lundi 1 avril 2019

Αραβική νιότη. Avoir vingt ans au Moyen-Orient

Avoir vingt ans au Moyen-Orient

Mai-juin 2018
De Ramallah à Dubaï, à quoi rêvent les jeunes du Moyen-Orient ? Entre chômage, guerres et poids des traditions, ils bricolent à leur façon des espaces de liberté.
La rue de Rainbow Street, au centre de la vieille Amman, la capitale jordanienne, est jouxtée de snacks orientaux, de bancs pour les promeneurs et de joueurs de guitare ambulants. Au bord des trottoirs, défile un flot de passants qu’observe Cyril Roussel, géographe à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). S’y côtoient « jeunes hommes qui observent les cortèges de belles voitures » – parfois cigarette aux lèvres – hordes de filles qui « déambulent main dans la main » en « tenues décontractées », et sportifs du dimanche venus voir des matchs de foot dans des cafés, ou se dépenser dans des salles de sport à l’occidentale, pour les plus aisés.
Le moment est « une parenthèse » dans la vie des jeunes, écrit le chercheur. Le lendemain, « la journée sera consacrée à la famille », sans moment pour soi. Ce quotidien ambivalent ressemble à celui de nombreux jeunes du Moyen-Orient, selon les anthropologues et politologues interrogés dans Jeunesses arabes, l’ouvrage de référence consacré au quotidien des jeunes du Maghreb et du Moyen-Orient (1). Une fine alliance entre brèches de liberté et cocon de traditions, sous l’ombrelle des contraintes familiales et socio-économiques.

Chapes de plomb

Ces fortes pressions sont alimentées par les bouleversements à l’œuvre dans la région. Au premier plan : le chômage. Malgré un taux d’alphabétisation supérieur à 95 %, un accès croissant aux diplômes et un multilinguisme grandissant, près d’un jeune sur quatre cherche actuellement un emploi. C’est quatre fois plus que leurs aînés. Les jeunes femmes sont même plus d’une sur trois à chercher un emploi. Mais, victimes de la transition démographique, ces jeunes générations aux effectifs pléthoriques ne trouvent pas de place sur le marché du travail. D’après l’enquête annuelle Arab Youth Survey 2017, le chômage est globalement « l’obstacle le plus important » qu’identifient les jeunes du Moyen-Orient. Ce qui les contraint par ricochet à l’ennui et à l’exclusion sociale. Les bidonvilles des centres urbains de la région sont d’ailleurs peuplés « jusqu’aux deux tiers » de jeunes (2).
S’ajoute une chape de plomb politique. La région a été touchée par six conflits violents depuis 2010. Après le chômage, l’expansion de l’État islamique et du terrorisme sont d’ailleurs les deux plus grands tourments des jeunes de la région.
Enfin les pressions sont d’ordre social. Les schémas traditionnels rendent souvent impossible l’idée de manifester, de consommer de l’alcool ou d’avoir des relations amoureuses libres. Au Moyen-Orient comme dans le pourtour méditerranéen, les jeunes hommes se voient assigner « une fonction de protecteurs de la communauté », écrivent les anthropologues Isabelle Rivoal et Anne-Marie Peatrik (3). Les femmes sont, quant à elles, réduites à passer du statut d’enfant à celui de future épouse. Des rôles sociaux incompatibles avec leurs potentielles aspirations. Non seulement plus instruits, ces jeunes sont aussi de plus en plus politisés et mondialisés, rappelle l’historien israélien Haggai Erlich (4). Résultat : l’incompréhension avec le reste de la société grandit. « Les fils savent lire, mais non les pères », résument Youssef Courbage et Emmanuel Todd dans Le Rendez-vous des civilisations.

