vendredi 11 septembre 2020

Κύπρος, με ξένα μάτια. ενδιαφέρον, μέρος 1 και 2

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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (1/4). Historique de l’enjeu géopolitique de Chypre, de 1571 à 1960

Par Emile Bouvier
Publié le 27/08/2020 • modifié le 28/08/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Cypriot President Archbishop Makarios III (left) meets with Greek Prime Minister George Papandreou © and General George Grivas ®, the EOKA (National Organisation of Cypriot Fighters) leader who spearheaded Cyprus fight for independance, in Athens on March 13, 1964. Makarios is meeting with Papandreou and Grivas to discuss the situation in Cyprus, the day after the funeral of the late King Paul. In 1964 Greek government of George Papandreou send Greek military division to Cyprus to assist in the island’s defence against a possible Turkish attack and George Grivas takes over the Supreme Command of the Greek Cypriot forces organised under the National Guard.

UPI / AFP

La partition de l’île en deux entités juridiques fait aujourd’hui encore débat, et encore plus depuis la découverte, ces dernières années, d’importants gisements gaziers dans les eaux du bassin Levantin et de la Méditerranée orientale. La Turquie mise en effet sur l’existence supposée d’eaux territoriales turques-chypriotes qu’elle est la seule à reconnaître afin d’y conduire des missions de forage exploratoires visant à déterminer les ressources que recèlent les fonds sous-marins. Chypre, qui ne reconnaît pas son voisin au nord de l’île, considère quant à elle ces missions exploratoires comme des violations de ses eaux territoriales et donc de sa souveraineté, attirant à elle une vaste coalition opposée à la Turquie où la Grèce figure en bonne place, aux côtés d’alliés plus inattendus tels que l’Egypte, Israël ou encore la France, qui a déployé le 13 août un bâtiment de la Marine nationale et deux avions de combat dans la zone [4].

Des pourparlers diplomatiques autour de la partition de Chypre sont régulièrement organisés mais échouent à une fréquence égale [5] ; si plusieurs plans ont été proposés par l’ONU, l’Union européenne ou encore la Turquie, la question chypriote apparaît souvent sacrifiée face aux enjeux géopolitiques plus larges et jugés plus pressants dans l’agenda des différents pays concernés (crise des migrants, guerre en Syrie, découverte de gisements gaziers en Méditerranée orientale, etc.).

Cet article ambitionne donc de retracer la genèse de cette partition et, partant, de la pierre d’achoppement permanente que Chypre semble représenter dans les relations entre la Turquie et ses voisins. Une première partie sera ainsi consacrée à un historique de l’enjeu géopolitique représenté par Chypre, de 1571 (date de la conquête de l’île par les Ottomans) jusqu’en 1960, où l’île obtient son indépendance. La deuxième partie se consacrera aux événements conduisant de l’indépendance en 1930 jusqu’à l’invasion turque en 1974, à travers le spectre, notamment, d’une partition silencieuse, officieuse mais progressive de l’île. La troisième partie portera sur les opérations militaires de la Turquie à Chypre et l’article se terminera par une quatrième partie dressant un état des lieux des négociations portant sur la situation de l’île de Chypre et des nombreux différends.

1. Chypre, une monnaie d’échange diplomatique

En 1571, l’île de Chypre, majoritairement peuplée de Grecs, est conquise par l’Empire ottoman à la suite de la guerre vénéto-ottomane (1570-1573). Après 300 ans de règne ottoman, l’île et sa population sont « prêtées » à la Grande-Bretagne à l’occasion de la signature de la Convention de Chypre (4 juin 1878), un accord secret contracté entre les Ottomans et les Britanniques prévoyant le soutien de Londres à Constantinople lors du Congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878) [6], une conférence diplomatique au cours de laquelle les grandes puissances de l’époque devaient s’accorder sur le découpage territorial des Balkans à la suite de la guerre russo-ottomane de 1877-1878.

Londres annexe toutefois totalement Chypre le 5 novembre 1914 en réaction à l’entrée en guerre de l’Empire ottoman contre les Alliés durant la Première Guerre mondiale. L’article 20 du traité de Lausanne (24 juillet 1923) signe l’acquisition pleine et définitive de l’île de Chypre par l’Empire britannique au détriment de la Turquie ; l’article 21 du traité laisse quant à lui le choix aux Turcs résidant sur l’île de Chypre de partir dans un délai de deux ans ou de rester et devenir, de fait, des citoyens de l’Empire britannique [7].

