samedi 2 juillet 2016

ANTOINE BORRUT, ENTRE MÉMOIRE ET POUVOIR. L’ESPACE SYRIEN SOUS LES DERNIERS OMEYYADES ET LES PREMIERS ABBASSIDES (V. 72-193/692-809) 1ο και 2ο μέρος.

ANTOINE BORRUT, ENTRE MÉMOIRE ET POUVOIR. L’ESPACE SYRIEN SOUS LES DERNIERS OMEYYADES ET LES PREMIERS ABBASSIDES (V. 72-193/692-809) 
ARTICLE PUBLIÉ LE 21/06/2016

http://www.lesclesdumoyenorient.com/Antoine-Borrut-Entre-memoire-et-pouvoir-L-espace-syrien-sous-les-derniers.html
Compte rendu de Enki Baptiste

Antoine Borrut est professeur associé à l’université du Maryland, aux États-Unis. Il a soutenu sa thèse de doctorat en 2007, à Paris, sous la direction de Christophe Picard, sur la question du souvenir omeyyade à l’époque abbasside et sur la place du territoire syrien, devenu symbole de la dynastie déchue, dans l’historiographie des califes de Bagdad. Sa thèse a été publiée en 2011 aux éditions Brill, dont voici le compte rendu.
Il a également publié un ouvrage avec P. Cobb, Umayyad Legacies (2010) et a dirigé un dossier de la REMMM, Écriture de l’histoire et processus de canonisation dans les premiers siècles de l’islam (2011).Dans l’introduction, Antoine Borrut rappelle la complexité du sujet : le chercheur fait face à un décalage spatio-temporel entre le sujet de la recherche – c’est-à-dire, ici, la Syrie du VIIIe siècle – et les sources disponibles. En effet, la majorité des chroniques que nous possédons datent de l’époque abbasside et leur contenu semble, à première vue, s’être imposé comme le canon historiographique propre à la dynastie de Bagdad. Rappelant la formule de Ch. F. Robinson, selon qui il est nécessaire de « marier l’histoire et l’historiographie » (1), Antoine Borrut inscrit de fait sa recherche dans une double perspective : un travail de relecture des sources pour ce qu’elles contiennent d’éléments historiques et un travail sur la construction et l’architecture de l’historiographique islamique et plus spécifiquement abbasside.
Préalable à tout travail sur la cristallisation d’une historiographie, l’auteur s’interroge sur une question qui a déjà beaucoup interpelé les universitaires : la rapidité de la fixation du canon historiographique, à l’époque abbasside, induit-elle une absence totale de sédimentation entre les différentes étapes de fixation (2) ? C’est à partir de cette problématique centrale qu’Antoine Borrut développe le concept de « filtres historiographiques » (3) qu’il utilise, au cours de son travail, pour analyser les différentes couches d’écriture.
L’objectif, par le biais de ce concept, est de saisir les liens entre la construction d’une mémoire et les processus de légitimation d’un pouvoir. Travailler sur l’établissement d’une historiographie revient alors à travailler sur les processus politiques à l’œuvre lors de la fixation de stratifications historiographiques, puisque maîtriser l’histoire permet aux pouvoirs de disposer d’un « passé convaincant » (4).
Dans le cadre des débuts de l’islam – ici la fin de la période omeyyade et le début de la période abbasside – on peut d’ores et déjà supposer le rôle crucial de la maîtrise du passé, relativement notamment à la conflictualité découlant des prises de pouvoir omeyyade puis abbasside (5). Dans des périodes de basculement, d’instabilité ou de crise profonde, la maîtrise de la mémoire permet de créer des liens vers le passé afin de donner un sens à un présent transformé – ou en transformation – et ainsi offrir une légitimité nouvelle et solide (6).
Dans son premier chapitre, Antoine Borrut propose d’effectuer un travail sur l’historiographie de l’espace syrien. Préalable théorique – discussion sur les chaînes de transmission, le rapport de l’islam à l’histoire – et historique – sur l’existence présumée d’une historiographie omeyyade invisible mais potentiellement à reconstruire –, ce premier chapitre fournit également un premier positionnement du chercheur par rapport aux grands courants de recherche sur la question de l’historiographie islamique.
« L’existence de toute source textuelle est conditionnée par un travail d’écriture préalable » nous dit l’auteur (7). Cela est d’autant plus important que le rapport à l’écriture n’a rien d’évident en islam médiéval et que les Omeyyades, premiers à avoir souhaité coucher par écrit la Tradition et/ou l’histoire de la jeune communauté islamique ont été accusés, pour cela, d’innovation (bid‘a).
Toute l’historiographie islamique et particulièrement son architecture (chaînes d’isnād et aḫbār) doit donc être lue comme le résultat d’un long processus de théorisation inséré dans ces polémiques quant à la licéité de l’écrit. Pour l’auteur, il est nécessaire de lire dans ce système d’écriture de l’histoire une méthode proche de celle employée lors de la mise en place des recueils de ḥadīṯ (8). Il faut donc relever l’existence d’une méthode commune dans le rapport à l’information du passé et dans la façon de sélectionner les traditions orales. Antoine Borrut propose justement de voir dans le couple isnād-aḫbār une des caractéristiques de l’historiographie islamique, où l’objectif est à la recherche du Vrai (al-ḥaqq).
À la première question sur l’importance de l’écriture de l’histoire dans les premiers temps de l’islam, Antoine Borrut en ajoute une autre seconde : alors qu’une polémique au sein du milieu des juristes orientaux est attestée quant à la nécessité d’écrire ou non l’histoire et la Tradition, l’historien doit également se demander pourquoi, quand et comment une communauté, fondée sur un corpus religieux nouveau, décide de produire un discours sur son passé. Pour autant, l’auteur ne pose pas là une question nouvelle et reprend justement les grandes thèses déjà proposées sur le sujet. Qu’une conscience historique existe ou non au début de l’islam, Antoine Borrut situe le début d’une entreprise d’écriture du passé sous la dynastie omeyyade.