S’amuser pour s’exprimer

Face à ces contraintes, l’image d’Épinal héritée des Printemps arabes veut que la jeunesse moyen-orientale soit révoltée, rêveuse de renverser l’ordre établi. Mais selon les anthropologues interrogés dans Jeunesses arabes, point de révolte en gestation. En revanche, les loisirs sont un terrain de déviance privilégié, permettant de s’exprimer sans s’opposer frontalement aux pouvoirs en place. Ils occupent une part importante des journées des jeunes chômeurs, et servent de lieu d’expression de leurs pulsions et idéaux (voir encadré). À Gaza, le parkour en est une illustration révélatrice. Ce sport qui consiste à courir et sauter au-dessus d’obstacles urbains (banc, arbuste, barrières…) est une forme de « politique de tous les jours » (5) pour ses adeptes palestiniens. Le fait de s’amuser et de laisser son corps s’exprimer, expliquent les sociologues Holly Thorpe, Nida Ahmad, permet aux jeunes sportifs de s’extraire de la pression de l’occupation et des traditions. Et ce, loin du regard des parents, qui « ne comprennent pas » la pratique. Il en est de même avec la musique, et notamment le rap. Les jeunes musiciens palestiniens verbalisent leurs revendications, tout en prenant soin « de se démarquer des formes équivoques du rap, notamment le gangsta-rap américain et les images qu’il véhicule (jeunes femmes dénudées, voitures de luxe, promotion de la drogue etc.) », précise Nicolas Puig, chargé de recherche à l’Unité de recherche migrations et société. Pour la jeunesse dorée du Golfe, les vacances d’été peuvent aussi faire office de terrain de déviance. Certains jeunes de milieu aisés s’autorisent à consommer de l’alcool ou à avoir des relations sexuelles (parfois avec des prostituées) lorsqu’ils voyagent au Maghreb ou en Europe. Mais ces épisodes restent marginaux. La majorité, souligne Claire Beaugrand, chercheuse à l’IFPO, se contente de reproduire les activités de la vie quotidienne : s’adonner au shopping en centre commercial ou se balader en voiture, plutôt que boire un verre en terrasse ou se baigner en short de bain à l’européenne.

Dunning, sex and sun

À 200 km/h, aux abords de la ville, un jeune homme, visage voilé, au volant d’un pick-up qui « zigzague à pleine vitesse devant une Jeep tous feux allumés ». Il enchaînera ensuite des dérapages ou des figures sur deux roues devant une troupe de supporters. Une scène ordinaire en Arabie saoudite, raconte l’anthropologue Pascal Ménoret. Là-bas, le rodéo urbain ou « dunning » (mélange de « dune » et « tunning ») est un loisir extrêmement populaire chez les jeunes saoudiens. Il est d’abord une réaction au contrôle de l’espace public et à la volonté « d’uniformisation du paysage, de la mémoire, de l’habit, de l’habitat et de la mobilité ». Dans les années 1930, l’État saoudien a, en effet, affirmé son autorité en « canalisant » les mouvements humains, pour maîtriser les tribus nomades. Ensuite, avec l’étalement urbain, grâce à la manne pétrolière après 1973, « la ville est devenue un espace disciplinaire », organisée selon de grands axes mornes. Une routine mécanique s’est organisée autour du volant : on conduit du matin au soir, pour emmener les enfants à l’école, les femmes au supermarché (elles n’ont pas le droit de conduire), aller au travail ou dîner… Dans ce contexte, rouler vite et faire des dérapages – « mal conduire » – est « une manière de se moquer des pouvoirs en place ».
Le dunning est aussi un exutoire physique. Pour les fans, la voiture est une extension de soi, que l’on doit maîtriser. Un savoir-faire s’y associe : « une culture composée de techniques du corps, de manœuvre automobiles et d’arts (musique, chant, poésie, prose, graffiti, vidéo) ». Ce culte du corps célèbre aussi les romances entre garçons. Sans se considérer comme gays, les jeunes pilotes redoublent de coquetterie au volant, « pour les beaux yeux » de potentiels prétendants. Certains s’isolent après les courses et découvrent des pratiques homosexuelles. Cette séduction reflète « l’esthétique » propre au dunning, explique le chercheur. Elle provient de la proximité avec le risque. « Une célébration du courage individuel face aux machines – ces symboles de la modernité et du pouvoir, face au corps changeant et menaçant de la société, face à la répression policière, et enfin, face à la mort. »
Pascal Ménoret, Royaume d’asphalte, jeunesse saoudienne en révolte, La Découverte, wildproject, 2016.