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la population chypriote est composée de Grecs et de Turcs en parts relativement égales qui s’identifient tous à leur pays d’appartenance respectif ; toutefois, sujets britanniques depuis maintenant une cinquantaine d’années, les deux communautés apparaissent plus éduquées et moins nationalistes que leurs consœurs en Europe et en Asie mineure ; à de rares exceptions, Turcs et Grecs chypriotes cohabitent ainsi en paix sur l’île.

Au début des années 1950 toutefois, un groupe nationaliste grec nommé « Organisation nationale des combattants chypriotes » (EOKA) est fondé en Grèce par un ancien officier hellène, Georgios Grivas, vétéran des deux guerres mondiales et responsable d’une cellule de résistance communiste en Grèce durant l’occupation du pays par les puissances de l’Axe [8]. Son but est de provoquer - et forcer - le départ des Britanniques de l’île de Chypre dans un premier temps puis, dans un second temps, de réintégrer l’île au giron grec : ce rêve d’une fusion de Chypre et de la Grèce portera un nom, celui de « l’Enosis » (« union » en grec) [9].

Les premières réunions secrètes de l’EOKA sont organisées le 2 juillet 1952 à Athènes sous l’égide de l’archevêque Makarios III [10], futur Président de Chypre de 1960 à 1974. A la suite de ces discussions, un « Conseil de la révolution » est établi le 7 mars 1953 ; début 1954, des convois clandestins d’armes et de munitions sont organisés avec l’aval du gouvernement grec vers l’île de Chypre afin de préparer l’insurrection. Georgios Grivas débarque secrètement sur l’île le 9 novembre 1954 [11] et commence les préparatifs pour la campagne de guérilla qu’il s’apprête à mener contre la présence britannique.

2. Début des hostilités

Les hostilités commencent le 19 juin 1955 par l’attaque de plusieurs postes de police à Nicosie et Kyrenia [12]. L’EOKA s’en prend également à des Chypriotes grecs de gauche opposés à l’Enosis. Après le pogrom d’Istanbul du 6-7 septembre 1955 [13], l’EOKA s’en prendra également à plusieurs citoyens et intérêts turcs sur l’île durant plusieurs jours [14].

En 1956, l’EOKA intensifie ses opérations contre les autorités britanniques. Ces dernières recrutent, en réaction, un nombre croissant de Turcs au sein des forces de police afin de lutter contre les Grecs chypriotes soutenant l’EOKA. Toutefois, soucieux de ne pas ouvrir un second front contre les Turcs chypriotes en plus de celui, majeur, qui les oppose aux Britanniques, l’EOKA émet des consignes claires visant à éviter les attaques contre les Turcs chypriotes [15].

Ce paradigme change toutefois en janvier 1957 : bouleversant ses tactiques, l’EOKA choisit de cibler et de tuer délibérément des policiers turcs afin de provoquer à Nicosie des émeutes de Turcs chypriotes révoltés contre ces attentats commis par des Grecs [16]. Laissant Londres concentrée sur ces émeutes, ces dernières offrent une diversion de choix à l’EOKA qui tire profit de ce répit afin de consolider ses positions, essentiellement dans les montagnes, et réarticuler son dispositif sur l’île. Les attentats de l’EOKA et les émeutes de Nicosie, au cours desquelles un Grec chypriote est tué, cristallisent les tensions entre communautés turques et grecques.

En réaction à l’EOKA et aux hostilités croissantes entre Grecs et Turcs chypriotes, une frange de ces derniers créé, avec le soutien d’Ankara, l’Organisation turque de résistance (TMT) le 15 novembre 1957 [17]. Dès sa création, la TMT obtient un soutien notable de la population turque chypriote car cette dernière perçoit en l’EOKA une menace littéralement existentielle, se rappelant de l’exode général des Turcs de Crète après la réunification de cette île avec la Grèce le 10 août 1913 (traité de Bucarest) [18]. Armée par Ankara, la TMT s’en prend rapidement à l’EOKA et à ses soutiens grecs sur l’île de Chypre.

Le 12 juin 1958, huit Grecs chypriotes du village de Kondemenos, arrêtés par la police britannique au titre de leur appartenance à un groupe armé suspecté de préparer une attaque contre le quartier turc chypriote de Skylloura, sont tués par la TMT près du village de Gönyeli, majoritairement peuplé de Turcs chypriotes, après que les policiers britanniques les y ai laissés, provoquant un tollé au sein de la population grecque de l’île [19]. La TMT détruit par ailleurs à l’explosif les locaux du bureau de presse turc à Nicosie le 7 juin 1958 afin de faire attribuer cet attentat aux Grecs chypriotes et mobiliser davantage les Turcs. Plusieurs Turcs chypriotes partisans d’une indépendance pleine et entière de l’île sont par ailleurs assassinés par les miliciens turcs [20].