Cela voudrait donc dire que c’est en Syrie – ou du moins dans la Syrie omeyyade, c’est-à-dire englobant le Liban actuel, le nord de la Jordanie et d’Israël – que sont menées les premières entreprises de rédaction compilant les données historiques du passé musulman.
À partir de là, et en réutilisant l’historiographie sur le sujet, Antoine Borrut propose de reprendre la théorie des écoles historiques. Cette théorie consistait en fait à ranger chaque écrivain de chroniques dans une école à laquelle il aurait appartenu, le rattachant ainsi à une ville ou du moins à une zone géographique, centre de production d’écrits historiques. Ainsi, Ibn Isḥāq et al-Wāqidī sont considérés comme appartenant à l’école médinoise. Sayf ibn ‘Umar et Abū Miḫnaf, quant à eux, seraient rattachés à l’école de Kūfa.
Mais cette théorie a été largement remise en cause depuis les années 1973, notamment par Noth et F. Donner, considérant notamment qu’elle fournit une grille d’analyse beaucoup trop rigide. On préfère donc dire que « le nombre limité de centres de production de l’histoire favorisa l’émergence de tendances à rattacher à des histoires ‘locales’ » (9). À ces premières critiques, Antoine Borrut, fort de son travail sur la place de l’historiographie syrienne dans l’historiographie islamique, ajoute que cette théorie décrédibilise largement la Syrie comme centre de production d’écrits historiques. En effet, dans le cas présent, les écoles ont tendance à faire ressortir en priorité les autorités de transmission dont se sont servis les auteurs dont les textes nous sont parvenus et qui font autorité : al-Ṭabarī, par exemple, ne s’appuie pas du tout sur les autorités syriennes, pouvant laisser croire à l’absence totale d’un quelconque rôle joué par le Šām dans la production d’un discours historique. L’autre problématique inhérente à la théorie des écoles est que cette dernière tend à nous présenter ces écoles comme des cellules isolées les unes des autres. Or, il est difficilement concevable d’imaginer que la circulation des hommes dans l’espace moyen-oriental ne s’est pas accompagnée d’une circulation des informations. Pour étayer cet argument, Antoine Borrut propose de considérer l’ouvrage d’Abū Ismā‘īl al-Azdī (m. début IXe s.), Futūḥ al-Šām. Dans ce dernier, l’historien retrouvera des informations qui circulent alors à Kūfa mais également à Médine et à Damas. Dès lors, A. Borrut reprend la réfutation de F. Donner adressée au courant de l’ultra-scepticisme, considérant qu’il existe un socle commun d’information qui serait « le fruit de la fabrique d’un mythe des origines de la communauté islamique ex-post. » (10). La circulation des informations à caractère historique et le consensus de la communauté sur un ensemble de traditions – reprises ensuite au cours de la période abbasside – serait relativement précoce : F. Donner propose de dater le processus de l’an 100 de l’Hégire.
Dans ces cas-là, comment l’historien doit-il traiter les divergences qu’il retrouve dans certaines sommes historiques ? Cela remet-il en cause l’existence d’un consensus dans la communauté du premier siècle de l’islam ? Longtemps, l’importance de ces différences entre les versions a conduit les historiens de l’islam à rejeter certaines autorités parmi les transmetteurs, notamment Sayf ibn ‘Umar, dont al-Ṭabarī fait grand usage dans son œuvre Tā’rīḫ al-rusul wa al-mulūk (Histoire des Prophètes et des Rois). Dans son ouvrage ‘Alī and Mu‘āwiya, E. L. Pertersen considère les choses autrement et propose de voir dans ces différences et dans l’importance des sommes en circulation une véritable compétition historiographique, générant des versions concurrentes, ces dernières s’autonomisant une fois mises en circulation. C’est ce qui conduit Antoine Borrut à voir dans l’historiographie islamique une « historiographie générative » (11). Un tel postulat permet alors de ne plus rejeter ces versions aléatoires.
Dans un second temps, le chercheur s’arrête sur la question du rapport entre la production historiographique et le pouvoir. La question directrice est alors : quelle fut la part d’implication des califes omeyyades dans l’écriture de l’histoire ?
Face à l’absence de sources d’époque omeyyade, Antoine Borrut doit alors travailler avec « les sources des sources » (12), ce qui implique de procéder à un véritable démontage historiographique des écrits d’époque abbasside réutilisant les transmetteurs syriens. L’objectif de l’auteur ici est de poser des bases avant de commencer un travail sur les textes : en retraçant une historiographie invisible mais influente, Antoine Borrut montre l’importance de l’espace syrien dans la construction d’une mémoire du califat. Nous verrons plus tard à quel point les Abbassides se sont confrontés à ces résidus mémoriels omeyyades, à la fois textuels mais également architecturaux.
À cela s’ajoute une production historiographique aux visées légitimatrices : le chercheur tâche de retrouver les grands noms des personnages savants gravitant dans l’entourage des califes syriens, un travail nécessaire pour mettre en évidence « l’impérieuse nécessité du califat à contrôler le monde de l’écrit, à un moment où il convenait d’imposer sa propre ‘orthodoxie’ face à d’autres projets concurrents. » (13). Citons, parmi ces projets concurrents, l’épisode conflictuel entre le calife ‘Abd al-Malik et l’anti-calife Zubayr, à l’origine d’une importante production de données historiques.
Al-Zuhrī est sûrement le personnage le plus connu et est l’incarnation par excellence de la figure de style ḫaldūnienne de la plume et de l’épée (14). Ce dernier a joué un rôle déterminant dans la transmission des ḥadīṯ, est célèbre pour son expertise en matière de fiqh’ et pour l’écriture de maġāzī. Il est également à l’origine de l’ouvrage, Asnān al-ḫulafā’. Pour le chercheur, ces exemples démontrent deux choses : la Syrie fut bien le théâtre de productions historiques d’une manière assez précoce ; les califes omeyyades de Damas ont bel et bien mobilisé des autorités syriennes et médinoises.
Dans le deuxième chapitre, Antoine Borrut présente le concept de filtres historiographiques, un concept clef de son travail de thèse tant il permet d’expliciter et de mettre en exergue les strates d’écriture et l’importance du biais nouveau à chaque réécriture.