Un café pour s’évader

Dans la post-adolescence, période de toutes les rêveries, échapper aux contraintes passe aussi par l’évasion. Rendez-vous phare pour ces escapades : les cafés. À Abu Dhabi, « le coffee shop constitue la seule sortie accessible pour beaucoup de jeunes musulmans qui ne fréquentent pas les bars et les boîtes de nuit », raconte Laura Assaf, doctorante en anthropologie. Dans un pays où la recherche d’anonymat est suspecte et nécessite « des précautions », le café permet de se retrouver tout en étant dans un espace visible, « surveillable ». Aux yeux d’une jeune émiratie interrogée par la chercheuse, « Starbucks est un endroit suffisamment respectable » pour ne pas mettre en cause sa réputation, et offre en même temps un espace propice aux discussions privées, loin des oreilles parentales. Nicolas Puig dépeint le même tableau chez les jeunes réfugiés palestiniens du Liban. Disposant rarement d’une pièce à eux, « les jeunes hommes se retrouvent au café pour jouer aux cartes, regarder la télévision ou passer des heures sur Internet à chatter et draguer », échappant ainsi à l’identité de réfugié qui leur est assignée. Les centres commerciaux remplissent parfois la même fonction, car il s’agit des rares lieux mixtes, où le côtoiement entre filles et garçons est possible. Pour beaucoup, évasion rime aussi avec occidentalisation. À Amman, la ville se peuple de shopping-malls, de salles de jeux ou de fast-foods à l’américaine, à destination des jeunes jordaniens. Pour Cyril Roussel, « la Jordanie, dans la mondialisation, n’offre que peu de modèles valorisants pour cette jeunesse qui, dès lors, ne peut qu’être tentée de se reporter sur des représentations et des idoles importées de l’étranger. » Figures de proue de nombreux jeunes : les joueurs de football européens, et notamment du Real Madrid et du F.C Barcelone. Ils sont suivis de près par de larges groupes de fans, qui se réunissent dans des « cafés-stade » pour assister aux rencontres sportives. Lorsqu’ils en ont les moyens, certains jeunes quittent le pays.

S’aimer via Bluetooth

Quelle place pour l’intimité dans tout cela ? Comme l’expliquent Isabelle Rivoal et Anne-Marie Peatrik, elle n’est conçue que dans le cadre de la famille dans la plupart des sociétés moyen-orientales. D’abord, celle du foyer parental, puis celle du mariage. L’exercice est encore plus complexe du côté féminin, où les contraintes pèsent double. La photographe Anne-Marie Filaire a passé plusieurs années à immortaliser les chambres de jeunes filles au Moyen-Orient. Elle remarque que ces adolescentes (sauf dans les familles les plus aisées) ne peuvent pas créer leur espace, même lorsqu’elles disposent d’une chambre à elles. « Ce n’est qu’avec le mariage que la chambre devient pleinement légitime, autorisant une certaine intimité et offrant la possibilité de la personnaliser ». Quant aux jeunes originaires de pays en conflit (Syrie, Irak, Yémen, ou Palestine), ils n’ont souvent même pas de foyer.
À défaut d’avoir un espace d’intimité, les jeunes usent de mille ruses pour nouer des rapports amoureux. Lors des virées au café, le Bluetooth offre, par exemple, la possibilité de contacter celui ou celle qui plaît sans avoir à révéler son attirance au grand jour. En Arabie saoudite, c’est au feu rouge que certains jeunes s’échangent (en criant) leurs numéros de téléphone, révèle la journaliste Julie Lérat, qui a enquêté sur les pratiques amoureuses des jeunes saoudiens (6). Ne pouvant se retrouver dans des espaces mixtes, c’est au volant qu’ils osent flirter. Certains se lancent des boulettes de papier au sol, pendant leurs virées au centre commercial, contenant quelques mots. Pour les moins riches, tout cela aboutira au mieux à une relation téléphonique. Les « fils et filles de », eux, se rejoindront dans les maisons secondaires de leur famille, dans le désert. Loin des carcans, il ne reste que le sable, et un peu de liberté.
NOTES
1. 
Le florilège d’articles non-référencés au fil de l’article provient tous de Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse, Jeunesses arabes, Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, 2016.
 
2. 
PNUD« Arab Human Development Report 2016, Youth and the Prospects for Human Development in a Changing reality ».
 
3. 
Isabelle Rivoal et Anne-Marie Peatrik« Les jeunes dans le sud de la Méditerranée. Cadres conceptuels pour l’étude de sociétés sous tension », Ateliers d’anthropologie, 2015.
 
4. 
Haggai Erlich, Youth and revolution in the changing Middle East, 1908-2004, Lynne Rienner, 2015
 
5. 
Holly Thorpe, Nida Ahmad, « Youth, action sports and political agency in the Middle East : Lessons from a grassroot parkour group in Gaza », International Review for the sociology of sports, 2016
 
6. 
Julie Lérat et Léon Maret, « L’amour impossible en Arabie saoudite », TOPO, Novembre-décembre 2017.
 

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