Le 19 février 1959, la Turquie, la Grèce, la Grande-Bretagne et les responsables des communautés turques et grecques chypriotes se réunissent à Lancaster House, à Londres, afin de discuter d’une potentielle indépendance de l’île de Chypre [21]. Celle-ci sera finalement acceptée par les différentes parties présentes et officialisée à Zürich, donnant ainsi naissance aux « accords de Londres-Zürich » [22]. L’indépendance de Chypre devient effective le 16 août 1960.

Lire la partie 2

Bibliographie :
- Hill, George. A history of Cyprus. Vol. 3. Cambridge University Press, 2010.
- Hatzivassiliou, Evanthis. "The Lausanne Treaty Minorities in Greece and Turkey and the Cyprus Question, 1954-9." Balkan Studies 32, no. 1 (1991) : 145-161.
- Byford-Jones, Wilfred. Grivas and the story of EOKA. R. Hale, 1959.
- Mayes, Stanley. "Enosis and Only Enosis." In Makarios, pp. 41-61. Palgrave Macmillan, London, 1981.
- Grivas, George, and Geōrgios Grivas. Guerrilla warfare and EOKA’s struggle : A politico-military study. [London] : Longmans, 1964.
- Anderson, David M. "Policing and communal conflict : the Cyprus Emergency, 1954–60." The Journal of Imperial and Commonwealth History 21, no. 3 (1993) : 177-207.
- Vryonis, Speros. The mechanism of catastrophe : the Turkish pogrom of September 6-7, 1955, and the destruction of the Greek community of Istanbul. Greekworks. Com Incorporated, 2005.
- Morag, Nadav. "Cyprus and the clash of Greek and Turkish nationalisms." Nationalism and Ethnic Politics 10, no. 4 (2004) : 595-624.
- Hocknell, Peteri, Vangelis Calotychos, and Yiannis Papadakis. "Introduction : Divided Nicosia." Journal of Mediterranean Studies 8, no. 2 (1998) : 147-168.
- YÜKSEL, Dilek YİĞİT. "Kıbrıs’ ta Yaşananlar ve Türk Mukavemet Teşkilatı (1957-1964)." Atatürk Araştırma Merkezi Dergisi 34, no. 98 (2018) : 311-376.
- Pollis, Adamantia. "Cyprus : Nationalism vs. Human Rights." Universal Hum. Rts. 1 (1979) : 89.
- Akgül, Mehmet Uğraş. "Türk Mukavemet Teşkilatı." Master’s thesis, Balıkesir Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü, 2016.
- Holland, Robert. "Playing the Turkish card : British policy and Cyprus in the 1950s." Middle Eastern Studies 56, no. 5 (2020) : 759-770.
- Faustmann, Hubert. "Independence Postponed : Cyprus 1959-1960." The Cyprus Review 14, no. 2 (2002) : 99-119.
- Hatzivassiliou, Evanthis. "Cyprus at the Crossroads, 1959–63." European History Quarterly 35, no. 4 (2005) : 523-540.

Publié le 27/08/2020


Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.

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Partition de l’île de Chypre : histoire d’une pierre d’achoppement diplomatique vieille de plus d’un demi-siècle (2/4). Une partition progressive de l’île

Par Emile Bouvier
Publié le 28/08/2020 • modifié le 28/08/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Greek Prime Minister Constantin Karamanlis © meets Kissinger’s special envoy ®, and Taska, US Ambassador to Athens (L) in Athens on August 07, 1974. In July, 1974, after the fall of the military junta and a disastrous military venture in Cyprus, Constantin Karamanlis is recalled to Athens as prime minister of an emergency government. His party, New Democracy Party, wins a substantial majority in the legislative elections of November, 1974.

AFP

Lire la partie 1

1. Une république en crise dès sa naissance

Les accords de Londres-Zürich créent une république chypriote dont la Constitution s’avère toutefois inadaptée : impraticable aux vu des enjeux identitaires inhérents aux particularités socio-ethniques de l’île, ce texte de loi ne vivra que trois ans, essentiellement en raison d’un clivage majeur entre Grecs et Turcs chypriotes : là où les premiers souhaitent « l’Enosis », c’est-à-dire l’unification avec la Grèce, les seconds lui préfèrent la « Taksim » (« division », en turc), c’est-à-dire une partition territoriale de l’île entre la Grèce et la Turquie [1].