En rappelant qu’il existe des sources oubliées, c’est-à-dire mises de côté lors de la canonisation d’une vulgate historique sous le califat abbasside, le chercheur rappelle justement qu’il faut concentrer notre attention sur « les cristallisations successives d’idéologies dominantes, c’est-à-dire vers l’établissement successif ‘d’orthodoxies’ politiques accompagnées de filtres historiographiques. » (15).
Au-delà de la réécriture savante des données historiques antérieures, ces filtres historiographiques sont autant de sens nouveaux donnés au passé : cela traduit, semble-t-il, la nécessité pour le pouvoir de maîtriser, à proprement parler, le passé, afin de le présenter comme légitimant l’ordre du temps présent. On comprendra ici que l’instabilité politique du califat, dans les phases de succession à la tête de l’institution califale autant chez les Omeyyades que chez les Abbassides, est un facteur de production de discours à caractère historiques.
À partir de là, Antoine Borrut propose un triple postulat que le chapitre doit conduire à vérifier. Premièrement, l’œuvre qui nous est parvenue en totalité – l’histoire universelle d’al-Ṭabarī par exemple – n’est pas l’unique tentative de compilation de l’histoire : elle représente simplement la tentative qui fut couronnée de succès et qui fut jugée nécessaire d’être recopiée. Deuxièmement, il semble clair maintenant que nous avons vu le concept de filtres historiographiques que les efforts antérieurs d’écriture de l’histoire n’ayant pas connu la postérité ont toutefois, la plupart du temps, largement influencé le résultat final. Enfin, s’il est acquis désormais que les Abbassides ont imposé un véritable canon historique et un ordre du temps par l’effort de compilation au IXe siècle, il n’est pas incohérent pour autant d’imaginer que des versions aléatoires se soient développées à la marge.
En mettant toujours en relation une phase d’écriture et une phase historique du pouvoir califal, Antoine Borrut tâche donc de restituer les moments d’écriture et de réécriture omeyyades. Étant entendu qu’un bouleversement politique, dans les processus de succession au califat notamment, est générateur de productions historiques, il semble que l’on puisse dégager une logique d’ensemble, une architecture progressive de l’historiographie des califes de Damas. Antoine Borrut essaie également de dégager quelques grandes figures de la transmission de données historiques pour chacune de ces phases. Nous restituons ici ces phases en tâchant de résumer leur particularité.
- L’affirmation du pouvoir marwānide (72-96/692-715)
Il s’agit, sur le plan politique, d’une période troublée marquée par le conflit entre le calife et al-Zubayr. La figure dominante de l’historiographie est celle de ‘Urwa ibn al-Zubayr. Le mode d’expression encore utilisé majoritairement par les auteurs est le poème préislamique (al-qasīda) permettant de répondre aux besoins du calife : inscrire la nouvelle dynastie dans le cycle de l’histoire (16).
- Tentatives de réformes et de contre-réformes (v. 96-105/715-724)
Cette phase correspond au règne du calife ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azīz. C’est une période de production de discours sur la sunna et les ḥadīṯ. À cela s’ajoutent de fortes attentes messianiques dues au premier centenaire de l’Hégire.
- Hišām et al-Zuhrī (v. 105-125/724-743)
Nous en avons déjà parlé plus haut, l’association du calife et de la plume d’al-Zuhrī traduit une période d’efforts pour la codification d’un canon historique et la mise en place d’un filtre historiographique proprement marwānide. Antoine Borrut considère même al-Zuhrī comme « véritable mémoire de la tradition omeyyade » (17). Cette fixation d’une doxa historique correspond également à une période de vitalité des tendances qadarites.
- La troisième fitna et la chute du califat omeyyade
C’est une période d’affaiblissement constant de la dynastie de Damas qui débouche en 750 sur la révolution abbasside. Les conflits d’intérêts et les rivalités familiales dans le clan dominant génèrent à leur tour une vaste production historiographique aux visées légitimatrices.
Conclusion logique de cette première entreprise de restitution du cadre de production : il n’y a donc pas une mais des historiographies omeyyades. Cela tend encore à se complexifier par la suite, puisque, eu égard à notre propos antérieur, on comprendra que les productions abbassides, n’étant pas créées ex-nihilo, sont des œuvres qui restituent et se réapproprient ces stratifications omeyyades.
Jusqu’à la canonisation de la vulgate historiographique abbasside, aux tournants des IXe et Xe siècles, on peut également délimiter des grandes phases de production, toujours le cadre de l’évolution de l’institution califale abbasside.
- Affirmer la légitimité abbasside (132-193/750-809)
Dans le temps immédiatement après le tournant que constitue la révolution abbasside, les ouvrages d’histoire tâchent de rapprocher les nouveaux califes du prophète via le personnage al-‘Abbas ibn ‘Abd al-Muṭṭalib, tout cela, bien sûr, pour affirmer la légitimité abbasside. En effet, malgré la vitalité du mouvement révolutionnaire, les Abbassides ont, semble-t-il, très vite été en quête d’un socle stable assurant leur légitimité. Les califes, après avoir sollicité, utilisé puis délaissé les prétentions chiites contre la famille omeyyade, font face à la révolte, en 762, d’al-Nafs al-Zakiyya.
Pour renforcer leur poids face à ces contestations internes, les califes patronnent des auteurs. Ainsi, sous al-Manṣūr, ibn Isḥāq est employé pour l’écriture d’ouvrages de maġāzī. Sous Hārūn al-Rašīd, on retrouve deux figures bien connues de l’écriture de l’histoire : Sayf ibn ‘Umar et Abū Miḫnaf. Antoine Borrut parle d’une « véritable stratégie impériale » (18) pour décrire cet effort de contrôle du passé.
