d’Israël en 1948. Partisan d’une révolution éthique, il continue jusqu’à la fin de sa vie à se battre pour une réforme rationnelle et moderniste des sociétés arabes.

Vie et activité

Constantin Zureiq est né dans le vilayet de Syrie le 18 avril 1909 dans une famille orthodoxe. En cette fin de première décennie du XXe siècle, l’Empire ottoman est en déclin, et disparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. Constantin Zureiq reçoit une éducation orthodoxe, dans les écoles orthodoxes du pays jusqu’à la fin du secondaire, avant de partir pour Beyrouth. Il suit à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) une formation à l’Histoire, complétée aux États-Unis. Il soutient son doctorat à l’université de Princeton en 1930, à l’âge de vingt-et-un an.
Il rentre alors au Liban pour enseigner l’Histoire à l’Université américaine de Beyrouth. En 1949, il est nommé président de l’université de Damas, puis en 1952 vice-président de l’AUB, dont il est le président temporaire entre 1954 et 1958. Il reçoit par ailleurs en 1967 de l’Université du Michigan un doctorat en littérature, venu compléter sa formation d’historien (1).
Parallèlement à sa carrière universitaire, il commence dès son retour au Liban à travailler sur des sujets plus politiques que ceux à quoi l’avaient formé ses études. Suite à son doctorat, il devient conférencier et diplomate. Il fonde en 1933 avec Faride Zeineddine, Darwiche Miqdati et une cinquantaine d’autres participants la « Ligue de l’Action Nationale » contre le colonialisme français. Comme le note Sami Moubayed, cette Ligue d’Action nationale est dirigée par des professeurs, des avocats et des fonctionnaires généralement formés en Europe ou dans les universités américaines du Moyen-Orient. Elle est d’abord née d’un rejet des autorités ottomanes, puis s’oriente à partir de 1920 contre la présence française. Elle acquiert une certaine popularité à partir de 1933, mais prend fin malgré tout avec la mort de son charismatique chef, Abdul Razzaq al-Dandaschi (2).
Constantin Zureiq devient ensuite en 1945 Premier Conseiller à la Légation syrienne des États-Unis. L’année suivante, il participe au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU en qualité de délégué. L’historien américain Spencer C. Tucker considère Constantin Zureiq comme l’un des principaux piliers (avec Georges Habache) du Mouvement nationaliste arabe, désigné comme mouvement nationaliste de gauche né au sein de l’université américaine de Beyrouth dans les années 1950 (3).
Constantin Zureiq est particulièrement connu aujourd’hui pour avoir fait émerger le terme « nakba » (« catastrophe », « désastre ») comme définition de l’exil forcé des Palestiniens, lors de la proclamation de l’État d’Israël en 1948. Ce terme s’est rapidement imposé comme synonyme de la défaite arabe dans la lutte contre Israël, lorsqu’auparavant, ce terme se référait plus communément à la bataille de Maysalun qui opposait en 1920 l’armée française à la révolte arabe menée par Faysal (qui deviendra Faysal I, roi d’Irak) (4).