Par ailleurs, les Grecs chypriotes expriment un ressentiment croissant envers le grand nombre de postes gouvernementaux attribués aux Turcs au vu de leur plus faible population comparé aux Grecs à Chypre. Selon la Constitution, 30% des postes administratifs devaient en effet être attribués aux Turcs [2], quand bien même ils ne représentaient que 18% de la population en 1960 [3]. Le poste de vice-président était, de surcroît, réservé aux Turcs ; compte-tenu du pouvoir de veto que le président et le vice-président détenaient, l’attribution de ce poste aux Turcs revêtait une dimension particulièrement irritante pour les Grecs [4].

En décembre 1963, après une fronde parlementaire menée par les députés turcs ayant bloqué le processus législatif chypriote [5], le Président de la république chypriote Makarios propose treize amendements constitutionnels consistant principalement à dépouiller les Turcs chypriotes d’un grand nombre de leurs protections en tant que minorité et d’ajuster notamment les quotas ethniques au sein du gouvernement, révoquant par la même occasion le veto du Président et de son adjoint [6].

Ces propositions de réforme constitutionnelle provoquent un scandale en raison de leur ressemblance avec plusieurs points du « plan Akritas » : frustrés par les blocages provoqués par les parlementaires turcs et convaincus que la Constitution chypriote empêche l’Enosis, tout en garantissant des droits disproportionnellement étendus à la communauté turque, plusieurs hommes politiques grecs chypriotes ont mis au point le « plan Akritas » ; ce document interne à l’EOKA consiste en un programme d’affaiblissement des Turcs chypriotes devant ouvrir la voie à une réunification de la Grèce avec Chypre. Afin de parvenir à sa fin, le plan Akritas prévoyait notamment une prise de pouvoir des Grecs par la force et l’établissement préalable d’une force paramilitaire dont la mission consisterait à mater violemment toute révolte turque cherchant à s’opposer au bon déroulement du plan [7].

Les amendements constitutionnels proposés par le Président chypriote sont, sans surprise, rejetés massivement par les parlementaires turcs tandis les ministres turcs quittent aussitôt le gouvernement. Quelques jours après, le 21 décembre 1963, les premiers affrontements intercommunautaires recommencent : deux Turcs chypriotes sont tués lors d’un incident impliquant la police grecque. La Turquie, la Grande-Bretagne et la Grèce, garants des accords de Londres-Zürich qui ont conduit à l’indépendance de Chypre, expriment alors leur souhait d’une intervention de l’OTAN sur l’île afin d’y ramener le calme [8].

Le Président chypriote Makarios et le Vice-président Küçük appellent à la paix et au dialogue, en vain. Tandis que les affrontements intercommunautaires s’intensifient, les contingents de l’armée turque basés à Chypre quittent leur base et s’emparent de la position la plus stratégique de l’île, située sur la route entre Nicosie et Kyrenia, veine jugulaire historique de l’île [9]. Les forces turques garderont le contrôle de cette route jusqu’au 20 juillet 1974, tirant parti de cet atout stratégique majeur pour leur invasion de l’île. De 1963 jusqu’en 1974, les Grecs chypriotes souhaitant utiliser cette route ne pourront le faire qu’accompagnés d’un convoi de l’ONU [10].

En représailles, 700 résidents turcs de Nicosie du nord sont pris en otages ; seuls 534 seront libérés vivants à l’issue de combats qui provoqueront la mort de 364 Turcs et 174 Grecs chypriotes. 109 villages turcs ou mixtes seront détruits et environ 30 000 Turcs fuiront leur domicile [11].

Dans la suite de ces événements, la Turquie propose à nouveau la solution d’une partition territoriale de l’île. L’intensification des combats, en particulier autour des zones tenues par des milices turques chypriotes, ainsi que l’échec de la Constitution de 1960, sont utilisées comme justifications à une possible invasion turque. La Turquie est sur le point de lancer l’offensive lorsque le Président américain Lyndon B. Johnson avertit Ankara, le 5 juin 1964, que Washington s’oppose à une invasion turque de Chypre et que les Etats-Unis ne viendraient pas en aide à la Turquie si une invasion de l’île menait à une confrontation avec l’Union soviétique [12]. Un mois plus tard, les négociations débutent entre Athènes et Ankara sous l’égide des Etats-Unis et plus particulièrement du Secrétaire d’Etat américain Dean Rusk [13].