- De la guerre civile à la fondation de Sāmarrā’ (193-232/809-847)
La période est un tournant dans l’historiographie et dans la lecture du passé. Il s’agit du moment de crise entre les deux fils de Hārūn al-Rašīd, al-Amīn et al-Ma’mūn. Après l’assassinat du premier par le second, puis la prise de pouvoir par le vainqueur du conflit, al-Ma’mūn ressent la nécessité de justifier ses choix politiques, notamment le fratricide/régicide. Il est également à l’origine de la miḥna, la grande période d’inquisition et de propagation du dogme mu‘tazilite.
Deux figures savantes sont à retenir de cette période : al-Wāqidī (m. 823) et al-Madā’inī (m. 850) (19).
- Résistance et anarchie (v. 232-279/847-892)
Après l’élimination d’al-Mutawakkil par des officiers turcs et ses tentatives de s’éloigner de Sāmarrā’, le califat prend de nouvelles orientations, notamment avec l’abandon de la miḥna. La période se caractérise par un retour au traditionalisme, le passé est érigé en modèle pour le présent.
Deux auteurs marquants dans cette phase sont Ḫalīfa ibn Ḫayyāt (m. 854) écrit un Tā’rīḫ puis al-Balāḏurī (m. 892).
- L’après Samarra (279-IVe s./892-Xe siècle)
Les sources produites dans le courant de cette période ne connaissent des variantes que très limitées. Reprenant l’expression à P. Geary, il s’agit d’une période de crise du temps, où « les signes de continuité sont devenus inintelligibles » (20). Les auteurs jettent un regard d’ensemble sur l’histoire islamique, cherchent à comprendre dans quelles circonstances « le pacte du Prophète avait été trahi » (21). L’opprobre est jeté sur la dynastie omeyyade. Le retour au traditionalisme de la phase précédente continue de s’affirmer, l’histoire de la communauté originelle devient un objet de nostalgie.
Cette période se caractérise par la réorganisation des traditions, notamment autour du IIIe siècle de l’Hégire, par leur réinsertion dans de nouvelles structures de sens. Ce processus participe d’un phénomène plus général de mythification des souvenirs de l’âge premier de l’islam (22).
La forme de l’historiographie change profondément également, notamment chez al-Ṭabarī : ce dernier recourt bien moins à la poésie et à l’isnād.

Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Brill, Leyde, 2011.

Notes :

(1) Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. VIII, cité p. 1.
(2) Sur cette question, voir également la discussion de Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, pp. 34-40.
(3) A. BORRUT, Entre mémoire et pouvoir, p.62.
(4) B. Guénée, Histoire et culture historique, p. 345, cité p. 4.
(5) Une conflictualité interne également à chaque dynastie puisque chaque période de succession était une période d’instabilité.
(6) A. Borrut, Mémoire et pouvoir, p. 4.
(7) Ibid., p. 14.
(8) À noter que la période de compilation des ḥadīṯ, à la fin du IXe siècle, est la même que celle de la production des grandes sommes historiques, parmi lesquelles les œuvres de Mas‘ūdī ou d’al-Ṭabarī.
(9) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 34.
(10)Ibid., p. 36.
(11) Ibid., p. 37.
(12) Ibid., p.37.
(13) Ibid., Entre mémoire et pouvoir, p. 41.
(14) Ibid., p. 47.
(15) Ibid., p. 60.
(16) Notamment, le lien est fait avec la ğāhilīya, afin de renforcer la légitimité du clan omeyyade.
(17) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 74.
(18) Ibid., p. 83.
(19) À cela s’ajoute les œuvres d’ibn ‘Abd al-Ḥakam sur ‘Umar II ou d’ibn A‘ṯam al-Kūfī, Kitāb al-futūḥ.
(20) P. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 51, cité p. 98.
(21) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 99.

(22) L’objectif des mythes est de créer des figures exemplaires, imitables.


ANTOINE BORRUT, ENTRE MÉMOIRE ET POUVOIR. L’ESPACE SYRIEN SOUS LES DERNIERS OMEYYADES ET LES PREMIERS ABBASSIDES (V. 72-193/692-809). SECONDE PARTIE 
ARTICLE PUBLIÉ LE 01/07/2016

Compte rendu d’Enki Baptiste

Dans la première partie de ce compte rendu, nous avons évoqué le concept de filtres historiographiques qu’Antoine Borrut utilise pour insister sur la complexité de l’historiographie omeyyade et abbasside.
Nous avons également évoqué les phases, les stratifications historiographiques pour reprendre la terminologie propre à la thèse d’Antoine Borrut, permettant de prendre du recul sur les sources à disposition des chercheurs et datant de l’époque abbasside. On se rend aisément compte que le produit fini n’est qu’une succession de phases d’écriture correspondant à autant de moments politiques des califes omeyyades et abbassides.
Nous avions terminé notre précédent travail en évoquant al-Ṭabarī et le tournant que sa compilation, Tā’rīḫ al-rusul wa-l-mulūk, représente dans l’historiographie des IXe et Xe siècles.
Antoine Borrut se demande si l’immensité de son œuvre ne traduit pas de la fin de l’histoire. Rappelant qu’il s’agit d’une thèse largement répandue, selon laquelle après ce dernier les œuvres d’histoire ne feraient que reprendre et compiler sa propre histoire universelle, Antoine Borrut montre que cela ne marche pas.
Selon le chercheur, le contexte de production a joué un rôle fondamental dans le succès de son œuvre. Le Xe siècle est la période de canonisation des ḥadīṯ faisant suite à la compilation de Buḫarī, Saḥiḥayn. Reprenant les mots de Cl. Guillot, nous pouvons estimer qu’al-Ṭabarī vit à une époque charnière, qu’il participe « dans une certaine mesure à l’élaboration d’une ‘orthodoxie’ » (1). Al-Ṭabarī n’est donc pas l’auteur de la fin de l’histoire mais représente en revanche l’auteur de la fixation définitive d’un cadre de l’écriture de l’histoire. À partir de sa production, il n’y aura plus guère de modification du squelette historiographique.
Il convient désormais de nous arrêter, brièvement, sur ce qu’Antoine Borrut appelle des sources en marge de la vulgate historiographique. Sa sélection de sources propres aux époques des califats de Damas et de Bagdad nous a permis de saisir l’importance des successions de réécritures dans l’élaboration, au Xe siècle, d’un cadre dans lequel s’insère le mythe des origines du califat.