Théoriser la catastrophe

En 1948, Constantin Zureiq publie à Beyrouth Ma’n al-nakba, « La signification de la catastrophe ». Traduit en anglais en 1956 par Bayly Winder (Palestine : The Meaning of the Disaster, Londres), cet ouvrage s’inscrit dans la lignée des écrits publiés après le choc de la défaite des cinq armées arabes contre l’armée israélienne en 1948. Comme le note le commentateur Nissim Rejwane (auteur et journaliste spécialiste des questions moyen-orientales et de l’histoire, de la culture et de la politique israélienne), cet ouvrage est d’abord un travail d’autocritique (5) : la lutte contre Israël ne pourra être gagnée « tant que les Arabes restent figés dans leurs conditions actuelles » (6). Le « désastre », la nakba, pour l’auteur, est donc l’échec de ces armées arabes dans leur objectif d’éliminer Israël afin d’éviter la partition du territoire palestinien – bien davantage que le sens qu’on lui porte aujourd’hui, la « nakba » désignant communément le déplacement forcé des Palestinien et l’impossible retour. Comme il l’écrit lui-même dans son texte, « la défaite des Arabes en Palestine n’est pas seulement un échec ou une atrocité temporaire. C’est une catastrophe (nakba) dans tous les sens du mot ». Adressant sa critique des armées arabes – et des sociétés dont elles sont issues – non seulement aux Arabes des cinq nations perdantes mais à l’ensemble des civilisations arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, il appelle à une réaction forte, et une reconsidération des valeurs commune : d’après lui, cette catastrophe n’affecte pas seulement la Palestine, mais promet des impacts important sur l’ensemble du monde arabe (7). Il défend donc la consolidation du nationalisme arabe comme seul rempart possible (8), et estime que de profondes transformations sont ainsi nécessaires au sein même de la société arabe pour espérer gagner la bataille contre Israël. On retrouve ici les idées modernistes, inspirées des mouvements intellectuels occidentaux, qui caractérisent le mouvement nationaliste arabe.
En 1966, près de vingt ans plus tard, Constantin Zureiq revient dans son texte Ma’na al-Nakba Mujadadan (La signification de la catastrophe revisitée) sur l’idée de la nakba en forgeant une nouvelle expression-concept utile pour les commentateurs : celle de l’ ‘ilm al-nakba (la « science de la catastrophe », parfois traduite comme « catastrophologie » (9) (notamment par les commentateurs israéliens). La défaite de 1967 vainc les idées nationalistes d’une unité arabe : ce qui est la « naqsa » (la « rechute ») l’amène à stopper son usage du concept « d’unité arabe » au profit de celui de « sociétés arabes », plus prompt, finalement, à décrire la complexe réalité des particularités de chacune de ces sociétés (10). Il confesse ce bouleversement des paradigmes au sein de son propre travail dans un texte paru à la fin de sa vie : Ma al-’aml ? (Que faire ?, 1998).