La crise résultera finalement en la fin de la participation turque à l’administration publique de Chypre. Dans certaines régions, les Grecs chypriotes empêcheront les Turcs de se déplacer et d’entrer dans des bâtiments gouvernementaux, tandis qu’en d’autres endroits les Turcs refuseront de quitter leur poste et continueront d’obéir aux ordres d’un gouvernement turc chypriote non-officiel.

Cette situation aboutira ainsi de facto à la création d’enclaves administratives turques directement soutenues par la Turquie. Le 4 mars 1964, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la résolution 186 entérinant le déploiement de Casques bleues à Chypre [14]. La Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) se déploie ainsi à l’aéroport de Nicosie et sépare la capitale en deux par une « Green Line » [15].

La présence de l’UNFICYP ne se montrera toutefois pas assez dissuasive : les affrontements reprennent en 1967. La situation ne se calmera pas avant la menace d’une nouvelle invasion turque, justifiée cette fois par les menaces de nettoyage ethnique planant, selon Ankara, sur les Turcs chypriotes. Afin d’éviter une invasion turque, un compromis est trouvé par les Etats-Unis et les signataires des accords de Londres-Zürich afin d’amener la Grèce à retirer une partie de ses troupes de l’île ; Georgios Grivas, leader de l’EOKA, est quant à lui sommé de se retirer de l’île. Il est demandé au gouvernement chypriote, enfin, de lever certaines restrictions de mouvement pesant sur les Turcs chypriotes et d’améliorer leur accès aux denrées de première nécessité [16]. La situation s’apaise alors jusqu’en 1974, où un nouveau coup de théâtre se produit.

En effet, au printemps 1974, les services de renseignement grecs chypriotes découvrent que l’EOKA-B [17] planifie un coup d’Etat contre le Président Makarios avec le soutien de la junte militaire grecque.

La junte est en effet arrivée au pouvoir à Athènes le 21 avril 1967 après un putsch organisé par des colonels de l’armée grecque ; cette junte en tirera d’ailleurs son surnom, la « dictature des colonels ». Le 25 novembre 1973 toutefois, un nouveau coup d’Etat organisé par le général de brigade Dimitrios Ioannidis vient renverser la junte en place par une dictature plus inflexible encore, présidée par le général Phaedon Gizikis.

Ioannidis estime que Makaroios n’est plus un partisan de l’Enosis et le suspecte même de sympathie envers le communisme ; à ce titre, il décide de soutenir l’EOKA-B et la Garde nationale grecque dans leur projet de renverser Makarios [18].

Le 2 juillet 1974, Makarios écrit une lettre ouverte au Président Gizikis où il déplore que « des cadres du régime militaire grec soutiennent et pilotent les activités de l’organisation terroriste EOKA-B » [19]. Il y ordonne par ailleurs que la Grèce retire du territoire chypriote les quelque 650 officiers grecs alors détachés au sein de la Garde nationale chypriote. La réponse du gouvernement grec est immédiate : il ordonne l’exécution du coup d’Etat et le 15 juillet 1974, des bataillons de la Garde nationale chypriote, conduits par des officiers grecs, renversent le gouvernement de Chypre.

Makarios échappe de peu à la mort au cours des affrontements. Il fuit le palais présidentiel par une porte dérobée et se rend à Paphos, où les Britanniques parviennent à le récupérer dans l’après-midi du 16 juillet et l’exfiltrent vers Londres après un passage à Malte [20].

Dans le même temps, Nikos Sampson est déclaré président par intérim du nouveau gouvernement chypriote. Ultra-nationaliste et partisan résolu de l’Enosis, Sampson est connu pour son opposition farouche à la présence turque sur le sol chypriote et a pris part, à plusieurs reprises, à des violences contre des civils turcs lors des affrontements ayant eu cours à Chypre les années précédentes [21].

Le régime de Sampson prend le contrôle des stations de radio et déclare que Makarios a été tué ; mais Makarios, réfugié à Londres, est alors en mesure de prouver le contraire. 91 personnes seront tuées pendant le coup d’Etat [22]. Les Turcs chypriotes ne seront toutefois pas affectés par le coup d’Etat contre Makarios ; Ioannides ne souhaite pas, en effet, provoquer une réaction de la Turquie.