Mais les sources autres que les sources narratives peuvent-elles nous renseigner ? Et les sources extérieures à la communauté musulmane ?
En dehors des chroniques, l’historien fait face à la pénurie de sources de nature administrative, quand bien même l’administration omeyyade fut dynamique, notamment suite au mouvement d’arabisation et d’islamisation des institutions entourant le calife initié sous ‘Abd al-Malik.
L’auteur peut cependant compter sur les sources architecturales : paradoxalement, là où la Syrie est absence des documents administratifs, le pays est extrêmement bien fourni en vestiges architecturaux omeyyades : l’auteur parle d’une « culture visuelle » (2), dont l’objectif, sous l’impulsion des califes, était d’inscrire, une fois encore, les Omeyyades dans une histoire continue, d’affirmer la vocation universelle du califat.
Le chercheur peut également s’appuyer sur des dictionnaires biographiques syriens (3) mais qui, comme toute production de cette nature, préservent une mémoire sociale et culturelle sélective et centrée sur l’élite. Antoine Borrut fait également référence aux sources de géographes, étant admis pour autant que ces dernières ne se prêtent guère à une étude des stratifications historiographiques bien qu’elles proposent une vision du monde composée d’éléments mythiques et symboliques qui participent, eux-aussi, à la préservation et à la diffusion d’une memoria inscrite dans l’espace syrien.
Arrêtons-nous désormais sur les sources dites externes à la communauté musulmane, c’est-à-dire les sources essentiellement chrétiennes. Avant de préciser quels furent les transmetteurs des communautés chrétiennes, l’auteur s’arrête sur un point méthodologique important : peut-on réellement parler de sources externes ? Il se trouve que plusieurs chercheurs ont considéré depuis quelques décennies ces sources comme externes, c’est-à-dire totalement détachées des pratiques historiennes musulmanes. C’est le cas de J. Sauvaget ou du courant des sceptiques (4) : ces derniers ont lu ces sources avec un intérêt accru, jugeant qu’elles étaient probablement plus fiables pour retrouver l’histoire des débuts de l’islam, que les sources musulmanes. Pourtant, Antoine Borrut n’adhère pas à ce postulat : il rappelle, entre autres choses, que les textes chrétiens les plus anciens remontent au VIIe siècle, à une époque où, si la communauté du prophète Muḥammad étend son emprise sur le Šām, la population reste encore majoritairement chrétienne et que ces sources font déjà l’objet de dynamiques historiographiques à l’échelle de tout le Moyen-Orient ; la circulation de l’information est permanente (5). Retenons donc qu’il n’est pas cohérent de considérer ces sources comme tout à fait à l’écart des constructions et reconstructions historiographiques que subiront les textes musulmans.
Où ont été écrits ces textes ? Il semblerait que l’on puisse délimiter quelques centres de production : en Jazīra notamment et en Syrie du nord, dans des monastères de Haute-Mésopotamie.
Antoine Borrut met l’accent sur quelques auteurs dont le nom revenant souvent dans les travaux universitaires mérite d’être retenu : Théophile d’Édesse (m. 785), dont la présence est attestée à la cour du calife al-Mahdi à Bagdad ; Théophane (m. 818) ; le patriarche jacobite Denys de Tell-Mahré (m. 845) ; Agapius, un chrétien melkite, composant un récit historique aux alentours de 940 et dont le travail est cité par al-Mas‘ūdī ; le patriarche jacobite, Michel I Qīndasī, ou Michel le Syrien (m. 1199), auteur d’une immense chronique des origines à 1195 ; Bar ‘Ebroyo (m. 1286), auteur de deux chroniques, en syriaque et en arabe.
À ces auteurs, dont Antoine Borrut juge les réseaux de transmission comme fiables, s’ajoutent des sources plus sommaires : des listes de califes, des sources historiques proposant une lecture de l’histoire des invasions musulmanes comme punition divine, des apocalypses (6).
Après ce travail sur les sources disponibles et les prismes déformants, l’auteur revient sur l’espace syrien au VIIIe siècle et notamment sur les stratégies abbassides de l’oubli, visant à concurrencer une mémoire inscrite aussi bien dans l’architecture que dans les esprits et qui paraît opposer une singulière résistance aux tentatives d’effacement. Antoine Borrut emprunte ainsi le concept de « lieux de mémoire » à Pierre Nora : « les lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la tradition elle-même, mais son laboratoire » (7). Il repère, en effet, que le squelette historiographique s’articule autour d’un certain nombre de points communs, de « lieux de mémoire » justement, c’est-à-dire un cadre général dans lequel tout nouveau récit du passé est appelé à se couler. Parmi ces lieux de mémoire, citons les événements se rapportant à l’assassinat de ‘Uṯmān, la fitna, Ṣiffīn, Karbalā’ ; la grande réforme monétaire de ‘Abd al-Malik ; l’image de certains califes : ‘Abd al-Malik, ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azīz (ou ‘Umar II).
À côté de la trame historique, d’autres éléments participent à la conservation de la memoria omeyyade parmi lesquels le legs architectural de la dynastie (le Dôme du Rocher ou la mosquée de Damas).
La memoria de la dynastie n’est donc pas figée mais fait, au contraire, l’objet de renouvellements constants, qui traduisent en fait des attitudes embarrassées des califes de Bagdad face à sa résilience. Il est impossible de traiter ici de l’intégralité de ces attitudes abbassides mais nous allons choisir un moment représentatif de ces attitudes contradictoires permettant de saisir l’évolution du rapport entre la culture omeyyade et l’élaboration d’une histoire abbasside canonique.
Quel fut le rapport des premiers Abbassides à la mémoire omeyyade ? Alors que la révolution partie du Ḫurāsān s’est appuyée sur une puissance da‘wa visant à délégitimer la dynastie de Damas, l’assassinat de l’intégralité – ou presque – des membres de la famille omeyyade devint, très vite, dans les sources, un terrain extrêmement glissant.