La conception de la société arabe théorisée dans l’ensemble de son œuvre

La plupart des ouvrages de Constantin Zureiq ne sont disponibles qu’en arabe, même s’ils ont été éminemment commentés. Il s’agit donc ici d’évoquer, à partir principalement des commentaires qui en ont été faits un résumé de la pensée du philosophe et de son évolution sur l’ensemble de son œuvre.
Aux origines de sa pensée se distingue cette volonté de réformer la société arabe, que l’on retrouve chez nombre de modernistes arabes dans les années 1940-50. L’objectif, qu’il défend dès ses premières œuvres (Al-wa`i al-`arabi (La Conscience arabe), 1939), est de transformer la société arabe d’un point de vue pratique, rationnel et scientifique – il s’agit pour lui de ce qu’il nomme la « mission arabe » (11), mission nationale dont le but est, à terme, l’indépendance politique et culturelle des États arabes. Influencé par la pensée occidentale à laquelle il est formé durant ses études à l’université américaine, il voit les sociétés arabes confrontées à une « crise des civilisations » (12), crise qui les affaiblit considérablement dans leurs rapports aux autres sociétés, particulièrement occidentales. Il distingue ainsi les facteurs internes aux sociétés arabes, qui mènent à leur déclin, et les facteurs externes, qui ont permis l’émergence de la Nahda, cette renaissance intellectuelle qui émergea dans les années 1930. Selon lui, afin de pouvoir contrer efficacement l’influence occidentale qui n’aura de cesse de l’imposer, il s’agit pour les sociétés arabes de se moderniser – et donc, en un sens, de s’occidentaliser – afin de répondre avec les mêmes armes à l’extension de leurs civilisations.
Par-delà la science et la technologie, Constantin Zureiq défend l’unité nationale et le nationalisme comme leviers de modernisation de la société arabe. Il développe notamment cette thèse dans Al-waʿī al-qawmī (Sur l’Éveil nationaliste), publié en 1949. Il appelle ainsi, pour ce renouveau des sociétés arabes, à une séparation de la religion et de l’État (bien qu’il reconnaisse, bien plus que d’autres nationalistes de sa génération, l’importance de l’Islam dans la culture et la civilisation arabes) (13), à une concentration des élites sur la recherche scientifique et à une ouverture des esprits sur d’autres civilisations humaines et leurs valeurs (14). Dans Fima’rakat al-hadara (Dans la lutte pour la civilisation) publié en 1964, il insiste par ailleurs en suivant l’intellectuel égyptien Taha Hussein sur le fait que cette idée moderne de la société pourra être atteinte si sont respectées les valeurs d’honnêteté, de travail, de responsabilité, d’engagement et de liberté, qui, seules, pourront conduire à l’acquisition de nouveaux savoirs scientifiques comme à la possibilité d’une vraie justice sociale. Il défend ainsi le nationalisme comme projet civilisationnel davantage que comme une quête de définition identitaire ; les Arabes en ont la pleine responsabilité du développement. Il expose par ailleurs son rejet des déterminismes historiques dans Naḥnu wa l-taʾrīkh (Nous et l’Histoire) publié en 1959 et regrette que la perception de l’histoire arabe soit limitée à l’histoire islamique, considérant qu’il faut ouvrir son champ de recherche aux civilisations qui l’ont précédée, afin de libérer l’histoire de tout dogmatisme et d’acquérir une nouvelle – bien plus féconde – objectivité historique. Finalement, bien qu’il revienne à la fin de sa vie, comme cela fut précédemment souligné, sur la notion d’« unité arabe », c’est toutefois l’objectif qui sous-tend son travail jusqu’à sa mort, en 2000 : seule l’unité, selon lui, semble pouvoir rendre à la civilisation arabe sa dignité et son pouvoir.
Notes : 
(1) Information majoritairement issue de l’article « Constatin Zureiq » de The International Who’s Who of the arab World.
(2) Sami M. Moubayed, Steel & Silk : Men & Women Who Shaped Syria 1900–2000, Cune Press, 2006, p. 204–205.
(3) Voir Spencer C. Tucker, “Arab Nationalist Movement” in. Spencer C. Tucker, Priscilla Roberts, The Encyclopedia of the Arab-Israeli Conflict : A Political, Social and Military History, Santa Barbaba, ABC-CLIO, 2008, p. 131.
(4) Voir William L. Cleveland, A History of the Modern Middle East, Westview Press, 2004, p. 270.
(5) Nissim Rejwan, Arabs Face the Modern World : Religious, Cultural and Political Responses to the West, University Press of Florida, 1998, p. 237.
(6) Notre traduction, depuis la traduction anglaise citée par Nissim Rejwan. Original : « as long as the Arabs remain in their present condition ».
(7) Eitan Bronstein Aparicio, “A Brief History of the “Nakba” in Israel”, Portside, 16 mai 2016, disponible en ligne. URL : http://portside.org/2016-05-19/brief-history-nakba-israel-thousands-irish-lie-streets-solidarity-palestinians 
(8) Voir Mansur Khalid, War and Peace in Sudan, A Tale of Two Countries, Londres, Routledge, 2010 (2003), p. 321.
(9) Voir Nessim Rejwane, « Arab Writing on Israel : From Catastrophology to Normalcy », in Ian Lustick, Books on Israel, vol I, New York, State University of New York Press, 1988, p. 91.
(10) Voir Mansur Khalid, op. cit., p. 303.
(11) Voir George N. Atiyeh, Ibrahim M. Oweiss (ed), Arab Civilization : Challenges and Responses : Studies in Honor of Constantine K Zurayk, State University of New York Press, 1988, p. 237
(12) Voir George N. Atiyeh, Ibrahim M. Oweiss (ed), op cit. 
(13) Voir Nessim Rejwane, Arabs Face the Modern Workd : Religious, Cultural and Political Responses to the West, op. cit. p. 240.
(14) Voir Raphael Patai, The Arab Mind, vol 1, New York, éditions Charles Scribner’s son, 1973, p. 259-260.
Principales œuvres :
- Al-wa`i al-`arabi (La Conscience arabe) (Beyrouth, 1939)
- Ma’na al-Nakba (La Signification de la catastrophe) (Beyrouth, 1948) 
- Al-waʿī al-qawmī (Sur l’Éveil nationaliste) (Beyrouth, 1949)
- Palestine : The Meaning of Disaster (Londres, 1956)
- Naḥnu wa l-taʾrīkh (Nous et l’Histoire) (Beyrouth, 1959)
- Fima’rakat al-hadara (Dans la lutte pour la civilisation) (Beyrouth, 1964)
- Naḥnu wa l-mustaqbal (Nous et le futur) (Beyrouth, 1977)
- Tensions in Islamic civilization, (Washington DC, 1978)
- Maṭālib al-mustaqbal al-ʻArabī : humūm wa-tasāʼulāt (Les exigences du futur arabe : préoccupations et questions) (Beyrouth, 1983)
- Ma al-‘alm ? (Que faire ?) (1998)

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