En réaction au putsch, le Secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger envoie le diplomate Joseph Sisco tenter une médiation du conflit [23] ; la Turquie lui adresse alors une liste de demandes [24] incluant le retrait immédiat de Nikos Sampson du pouvoir, le retrait des 650 officiers grecs de la Garde nationale chypriote, l’admission sur le territoire chypriote de contingents militaires venant de Turquie afin que cette dernière puisse protéger sa communauté, des droits égaux pour les deux communautés, et un accès à la mer au nord de l’île pour les Turcs chypriotes [25]. Bülent Ecevit, Premier ministre turc de l’époque, prend parallèlement attache avec son homologue britannique afin d’appeler la Grande-Bretagne, en tant que signataire et garante des traités de Londres-Zürich, à officier auprès de la Grèce afin de rétablir le calme à Chypre. La Grande-Bretagne déclinera l’offre de la primature turque et refusera, de fait, que cette dernière utilise les bases britanniques à Chypre pour ses opérations militaires à venir. Face au chaos régnant à Chypre, et craignant pour la communauté turque locale, la Turquie se prépare en effet à lancer une invasion à grande échelle de l’île ; ce sera l’objet de la troisième partie de cet article.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
- Les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, ou la création d’une nouvelle arène géopolitique au Moyen-Orient. Partie I : des gisements d’hydrocarbures particulièrement prometteurs
- Les enjeux énergétiques en Méditerranée orientale, ou la création d’une nouvelle arène géopolitique au Moyen-Orient. Partie II : manœuvres et contre-manœuvres géopolitiques en MEDOR
- Tensions entre la Turquie, la France et la Grèce en Méditerranée orientale : origine de la crise et point d’actualité
- Rapprochements et marginalisations autour du gaz en Méditerranée orientale (1/2)
- L’Europe, la Turquie, le Général. Les relations franco-turques à l’époque du Général de Gaulle (1958-1969)

Bibliographie :
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- Ker-Lindsay, James. "Presidential power and authority in the Republic of Cyprus." Mediterranean Politics 11, no. 1 (2006) : 21-37.
- Bitsios, Dēmētrēs S. Cyprus : The vulnerable republic. Vol. 152. Thessaloniki, Greece : Institute for Balkan Studies, 1975.
- Hadjipavlou, Maria. "The Cyprus conflict : Root causes and implications for peacebuilding." Journal of Peace Research 44, no. 3 (2007) : 349-365.
- Özgür, Özdemir. "The Cyprus Dispute and the Birth of the" Turkish Republic of Northern Cyprus", by Necati Nunir Ertekun (Book Review)." The Cyprus Review 2, no. 1 (1990) : 140.
- Windsor, Philip. "NATO and the Cyprus Crisis." Adelphi Papers 4, no. 14 (1964) : 3-19.
- Ker-Lindsay, James. Britain and the Cyprus crisis, 1963-1964. Vol. 27. Mannheim, Germany : Bibliopolis, 2004.
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- Joseph, Joseph S. "International dimensions of the Cyprus problem." The Cyprus Review 2, no. 2 (1990) : 15.
- Adamson, Fiona B. "Democratization and the domestic sources of foreign policy : Turkey in the 1974 Cyprus crisis." Political Science Quarterly 116, no. 2 (2001) : 277-303.

Sitographie :
- Tensions entre la Grèce et la Turquie : la France envoie deux Rafale et deux bâtiments de la marine nationale, Le Monde, 13/08/2020
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/tensions-entre-la-grece-et-la-turquie-la-france-envoie-deux-rafale-et-deux-batiments-de-la-marine-nationale_6048868_3210.html
- UN hails ’frank’ Cyprus talks, vows to seek peace effort restart, Al Jazeera, 26/11/2019
https://www.aljazeera.com/news/2019/11/hails-frank-cyprus-talks-vows-seek-peace-effort-restart-191126052820206.html

Publié le 28/08/2020


Emile Bouvier est étudiant à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où il prépare les concours de la fonction publique. Diplômé d’un Master 2 en Géopolitique, il a connu de nombreuses expériences au Ministères des Armées, notamment au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à l’Etat-major des Armées dans une cellule d’analyse géopolitique, ou encore en Mission de Défense (MdD) en Turquie. Son grand intérêt pour la Turquie et la question kurde l’ont amené à voyager à de nombreuses reprises dans la région et à travailler sur les problématiques turques et kurdes à de multiples occasions.

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