Al-Ṭabarī, par exemple, choisit de jeter un voile sur la scène ; ce que Antoine Borrut appelle une « tentative d’enfouissement » (8) d’un souvenir gênant. Très vite, on perçoit dans ces chroniques des stratégies de légitimation du carnage, visant à dépasser le simple cadre d’une vendetta bien contraire aux idéaux islamiques mis en exergue par la révolution abbasside. On fait alors intervenir les grandes figures alides et on tente, par leur biais, d’établir un cadre légal à l’assassinat des assassins des fils de ‘Alī.
Progressivement, notamment sous le calife d’al-Manṣūr, la perception des Omeyyades change : Antoine Borrut note, notamment à travers les textes d’al-Mas‘ūdī, le passage de l’adversité à l’altérité. Alors que le temps passe depuis la révolution abbasside, les nouveaux califes font rapidement face à des prétentions alides (9) qui prennent de l’importance. Il est nécessaire, pour la famille abbasside, d’affirmer une certaine continuité dans l’exercice du califat et surtout de légitimer l’instauration d’un régime dynastique. Pour cela, le précédent omeyyade était incontournable : aussi illégitimes qu’ils aient pu être, les Omeyyades étaient les instaurateurs du califat héréditaire. Pour présenter l’accession des Abbassides à la charge suprême de l’empire islamique sous un jour moins polémique, la maîtrise du passé omeyyade était donc absolument nécessaire.
Tout cela se conjuguait pourtant aussi avec des périodes de rejet ponctuelles des ancêtres omeyyades : Antoine Borrut note entre autres choses que lors des troubles internes au calife abbasside, il est fait mention de nombreuses ḫuṭba où l’on maudit le nom de Mu‘āwiya. Reprenant les mots de M. Lauwers, A. Borrut rappelle que « nommer avait une signification forte. Plus qu’un signe de reconnaissance, le nom était constitutif de la personne […], en récitant les noms des morts, on assurait leur ‘mémoire’, on les rendait presque présents parmi les vivants » (10).
Après un travail sur ces lieux de mémoire immatériels, le chercheur propose un travail sur les espaces de la mémoire omeyyade, et notamment l’espace syrien. Son travail part d’un constat : les sources semblent opposer, volontairement ou non, l’espace syrien c’est-à-dire omeyyade à l’espace irakien, proprement abbasside.
L’historiographie abbasside a probablement renforcé l’ancrage syrien des Omeyyades car cela permet, par ricochet, de renforcer l’ancrage irakien des Abbassides. Pourtant, les Omeyyades avaient déjà, semble-t-il, ancré leur domination et l’expression de leur pouvoir dans l’espace syrien. Pour cela, les califes avaient mobilisé une autorité principale et ancienne : Salomon, dont la signification est positive dans l’imaginaire arabo-musulman.
Mobiliser Salomon, c’était rappeler ses attributs et donc se les approprier. Salomon est un bâtisseur, et en cela il est rattaché au califat omeyyade al-Walīd ibn ‘Abd al-Malik, constructeur de la mosquée omeyyade de Damas. Mais c’est également un roi juste et sage, ce qui explique que sous les éloges des sources omeyyades et abbassides d’un calife comme ‘Umar II, c’est sûrement le précédent salomonien qui affleure.
On notera d’ailleurs qu’ibn Ḫaldūn se livre, quelques siècles plus tard, à une véritable réhabilitation de l’image omeyyade en associant directement la dynastie damascène à Salomon. Antoine Borrut relève d’ailleurs certains éléments prouvant cette stratégie d’inscription de la dynastie omeyyade dans la symbolique salomonienne. Nous en citons quelques-uns. Farazdaq, un poète omeyyade, affirme dans un texte qu’al-Walīd hérite du gouvernement de son père à l’image de Salomon et de David : il s’agit d’un legs de Dieu (niḥlan min allāhi). Dans une apocalypse judéo-arabe, Mu‘āwiya est présenté comme celui qui « restaurera les murs du temple » et Sulaymān comme un « vaillant guerrier, portant le nom d’un roi d’Israël » (11). Enfin, l’art omeyyade traduit bien également ces influences : les bains de Qusayr ‘Amra, dans le désert jordanien, témoignent de ce souci constant de se situer dans la continuité des prophètes ; dans le cas de ces monuments, cela passe par une mise en valeur de la figure d’Adam.
L’affirmation d’une continuité temporelle depuis l’époque de Salomon confère, de fait, aux Arabes une légitimité pour le contrôle des espaces communs avec ces prophètes. Dans les textes, c’est l’espace qui semble unir Salomon et les Omeyyades, à savoir la Syrie.
Antoine Borrut résume ce chapitre en montrant clairement que la mémoire omeyyade semble bien s’être construite autour d’un squelette historiographique ayant eu pour effet de réduire l’histoire du siècle omeyyade à un noyau commun à toutes les sources.
Suite à la récupération de cette mémoire, incontournable on l’a vu par les Abbassides, on voit bien que dès lors, « on s’évertua à cloisonner les mémoires dans des espaces distincts, la Syrie omeyyade s’opposant à l’Irak abbasside » (12).
Les chapitres 5 et 6 constituent des études plus spécifiques centrées sur deux personnages : Maslama ibn ‘Abd al-Malik et ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azīz (ou ‘Umar II). Ces chapitres sont consacrés à l’étude de ce que le chercheur appelle « la fabrique des héros omeyyades » : à partir du travail précédemment effectué, Antoine Borrut part à la recherche des lieux communs fréquemment affectés à ces deux personnages, montrant à la fois que la mémoire omeyyade était toujours très présente à l’époque abbasside mais également que la dynastie irakienne a procédé à la récupération de figures marquantes d’époque omeyyade. Rappelons ici une citation éclairante de J. Dakhlia : « Dans le contexte islamique, tous les souverains, sultans ou califes, quoique dans des registres divers, apparaissent comme autant de ‘rois des lieux communs’, tant les sources accumulent uniquement les topoi du bon et du mauvais gouvernement, égrenant les mêmes exemples, invoquant les mêmes figures ou les mêmes métaphores » (13).
Nous avons choisi de nous concentrer sur l’étude que fait Antoine Borrut de ‘Umar II. Le calife règne entre 717 et 720 et est considéré parfois comme « l’exception omeyyade ». Son règne court explique probablement en grande partie la faible historiographie lui étant consacrée ; pourtant, on retrouve des constructions historiographiques qui visent toujours à faire de lui un calife saint. Des études d’anthropologie sur le personnage et les caractéristiques lui étant allouées ont fait ressortir les éléments fondamentaux de la fabrique du saint : il est sauveur, rédempteur, prophète messianique, agent prédestiné. En effet, « […] le héros n’est jamais simplement donné par l’histoire, mais construit à la fois culturellement, socialement et le cas échéant politiquement » (14).
Après avoir considéré la réappropriation de figures bibliques dans les chapitres précédents, le cas de ‘Umar II est également intéressant car il est un personnage typiquement islamique. Antoine Borrut note justement que dans la tradition islamique, il est décrit et incarne l’idéal du calife tel qu’il sera défini par la suite, notamment par al-Māwaradī au XIe siècle : on insiste particulièrement sur l’importance, pour le calife, d’être doté de ‘adāla (15).
Il y a, de ce point de vue-là, un accord unanime des auteurs aussi bien chiites que sunnites sur bon nombres de ses qualités. Même si ces qualités, reprises dans les sources abbassides, sont des constructions omeyyades, on notera que leur transmission a assuré leur pérennité.
Il est également perçu comme étant prédéterminé à être un bon calife, ayant reçu le titre par Sulaymān ibn ‘Abd al-Malik qui porte le titre de clef de la bonté (miftāḥ al-ḫayr). Chez al-Mas‘ūdī, il est mentionné comme ayant été souverain avec humilité (tawāḍu‘), dévotion (nask), ascétisme (tazahhud), piété (dīn) (16).
Les chercheurs se sont intéressés, depuis, aux liens qui ont pu être tissés entre la figure de ‘Umar I, ibn al-Ḫaṭṭāb, et celle de ‘Umar II. Il semblerait que les deux personnages aient été liés par la famille : la mère de ‘Umar II aurait été la petite-fille de ‘Umar ibn al-Ḫaṭṭāb. Que cela soit réel ou non, la mention d’une telle parenté était nécessairement une source puissante de légitimation.
À la figure de ‘Umar II furent également associées de fortes attentes eschatologiques : les textes le perçoivent comme mahdi ou muǧaddid, comme destiné à « remplir le monde de justice » (yamlā al-arḍ ‘adālan). Pour Antoine Borrut, cela s’explique en grande partie par les légendes circulant quant aux événements associés à l’an 100 de l’Hégire. Mais également dans le cadre de l’élaboration progressive du concept de sunna du prophète. ‘Umar II est d’ailleurs décrit comme invitant son entourage à se conformer au kitāb Allāh wa sunna nabiyyihi.
Dans la conclusion d’un de ces premiers articles (17), Antoine Borrut, à la manière de Le Goff dans son Saint-Louis, se demande si ‘Umar II a bien existé, s’il n’est pas la figure archétypale du calife saint dans la tradition islamique. En faisant du personnage un archétype du bon gouvernement, les auteurs islamiques auraient ainsi établi un pont entre le passé et le présent, auraient mis en avant une autorité charismatique brisant les normes d’une époque pour faire revivre un âge d’or depuis longtemps révolu, un passé mythique perdu, dont l’incarnation était ‘Umar ibn al-Ḫaṭṭāb.
Antoine Borrut décrit lui-même le dernier chapitre de sa thèse comme exploratoire. L’objectif est le suivant : mettre au jour la profonde cohérence supposée unissant, dans l’histoire du Šām, la période allant de la fondation du Dôme du Rocher en 692 à l’abandon d’al-Raqqa comme résidence califale, par Hārūn al-Rašīd. Et derrière cette première question surgit une seconde : quel fut le sens donné à l’espace syrien à moment-là, quel fut l’exercice du pouvoir au sein de cet espace ?
Comme le montre l’auteur, répondre à cette question passe nécessairement par l’étude de plusieurs types de sources et notamment par l’étude du paysage architectural califal. En effet, Ch. Robinson considère que l’on peut dater le début d’un État islamique à l’époque de la construction de ce Dôme du Rocher par ‘Abd al-Malik. Cette construction traduit, selon Antoine Borrut (18), l’objectif du calife de « fabriquer un paysage califal et islamique, […] de définir une identité politico-culturelle, en termes visuels » (19). Cet effort de la dynastie de Damas pour créer un véritable langage visuel sera par ailleurs retenu à sa charge par ses détracteurs comme symbole de sa nature monarchique.
À ces constructions architecturales s’ajoutent une conception patrimoniale du pouvoir : ‘Abd al-Malik s’appuie largement sur sa famille pour asseoir son pouvoir, via des nominations à des postes stratégiques. C’est ce que Ch. Décobert a considéré comme une pratique de domination combinant un mode de pouvoir personnel mais non charismatique et une pratique d’appropriation familiale de l’espace d’exercice de ce pouvoir (20). Ce système, également très développé sous le règne de Marwān I (684-685), contribue à l’appropriation du territoire par le calife, un territoire où les gouverneurs négocient leurs allégeances au souverain, contre une part du revenu de la province.
Antoine Borrut y voit deux conséquences majeures, à long terme : cette pratique de l’autorité à l’échelle locale sert de véritable « école du pouvoir pour les princes omeyyades » (21) et participe d’un processus de régionalisation des pouvoirs marwānides.
Une autre caractéristique du pouvoir, relevée par le chercheur et qui nous paraît primordiale, est celle de l’exercice mobile du pouvoir. Antoine Borrut reproduit ici l’un des rares textes à nous renseigner sur l’exercice du pouvoir marwānide, que l’on attribue à al-Balāḏurī :
« ‘Abd al-Malik passait l’hiver à al-Ṣinnabra dans [le jund] du Jourdain. Lorsque l’hiver s’était écoulé, il se rendait à al-Jābiya, où il ordonnait que l’hospitalité soit offerte à ses compagnons ; [là], il distribuait du bétail à ces derniers en fonction de la quantité fixée selon leur rang. Après les premiers jours de mars, ‘Abd al-Malik faisait son entrée à Damas et s’installait à Dayr Murrān, jusqu’à l’arrivée des grandes chaleurs de l’été » (22).
On note donc que cette mobilité suit le rythme des saisons. Il semble également qu’elle caractérise d’un mode de gouvernement où le souverain réunit en lui l’intégralité des fonctions et des représentations symboliques du pouvoir. Cette itinérance apparaît donc comme un moyen pour le souverain de prendre possession de son royaume, aussi bien de manière réelle que symbolique.
Néanmoins, même si le déplacement du calife suit les saisons, il obéit également à des impératifs de gouvernance et révèle une topographie du consensus et du conflit, elle-même révélatrice, selon Antoine Borrut, de la complexité et du caractère changeant des dynamiques de pouvoir (23). On retrouve donc un enchevêtrement réel du calendrier religieux et politique : l’hiver est le temps du conseil quand l’été est celui de l’action.
Pour illustrer son propos, Antoine Borrut propose de s’arrêter sur le cas des châteaux omeyyades du désert, comme expression de cette mobilité du pouvoir.
Ces châteaux ont été découverts au XIXe siècle. La première théorie quant à leur utilisation a été proposée par H. Lammens : ce dernier développe l’idée d’un atavisme arabe pour le désert. J. Sauvaget y voit plutôt l’expression d’une colonisation agricole du Šām par les Omeyyades. H. Gaube pour sa part propose de voir les châteaux comme des lieux de contact entre le pouvoir califal et les tribus sur le modèle d’une politique empruntée aux Ghassanides.
En somme, il semble tout à fait impossible de réduire ces châteaux omeyyades à une fonction unique. Bien au contraire, cette polyvalence des installations retrouvées dans ces constructions est en parfaite adéquation avec le contexte du patrimonialisme omeyyade. La mobilité califale semble donc venir se greffer sur cette monumentalité inscrite dans le paysage.
Néanmoins, ce système de gouvernement semble avoir été à l’origine de conflits d’intérêt dépassant parfois le simple cadre des circuits marwānides ou sufyānides.
La mobilité du calife et parfois sa fixation dans un endroit spécifique entraînent également la délégation du pouvoir, judiciaire notamment. Ces mutations politiques sont à l’origine de la prise d’importance des cadis, représentants religieux du calife, qui s’imposent désormais comme de véritables concurrents vis-à-vis des gouverneurs et des élites locales. Avec les réformes fiscales, monétaires et surtout religieuses – la définition d’une orthodoxie – deux groupes entrent en confrontation : les puissants locaux et les gouverneurs, c’est-à-dire un ensemble qui est né du mouvement de patrimonialisme omeyyade et les cadis et les oulémas, c’est-à-dire le groupe qui prend progressivement du poids quand les questions religieuses d’orthodoxie et d’hétérodoxie deviennent cruciales pour le pouvoir.
À l’image des Omeyyades, les Abbassides se réapproprient ce pouvoir fondé sur le patrimonialisme. Le Šām devient une terre stratégique, à défaut d’être la terre du califat : l’objectif du calife est de pouvoir déléguer le pouvoir sans générer un rival trop puissant, capable de s’autonomiser.
L’étude de l’historiographie peut être un important objet d’étude, en témoigne ce travail d’Antoine Borrut. Par sa minutieuse reconstruction des stratifications omeyyades et abbassides, par sa recherche tout aussi précise des topos mis en pratique par les différents pouvoirs syriens et abbassides, le chercheur montre comment l’histoire fut un puissant objet de légitimation dont l’appropriation et la reconstruction ne cessa d’être un enjeu au cours des quatre premiers siècles de l’islam médiéval.
Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Brill, Leyde, 2011
Notes :
(1) Cl. Guillot, Exégèse, p. 8, 200 et 207, cité p. 107.
(2) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 115.
(3) Deux textes sont préservés : les dictionnaires d’ibn ‘Asākir (m. 1176) et d’ibn al-‘Adīm (m. 1262).
(4) Notamment P. Crone et M. Hinds, Hagarism.
(5) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 139.
(6) A. Borrut note néanmoins un tournant dans la lecture de l’histoire par les chroniqueurs chrétiens au milieu du VIIIe siècle : il semblerait que les chroniqueurs cessent alors de s’appuyer sur le livre de Daniel, qui propose une lecture apocalyptique de l’histoire et se tournent vers le livre d’Isaïe, proclamant la toute-puissance divine sur l’histoire. Ibid., p. 156.
(7) Ibid., p. 180.
(8) Ibid., p. 186.
(9) Ces derniers, après avoir été utilisés par la da‘wa abbasside, sont rapidement marginalisés par les nouveaux souverains de Bagdad.
(10) M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, p. 106, cité p. 201.
(11) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 222-223.
(12) Ibid., p. 225.
(13) J. Dakhlia, Le divan des rois, p. 12, cité p. 283.
(14) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 284.
(15) Il s’agit d’un état de perfection morale et religieuse.
(16) Pour ces précisions sur le contenu des textes, voir A. Borrut, « Entre tradition et histoire : genèse et diffusion de l’image de ‘Umar II », in Mélanges de l’Université Saint-Joseph. Regards croisés sur le Moyen Âge arabe, 2005
(17) Ibid., p.42. Cet article publié en 2005 a été repris en intégralité dans la thèse du chercheur pour former le chapitre que nous sommes en train de traiter.
(18) Ch. Robinson, ‘Abd al-Malik, p. 6, cité p. 386.
(19) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 386.
(20) Ch. Décobert, « Notules sur le patrimonialisme omeyyade », p. 229, cité p. 391.
(21) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 392.
(22) AL-BALĀḎURĪ, Ansāb al-ašrāf, p. 200, cité p. 389.
(23) A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 399.

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